Bolla, de Pajtim Statovci
Sorti en Finlande en 2019, où il remporta le prestigieux prix Finlandia, Bolla est le troisième roman du brillant et précoce écrivain d'origine kosovare Pajtim Statovci. Traduit du finnois par Claire Saint-Germain, comme les précédents (1), il vient d'être publié par Les Argonautes, toute jeune maison d'édition avec laquelle il va falloir désormais compter (2).
Si cet auteur semble fasciné par la portée symbolique des légendes et aime s'abandonner à la liberté d'un imaginaire parfois onirique, il trempe néanmoins avant tout sa plume dans la réalité. Ce puissant roman introspectif d'une splendide écriture métaphorique s'ancre ainsi dans la mythologie albanaise pour aborder sans concessions le monde violent dans lequel nous vivons au travers du lourd vécu de deux jeunes héros imparfaits et faillibles confrontés à des circonstances extrêmes. Bolla est ainsi une histoire d'amour et de désir, comme de destruction, de peur, de colère et de haine qui met en scène des individus ne méritant a priori aucun pardon rédempteur, l'auteur tentant surtout de comprendre leur déchéance.
L'histoire débute à Pristina en 1995 durant les guerres de Yougoslavie, dans un Kosovo où les Albanais sont victimes des discriminations et des exactions serbes.
Arsim, étudiant albanais travaillant dans un restaurant pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa femme Ajshe, rêve de devenir écrivain et d'écrire un «livre se situant dans l'ancien temps, un récit sur la guerre, peut-être sur l'humiliation subie par les Albanais depuis des siècles, l'histoire d'amour la plus haletante qu'on ait déjà lue».
Il rencontre un jour le Serbe Miloš, déterminé, lui, à devenir chirurgien. Et c'est un coup de foudre mutuel dans un contexte où pourtant «Albanais et Serbe sont devenus des insultes». Les deux jeunes-gens se laissent aller au désir qui les enflamme tout en cachant cet amour socialement réprouvé, Arsim se voyant alors contraint à mener une double vie.
Mais la guerre qui embrasera le Kosovo devient imminente (3) : «il n'y a plus longtemps à attendre avant que Dieu ne tourne définitivement le dos à cet endroit et alors le diable se montrera».
Arsim, devenu père, se résout ainsi tristement à quitter son amant pour mettre sa famille en sécurité à Sofia où il compte demander asile, tandis que Miloš, dont le désespoir se mue en haine sauvage, s'engage dans l'armée serbe. Et après ce court moment de bonheur partagé trouvant sa lumineuse apogée dans une échappée estivale paradisiaque dans la cité balnéaire d'Ulquin, tous deux s'enfonceront dans l'enfer, chacun à leur manière...
1) Mon chat Yugoslavia, Denoël, 2016 et La Traversée, Buchet-Chastel, 2021
2) Après une première publication marquante le mois dernier avec le magnifique La vierge néerlandaise de la néerlandaise Marente De Moor
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Kosovo
Avec une admirable maîtrise, Pajtim Statovci construit une somptueuse architecture narrative.
Il opte tout d'abord pour une double narration à la première personne où chacun de ses héros peut livrer crûment ses sensations, ses sentiments et ses pensées les plus profondes ou inavouables : une sincérité tranchant avec leurs silences ou leurs propos mensongers et rompant sur bien des sujets avec les clichés, les tabous et les conformismes sociaux. Et, outre qu'il réussit ainsi à montrer que le regard extérieur porté sur l'autre par chacun des amants ne permet pas de le connaître vraiment, cela donne à Bolla la force de l'authenticité et, loin de toute provocation stérile, incite le lecteur à la réflexion.
L'auteur introduit de plus un très signifiant décalage temporel entre ces deux récits qui, s'ils semblent parfois se répondre, n'arrivent jamais à se rejoindre véritablement, le dialogue entre Miloš et Arsim ne pouvant plus se rétablir après leur séparation.
