Il faut y aller, maintenant, de Emmanuelle Heidsieck

Publié le par Emmanuelle Caminade

Il faut y aller, maintenant, de Emmanuelle Heidsieck

Emmanuelle Heidsieck est une écrivaine engagée à la verve satirique, une sorte de lanceuse d'alerte qui utilise la fiction pour avertir et inciter à réagir. A résister. S'appuyant sur une réalité précise et souvent très pointue, cette juriste de formation à l'écriture vive et acérée déploie en effet son imagination avec humour et sensibilité pour illustrer de manière pertinente les dérives de notre monde contemporain en poussant à son paroxysme leur logique afin de mieux nous en faire mesurer la gravité.

Après deux recueils de nouvelles, ses très courts et singuliers romans éclairent ainsi depuis près de vingt ans, avec une grande constance et cohérence et souvent de manière prémonitoire, l'inquiétant démantèlement de notre modèle social et l'affaiblissement de nos valeurs républicaines dans un monde où tout devient marchand, où le profit remplace l'intérêt général.

Notre aimable clientèle (Denoël, 2005) pointait déjà les dégâts à venir d'une gestion néo-libérale du chômage et Il risque de pleuvoir (Seuil, 2009) mettait en lumière l'intense lobbying des grands assureurs privés pour s'approprier l'assurance maladie. Des vacances d'été (Léo Scheer, 2011) s'attachait à l'impact des nouvelles classes moyennes sur le dialogue social, tandis que la percutante dystopie A l'aide ou le rapport K (Inculte, 2013) décrivait un monde effrayant où rendre service de manière désintéressée devenait un délit sévèrement réprimé. Dans Trop Beau enfin (éditions du Faubourg, 2020), l'auteure dénonçait avec beaucoup de fantaisie la montée de l'individualisme au travers des effets pervers des luttes contre les discriminations, et dans Il faut y aller,  maintenant, sixième roman plus politique que social, elle imagine qu'une dictature vient de s'instaurer en France.

 

Deux ans après ce coup d'état militaire, Inès, bourgeoise de plus de soixante-dix ans à la sensibilité de gauche, s'est enfin décidée à partir, la situation ayant dégénéré ces derniers mois. Elle sait en effet désormais qu'elle fait partie des personnes potentiellement visées risquant une arrestation arbitraire voire une exécution sommaire. Aida, son ancienne employée mauricienne, elle aussi vulnérable car de religion musulmane, lui a gentiment proposé de l'accueillir dans sa famille à l'île Maurice.

Dans l'appartement parisien d'Inès, toutes deux attendent avec angoisse le mari d'Aida qui est en retard. Il doit en effet les emmener subrepticement dans une en camionnette de livraison jusqu'à l'aéroport du Bourget, un passeur de confiance leur ayant réservé une place dans un avion privé devant décoller dans quelques heures.

Avant de quitter cet appartement empli de souvenirs et d'abandonner sans espoir de retour le pays de ses ancêtres, d'abandonner ses morts, Inès, perdue dans ses pensées, revient sur sa vie et son histoire familiale comme sur les nombreux signes avant-coureurs de la catastrophe qu'elle n'a pas su voir venir, se reprochant son inaction, sa lâcheté.

 

 

Il faut y aller, maintenant  est à peine un roman d'anticipation tant le décalage avec notre époque semble mince (1), ce qui le rend d'autant plus glaçant. Et Emmanuelle Heidsieck y reprend des personnages de ses deux premiers romans, qu'ils soient mis en scène ou seulement évoqués, conférant ainsi plus de véracité à cette histoire en la rendant familière à ses lecteurs.

Nous pénétrons ainsi le cerveau d'Inès de nombreuses années après avoir pénétré celui de son premier mari Antoine lors de l'enterrement de sa sœur Marina qui les avait réunis dans Il risque de pleuvoir. Et nous retrouvons Robert Leblanc (converti en passeur), le salarié modèle de Notre aimable clientèle qui a conservé tout son altruisme, toute son humanité. Un personnage qui semble vraiment le dernier spécimen d'une espèce en voie de disparition faisant passer l'intérêt général avant son intérêt personnel.

Reprenant à bon escient cette technique du "dialogue implicite" utilisée par Camus dans La Chute, l'auteure donne à sa narratrice une interlocutrice s'avérant muette, à une exception près (2). Ce monologue s'apparentant plus à une confession qu’à une discussion permet ainsi à son héroïne, à l'instar de Clamence, de faire son propre procès en nous tendant le miroir, faisant aussi le procès de son temps.

Et Aida semble surtout là pour incarner le contraste entre cet individualisme, cet égoïsme ayant gangréné nos sociétés modernes et l'entraide, la solidarité et l'hospitalité de la société traditionnelle dont elle est issue. Tout au long du texte Inès, se confondant en remerciements, insiste en effet sur sa gentillesse et sa générosité, stupéfiantes pour elle : «Vous m'invitez chez vous, vous m'accueillez. Je suis tellement abasourdie, je n'ose vous dire, c'est un geste, je n'en reviens pas, vous ne me laissez pas tomber, je ne suis pas habituée à ça, vous savez, ici à Paris, on doit le reconnaître, ça a toujours été un peu le chacun pour soi ».

 

On entre dans le vif du sujet sans le moindre préliminaire : dans une sorte de flux de conscience mêlant habilement constats anxiogènes, questionnements inquiets, réflexions se voulant rassurantes et souvenirs, divaguant et rebondissant par associations d'idées, les différents éléments de la situation se mettant progressivement en place. Et, distillant le suspense de l'attente, l'auteure adopte une construction originale, simple et efficace.

