La paix des ruches, de Alice Rivaz
Les éditions Zoé viennent de rééditer La paix des ruches d'Alice Rivaz, figure importante de la littérature romande peu connue au-delà des frontières suisses : un petit roman initialement publié au lendemain de la seconde guerre mondiale (éditions Luf, Paris, 1947) où une femme ose ouvertement analyser la dépendance spirituelle des femmes et prendre la parole en leur nom.
Dans la préface, l'essayiste Mona Chollet - dont le travail porte essentiellement sur la condition féminine et le féminisme -, loue la modernité de ce roman «en avance sur son temps» publié deux ans avant Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, et dans lequel on retrouve de nombreux thèmes qui seront développés ultérieurement par les écrivaines féministes et notamment par elle-même (1).
Jeanne Bornand, jolie femme en quête d'amour idéal n'ayant pas désiré d'enfants, a été déçue par son mariage. Elle raconte les désillusions et les frustrations quotidiennes de sa vie de couple comme ses craintes de femme arrivée à la quarantaine, notant dans son carnet ses observations sur le comportement de son mari, ses sensations et ses rêves, comme le contenu de ses conversations, notamment avec ses collègues féminines de l'office de dactylos de Lausanne dans lequel elle travaille, ou avec sa vieille amie Elisabeth aux tendances mystiques.
Et c'est ainsi uniquement à partir du modeste vécu de son héroïne narratrice ou de celui révélé par ses quelques connaissances, auquel s'ajoute malheureusement le poids de ses préjugés, que l'auteure nourrit une réflexion générale sur la condition masculine et féminine, sur l'impossible amour conjugal et l'impossible amitié entre les sexes.
1) Thèmes de la double journée de travail, du "mansplaining",de la relation complexe à la beauté et à la mode, de la peur panique de vieillir...
La paix des ruches est moins un journal intime qu'un roman intimiste tout en remémorations, où l'auteure tente d'analyser ce vécu - un roman dont les moteurs d'écriture, s'apparentant à ceux de Virginia Woolf, délaissent toute intrigue. Et, comme le fit avant elle la célèbre écrivaine britannique (2), Alice Rivaz y pointe la difficulté des femmes à écrire. Son héroïne a en effet besoin de solitude pour apprivoiser ses pensées, à l'instar de cet «homme aux oiseaux» attirant facilement ces derniers qui le quittent néanmoins dès qu'ils sentent une autre présence.
Aussi Jeanne ne peut-elle écrire dans son carnet qu'en l'absence de son mari, ce répit solitaire lui permettant de se retrouver : «Certaines présences, surtout celle de mon mari, me coupent de mes propres racines, m'empêchent même de m'approcher de moi».
Et ceci d'autant plus que si elle tente d'écrire à son côté, ne pouvant comprendre qu'une femme puisse écrire autre chose qu'une lettre ou tenir des comptes domestiques, il ne se prive pas de la railler :
«- Ainsi Ma-da-mé-crit-son-journal... / - Ou bien si c’est un roman par hasard que tu t’es mise en tête d’écrire ?/ - Lis-moi ce chef d’oeuvre... Je suis tout oreilles».
2) En 1929, Virginia Woolf publiait son essai Une chambre à soi, analysant les conditions historiques, sociales et psychologiques de l’écriture féminine
Affiche des années 1930
Menée sur fond de nouvelle guerre imminente (3), ce qui renforce le découragement d'une auteure aspirant profondément à la paix et son animosité contre ces hommes guerriers qui vous entraînent dans leurs «carnages déments», cette réflexion ne saurait se dissocier du contexte des mouvements pacifistes de l'époque.
D'où un titre virulent sous son apparence paisible, la perfection de la société des abeilles ne pouvant être atteinte qu'au prix du sacrifice des hommes :
«Qui sait si une des conditions de cet état de perfection ne fut pas la mise hors jeu, méthodiquement voulue et opérée, des mâles trublions. Les sacrifier de toute façon une fois leur rôle de mâle rempli, ceci afin que la ruche vive, prospère, continue.»