Dans le premier fil, Miloš tient ainsi après la guerre un journal intime aussi dérangeant que bouleversant s'adressant à Arsim et s'apparentant parfois à une confession : un journal fragmenté, exalté et chaotique, révélant le désordre croissant de son esprit – ce qui se répercute jusque dans la présentation typographique (4). Il y décrit les horreurs de la guerre auxquelles il a participé et sa vie à l'hôpital psychiatrique dans lequel il est interné dans des conditions inhumaines, revient sur la magie de leur rencontre et leur douloureuse séparation, imagine la vie d'Arsim à l'étranger ou remonte jusqu'au traumatisme d'une enfance violente sordide dont il ne lui avait jamais parlé. Et ce fil va s'amenuisant, semblant se figer sur l'année 2000 avec de rares incursions finales en 2001 et 2002.
De manière beaucoup plus linéaire et étoffée, Arsim raconte sa vie en trois parties. La première qui va de leur rencontre et leur vie commune à leur séparation couvre l'année 1995 (à l'exception d'un bref flash-back sur le mariage d'Arsim quatre ans auparavant). La seconde nous transporte en 2003 dans cette ville étrangère où il s'est réfugié avec sa femme, travaillant comme ouvrier et élevant dans la violence ses trois enfants – les abîmant sans doute pour la vie. Jusqu'à ce que, après avoir purgé une peine de prison, il soit expulsé du pays et retourne au Kosovo. Et la troisième partie raconte sa nouvelle vie en 2004 dans une Pristina méconnaissable où, après cette longue absence de l'un à l'autre, il finira par partir à la recherche de Miloš, imaginant pouvoir retrouver le beau et séduisant jeune homme qu'il avait aimé avec passion.
4) Surgissement de mots en lettres capitales, absence de ponctuation et majuscules, retours à la ligne inopinés et parfois mot écourté (car il n'ose pas l'écrire en entier) notamment dans ses dernières interventions
Un troisième court récit chapeaute par ailleurs chacune des trois parties dans lesquelles les deux fils narratifs ondulent en alternance : celui de la légende albanaise du Bolla. Fille de Dieu et de son pacte avec le diable, le Bolla est une sorte de serpent aveugle qui, enfermé dans une grotte sombre, ne sort à la lumière qu'un jour par an, pouvant alors se livrer en toute liberté à ses pulsions destructrices. Cette créature démoniaque éponyme serpente également dans tout le texte et se cache entre ses lignes, se glissant dans les héros qu'elle transforme et nourrissant moult allusions (5) et symboles, Arsim écrivant même «l'histoire d'une fillette changée par le diable en Bolla». Et l'on peut considérer que, à l'image de la diversité sémantique du terme, tout le roman décline des variations démoniaques illustrant la porosité des frontières entre le bien et le mal.
Il en résulte une sensation de vertige que renforce encore une mise en abyme, Bolla semblant abriter en son sein le roman que projetait Arsim : un roman sur la guerre, les discriminations et les humiliations, mais décrivant finalement une passion malheureusement éphémère, et s'inscrivant dans l'époque contemporaine et dans sa propre vie, à la différence de ce qu'il avait rêvé d'écrire. Miloš l'anticipe d'ailleurs dans son journal où il imagine qu'Arsim a publié un livre avec «tous les mots à [leur] sujet bien disposés», tandis que ce dernier, revenu à Pristina où il devient chauffeur de bus, s'affirme comme un «futur écrivain».
Et au travers de ce héros écrivain, l'auteur semble parfois parler à titre personnel, notamment du travail et de la discipline que nécessite l'écriture comme des doutes qui l'assaillent concernant son propre roman - qu'il a mis, à ses dires, huit ans à écrire (6).
Cette impressionnante architecture narrative est de plus animée par le flux puissant et chatoyant d'une écriture poétique luxuriante qui d'emblée vous secoue et vous emporte. Une prose rythmée aux phrases parfois longues - qu'attisent répétitions ou accumulations – vivifiée par une profusion d'images inattendues et très concrètes dont la fraîcheur enivre. Une langue expressive très visuelle et évocatrice, à la fois symbolique, précise et sensuelle (7), aussi habile à décrire minutieusement les corps (tant dans leur beauté que dans leur laideur) qu'à saisir les contradictions des personnages et leurs pensées intimes les plus complexes. Et les scènes de sexe, malgré leur crudité, ne sont jamais exhibitionnistes et s'avèrent même parfois très drôles (8).