Si l'action se déroule sur quelques heures seulement, l'attente des deux femmes, leur semblant interminable, se dilate en effet dans six chapitres qui, du salon au bureau en passant par la salle à manger, la cuisine et les chambres, résonnent comme un adieu aux diverses pièces de cet appartement ayant vu vivre l'héroïne, sollicitant la mémoire de ces lieux, de ces objets et meubles transmis entre générations et de ces papiers de famille qu'il renferme. Puis l'on quitte cet appartement comme à reculons dans l'entrée, le violent arrachement de ce septième chapitre se réduisant à la seule phrase éponyme : «Il faut y aller, maintenant.» Les deux derniers chapitres nous conduisent alors à l'aéroport du Bourget puis dans l'avion où l'héroïne narratrice, abandonnant le temps présent (et le passé de la plupart de ses courts flashes-back), peut enfin se projeter au futur dans sa nouvelle vie sur l'île Maurice. Une nouvelle vie qui, au seuil de sa vieillesse, prend les couleurs d'un retour à l'insouciance et l'innocence joyeuses de l'enfance.

1) Quelques indices disséminés nous permettant de situer l'action autour de 2025/2027 maximum

2) Emerge ainsi de ce texte intégrant questions et réponses de la narratrice un bref échange effectif entre Inès et Aida matérialisé par des tirets avec retour à la ligne

Les signes avant-coureurs d'une dictature

 

L'auteure nous invite à prendre au sérieux les menaces d'une dictature, insistant sur ces signes avant-coureurs que l'on ne voit pas ou dont on minimise l'importance.

Outre qu'elle fait remarquer qu'une partie de la police, de la gendarmerie et de l'armée déjà tentée par les dérives autoritaires se ralliera «avec entrain» à un pouvoir fort, et que les changements commencent toujours par les médias, les journalistes étant remplacés par des propagandistes, elle souligne aussi combien sont alarmants ces glissements sémantiques, ces euphémismes qui, en ne nommant pas les choses par leur nom, les banalisent.

Elle met en lumière le fait que si l'on ne réagit pas comme on le devrait, c'est que tous ces propos alarmants que l'on entend sur les ondes sont dilués, diffusés en même temps que des informations intéressantes et joyeuses qui rassurent :  «Quand je pense à ce qu'on entendait sur les ondes les années précédant le coup d'Etat»/ «On ne comprenait pas parce qu'on avait des télescopages». Elle signale surtout que toutes les dictatures se ressemblent «comme s'il n'y avait pas trente-six façons de faire, même au XXIème siècle, les mêmes ingrédients : un parti fort, des citoyens qui se mettent à son service et qui dénoncent leurs voisins en échange d'une certaine tranquillité et de quelques avantages, des miliciens en noir ou en kaki, avec des rangers, le bruit des bottes, les camions qui freinent et les soldats qui descendent (...)».

Et elle rappelle que, comme nous l'a montré la dictature Chilienne en 1973, «Etat totalitaire à l'ancienne, classique» et «ultralibéralisme» sont pleinement compatibles.

 

Une réflexion sur la lâcheté et la culpabilité

 

Au-delà de la honte d'appartenir à la même espèce que les auteurs des crimes, Inès est envahie par la culpabilité, se reprochant son aveuglement, sa passivité et même sa lâcheté. Et Emmanuelle Heidsiek pointe les failles mémorielles dans lesquelles s'est immiscée l'extrême-droite en France au travers de cette héroïne désenchantée dont elle insère le sentiment de culpabilité dans une histoire familiale rejoignant la grande Histoire.

Elle revient ainsi sur ces massacres nazis - "nœud central de l'histoire européenne du XXème siècle" - et, évoquant ces "Mitlaüfer" allemands (3) ayant «marché avec le courant», elle s'attaque au déni français de responsabilité. Déni de responsabilité de la part de cette classe politique qui en 1942 savait déjà ce qui se passait dans les camps, mais aussi de la masse de ces citoyens ordinaires tirant innocence de leur ignorance. Des citoyens qui, comme les parents de son héroïne, n'étaient ni «victimes ni bourreaux», «ni collabos, ni résistants».

Rien n'est définitivement acquis en ce monde à commencer par notre modèle social républicain. Et pour mieux l'illustrer, l'auteure retrace l'histoire du grand-oncle maternel d'Inès, mort en 1935 sans avoir connu la shoah. Cet homme plein d'espérances dont son  héroïne aurait voulu avoir le courage - ce courage qui nécessite peut-être de croire encore à de grands idéaux -, était mu par sa ferveur socialiste et sa croyance aux valeurs de la République naissante. Il  fut lié à l'affaire Malvy (4) - "le Dreyfus de la grande Guerre", préférant prendre le risque de ruiner sa carrière plutôt qu'accabler son ministre de tutelle comme on le lui avait demandé. Et  Paul T., sorte de "juste" comme Robert Leblanc, modèle d'intégrité et de courage, se retournerait sans doute dans sa tombe s'il voyait ce qu'est devenu son pays. Un héros, qui certes connut des désillusions et des souffrances, mais qui eut au moins la chance de mourir «sans savoir qu'un jour ce sera l'apocalypse».

3) Cf le livre de Géraldine Schwartz,  Les Amnésiques
4) https://www.senat.fr/evenement/archives/D40/malvy1.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il faut y aller, maintenant, Emmanuelle Heidsieck, éditions du Faubourg, 6 janvier 2023, 120 p.

 

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuelle_Heidsieck

 

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter le premier chapitre : ICI

 

 

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Publié dans Fiction

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