Un titre qui résonne comme un avertissement.
3) Le roman se déroule en 1939/1940, la guerre d'Espagne se terminant et le second conflit mondial se profilant
La réflexion d'Alice Rivaz se développe en trois temps dans trois parties dont le ton évolue progressivement. Et s'il ne s'agit pas a priori d'une pensée dogmatique ou d'un discours idéologique, il n'en reste pas moins que, allant du particulier au général, elle la conduit comme la démonstration d'une thèse : celle d'un amour entre hommes et femmes s'avérant impossible dans les faits en raison de leurs différences insurmontables.
«Je crois que je n'aime plus mon mari», affirme son héroïne dans l'incipit de la première partie consacrée à son amour déçu. Avec un certain mordant et beaucoup d'amertume, cette dernière y expose les griefs envers son mari motivant la fin de cet amour qu'elle lui portait. C'est une partie illustrant les capacités d'introspection d'une femme doublement trompée qui non seulement a vu celui qui l'avait conquise devenir un autre homme mais la transformer elle-même d'amoureuse en ménagère et cuisinière. D'où sa virulence contrastant avec la tendresse de son évocation de ses relations avec ses collègues féminines au bureau.
Solidaire de ses «soeurs» et passant de plus en plus souvent du "je" à un "nous" englobant, la narratrice qui, malgré sa déception, n'a pas trouvé la force de quitter son mari s'intéresse néanmoins encore aux autres hommes, peinant à renoncer à sa soif d'absolu. Aussi, sans doute pour se convaincre du caractère insensé de cet espoir, développe-t-elle dans cette seconde partie moult considérations étayant ces différences entre les sexes qui empêcheraient la réalisation de cet idéal amoureux qu'elle partage avec Rilke : un homme mais surtout un poète rêvant d'un "autre amour" réunissant "deux solitudes qui mutuellement se protègent, s'entrelimitent et se saluent".
Commençant de manière onirique, la troisième partie, plus apaisée du fait du renoncement déjà opéré à cet amour de l'ordre du rêve, s'ouvre au débat de Jeanne avec un homme rencontré chez son amie, s'enrichissant ainsi d'un point de vue masculin venant renforcer ses convictions sur la question : «Je parlais au nom de mes sœurs et lui de ses frères. Nous exagérions et schématisions à plaisir.»
Un débat en forme de jeu entre deux interlocuteurs partageant les mêmes croyances, à savoir l'impossibilité d'un amour véritable entre hommes et femmes.
«Il n'est d'amour que rêvé», peut alors conclure péremptoirement l'héroïne, et la seule «tendresse durable» dont sont capables les hommes comme les femmes, s'avèrerait verticale (descendante ou ascendante), unissant parents et enfants.
Dans une écriture introspective visant l'objectivité, l'auteure tente ainsi de comprendre et d'expliquer. L'acuité indéniable de son analyse sur certains points, quand elle ne s'embourbe pas dans les clichés, ne s'exprime pas, comme on pourrait s'y attendre, dans une écriture sobre au scalpel mais dans des phrases parfois longues et sinueuses usant en abondance de métaphores originales et très parlantes (avec un goût certain pour les comparaisons végétales). Et l'on prend vraiment plaisir à lire cette belle écriture poétique alliant finesse et clarté.
Alice Rivaz se positionne certes du côté des femmes au nom desquelles elle parle le plus souvent («nous» - les femmes, les femmes mariées - / «comme nous toutes»/ «comme nous le sommes» ...), mais on ne peut pas pour autant parler de sa part de féminisme. Car sa réflexion est totalement sous-tendue par ces mêmes croyances sur lesquelles s'appuie la pensée machiste. Et s'il fut publié deux ans avant Le deuxième sexe, la contribution de La paix des ruches à la cause féminine est sans commune mesure avec celle de Simone de Beauvoir !