5) Un hall immense évoque ainsi "la gueule infectée d'un monstre antique", la poêle chaude sous le robinet "crache avec colère telle une vipère excitée par un bâton" ...
7) Avec notamment, outre une sensibilité aux odeurs prenant une dimension symbolique, une exaltation du corps et du toucher, même au travers de "la glu" du regard, sorte de toucher à distance
8) Comme lorsqu'un adolescent peu expert fait une fellation à Arsim: "il ne prend en bouche que le gland dont il suce le bout comme une glace, sans accorder son attention à la verge qui se réduit pour lui à une poignée de porte"
Pajtim Statovci aborde de nombreux thèmes dans Bolla. Tout son roman est ainsi notamment sous-tendu par une quête d'identité et de liberté dans la poursuite d'un bonheur semblant inaccessible ou du moins de courte durée. Et, des peurs et des humiliations, des frustrations et des échecs naissent des colères et des haines attisant les violences (9), l'auteur y dénonçant surtout avec force la plus déshumanisante d'entre elles : celle de la guerre.
9) Qu'elles se manifestent dans la sphère publique ou privée, et soient racistes et xénophobes ou domestiques…
Une quête d'identité et de liberté à la poursuite du bonheur
Le thème de l'identité est récurrent chez cet auteur finlandais d'origine albanaise, mais il ne s'agit nullement d'identité culturelle et l'auteur s'insurge (par la voix d'Arsim) contre ces enseignants qui pensent que les enfants de réfugiés font une crise d'identité car ils vivent entre deux langues, deux cultures et deux religions «en contradiction trop forte». Comme si parler couramment différentes langues, connaître différentes coutumes et croyances n'enrichissait pas mais obérait leur vie !
D'un point de vue beaucoup plus large, universel, son héroïne et ses deux héros ont surtout du mal à savoir qui ils sont vraiment et à l'assumer. Et on les voit changer tous trois au cours des neuf années sur lesquelles se déroule le roman.
Femme soumise à son mari, Ajshe préfère «se reposer en se mentant à elle-même» et penser que «tout va s'arranger». Infatigable, elle s'invente «des machins à faire» pour ne pas voir la réalité. Jusqu'à ce que, devenant redoutable, elle prenne de l'assurance et sorte de son mutisme, une saine colère la poussant à se révolter. «Elle ne se ressemble pas. Ou alors c'est l'inverse ; maintenant elle se ressemble enfin», constatera son mari.
Arsim se voit imposer très jeune un mariage traditionnel et sa rencontre avec Miloš lui fait regretter mariage et paternité. Mais il n'a pas le courage d'assumer son homosexualité, vivant dans la crainte d'être découvert. Fuyant le Kosovo sous la pression familiale, il mène une vie qu'il n'a pas choisie se retrouvant ouvrier alors qu'il se rêvait écrivain, dans un pays où il ne se sent pas chez lui : «je ne suis pas moi-même ici». Et il retourne frustrations, culpabilité et haine de soi contre sa femme et ses enfants qu'il n'a de cesse de battre, ces derniers le voyant comme un «dreq» (diable). Quand il retourne dans sa ville natale où il devient chauffeur de bus, Pristina de même a changé : c'est une ville en ruine, corrompue par l'argent, dans les rues de laquelle on voit fleurir les hijab.
Miloš, quand il repense à ce qu'il a accepté de subir, a fait ou imaginé de faire dans son enfance se trouve «à vomir». Et, alors qu'il avait retrouvé un équilibre, l'abandon d'Arsim et la guerre vont métamorphoser cet homme délicat et miraculeusement beau, comme s'il était possédé par le diable.
D'où les impossibles retrouvailles des deux héros : «Je ne connais que l'homme qu'il fut un jour et même superficiellement le temps de l'été. Et je ne connais pas l'homme qui sut un jour quelque chose de cet homme-là, car lui non plus n'est plus», dira Arsim en 2004.
On aura beau se la raconter et s'illusionner dur comme fer, se mentir à s'en faire sortir les yeux de la tête (…), le plus probable n'en reste-t-il pas moins qu'on n'obtiendra quand même pas ce que l'on veut.(...) Et même si chacun obtenait ce qu'il voulait, disposerions-nous seulement d'un mot pour décrire le désir ?