Outre que généraliser à partir d'un matériau de départ si personnel, si restreint, prête à rire, toute cette réflexion de l'auteure se fonde en effet sur l'intériorisation profonde de l'existence de différences essentielles qui caractériseraient chacun des sexes. Hommes et femmes seraient deux «races étrangères» ne pouvant se comprendre même quand elles partagent leur demeure, leur lit et leur vie ! Alors que «entre femmes, on sait à peu près de quoi il retourne, ce qui est noir pour l'une l'est en général pour l'autre», et que l'on peut goûter la «délectable jouissance des confidences et des aveux».
Et l'auteure, sans une once de doute, reprend tous les clichés les plus convenus. «Le vin, les guerres, la pêche à la ligne, les affaires, l'horrible chasse, la politique, l'art, le service militaire ...» rempliraient quasi naturellement la vie des hommes tandis que les femmes ne parleraient que «robes et chapeaux», partageant «cette excitation du shopping». Des femmes faites pour «préserver, ranger, conserver tout dans le meilleur état possible» alors que les hommes, aveugles, égoïstes et vaniteux et ayant un «grand pouvoir d'oubli» ne s'occuperaient qu'à défaire ce que les femmes font. Sans compter que «les choses de l'esprit n'intéressent pas les femmes» qui très jeunes attendent le grand amour et «pour tromper [leur] faim sont premières en classe».
Alice Rivaz, niant les individualités, semble convaincue que l'appréhension du monde de ces femmes «pétries de la même argile » n'est pas de la même nature que celle des hommes : «C'est là une tendance tellement féminine. Rien ne nous apparaît que concrétisé, incarné. (...) Nous rattachons chaque idée à l'expérience vécue, à un fait tandis que vous, c'est votre cerveau qui fonctionne. Vous édifiez vos jugements dans l'abstrait.»
Pourtant, soulignant avec une pointe de dérision la passivité et la soumission féminines, elle a néanmoins conscience de la puissance des représentations masculines sur l'image que ces femmes se font d'elles-mêmes, et du «cercle vicieux» qu'elle induit : «nous savons bien ce que les hommes ont dit des femmes. Leurs poèmes, leurs tableaux, leurs sculptures (…) nous renchérissons sur ce qu'ils attendent de nous » pour essayer de «mériter cet amour qu'ils nous portent».
Mais elle n'arrive pas à pousser plus loin sa réflexion, essentialisant totalement l'homme. Il semble en effet que pour elle on naît homme et que l'on ne peut rien contre leur nature qui reprend toujours le dessus :
«déjà quand nous étions petites filles, nos poupées si bien soignées et dorlotées, dès qu'ils s'en emparaient un moment, ils trouvaient toujours le moyen de les casser et de leur démonter la tête et le corps pour voir ce qu'il y avait dedans. Ils les éventraient pour en regarder couler le son, comme du sang. Déjà.»
Elle n'entrevoit pas combien les mères notamment, influencent aussi par leur éducation la représentation virile que se font les hommes d'eux-mêmes : «ce que en tant que mères nous réprimions chez nos petits, nous l'admirons chez nos petits devenus hommes».
Impossible donc, dans cet état d'esprit et de croyances, d'envisager une relation avec un homme en tant que personne : «Il m'est arrivé de me le demander et de répondre "oui " par crainte d'oser répondre "non". Vouloir «une relation entre deux êtres humains et non plus entre l'homme et la femme» est pour elle illusoire, ce ne peut appartenir qu'au domaine du rêve !
Outre que j'en ai apprécié la belle écriture introspective et poétique, j'ai finalement lu La paix des ruches avec un amusement rétrospectif, mon irritation face à la surabondance des clichés sur les sexes s'estompant au regard de l'époque à laquelle il fut écrit. Et la lecture de ce roman qui, loin d'être en avance sur son temps, semble l'exact reflet de cette époque (ce qui lui donne paradoxalement son intérêt), s'est même avérée pour moi rassérénante. Car il faut se rappeler d'où l'on vient pour réaliser combien malgré tout on a avancé depuis.
La paix des ruches, Alice Rivaz, Zoé 2022 (édition originale : Luf, 1947), 144 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Rivaz
On peut lire la préface de Mona Cholet : ICI