Les deux héros de Pajtim Statovci n'obtiennent pas ce qu'ils veulent et ils ne jouissent que de leur liberté de détruire : pouvoir sur sa femme et ses enfants mais aussi d'imaginer «des choses terrifiantes» pour Arsim qui pourrait «emplafonner [son] bus dans une maison (…) tuer tous les voyageurs et piétons s'[il] le voulai[t]», tandis que pour Miloš, «ce souhait impossible à réaliser de rester dans ce paradis d'Ulquin s'est changé en haine», et que la guerre lui accorde le pouvoir de tuer en toute impunité.
Ceci à une exception près, car ils ont quand même connu un éphémère moment de bonheur hors du temps, loin de la guerre, où ils ont pu savourer la plénitude de l'instant avant de replonger dans la nuit du monde dans lequel ils sont enfermés.
Et bien que Bolla soit un roman très sombre, il est traversé par ce rai de lumière dont la beauté est accentuée par le contraste. Ainsi, «un jour de l'année cela peut fuser libre et sans souci» et le monde où nous vivons s'avère alors «la terre des rois».
Une vigoureuse et salutaire dénonciation de la guerre
« 4 décembre 2001
as-tu jamais tenu une arme tiré avec senti son poids dans ta
main comme elle est lourde et brûlante quand elle décharge
(…)
as-tu rêvé du diable avec une telle sensation de réalité – comme
il émerge de l'eau près de la rive et se met à marcher dans ta
direction et s'allonge sous le même parasol – qu'au matin tu as cru
sentir sa respiration contre ton visage et n'as pas osé ouvrir les yeux
(…)
as-tu été à la guerre as tu t
L'as-tu fait
moi je l'ai fait »
Si Arsim, levant pour la première fois la main sur sa femme, «apprend de la violence qu'elle appelle à la suite plus de violence encore», Miloš en partant à la guerre - où il verra et commettra sans pitié des horreurs et travaillera comme infirmier et chirurgien - sera, à une autre échelle, happé dans un engrenage du même type. Et il sortira brisé de cette guerre :
«S’ils savaient à quelle vitesse l’esprit se brise, avec quelle soudaineté le mal prend la place du bien et la facilité avec laquelle on tue alors, avec quelle aisance et quelle légèreté, parce qu’on s’est soi-même convaincu qu’il faut tuer, il faut le faire maintenant, il n’y a pas d’autre possibilité, soit on tue soit on se fera tuer, simple, sans faille, cela coule de source.»
Pajtim Statovci se livre par la voix de son héros serbe à une vigoureuse dénonciation de la guerre en son essence car «la guerre naît de la guerre et il n'est aucune guerre qui mette fin à la guerre».
Il insiste ainsi sur la banalisation de la mort qu'elle induit : «le corps d'un mort n'est plus le corps d'un mort mais l'image du corps d'un mort » et tous ceux qui sont tombés «ne sont qu'une série de chiffres». Et surtout sur la déshumanisation engendrée par toute guerre, d'un côté comme de l'autre : «souviens-toi que nul ennemi n'est un être humain, l'ennemi n'a pas de visage, pas de famille, il n'est l'enfant de personne ni le parent de quiconque, l'ennemi n'a ni sœur ni frère et l'ennemi n'éprouve aucune pitié, donc toi non plus».
«La guerre est immonde et antihygiénique, personne ne parle des quantités de crasse qu'elle engendre». Et la saleté, son odeur irrespirable est associée à la perte d'humanité du soldat : «j'ai manqué m'évanouir bien des fois sous la puanteur des pieds quand j'ôtais leurs bottes aux soldats c'était terrifiant, et quand je leur enlevais leurs habits un remugle terrible montait de leur entrejambe, des odeurs à suspendre toute action, un brouillard d'urine et d'excréments qui se mélangeait aux relents ferreux du sang séché, à la poudre et aux restes de sueur préhistorique – un homme sale est à vomir.»
Une condamnation sans appel particulièrement bienvenue en ces temps où prolifèrent les va-t-en-guerre de salon.
Bolla, Pajtim Statovci, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, Les Argonautes, 3 février 2023, 256 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pajtim_Statovci
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages sur le site de l'éditeur : ICI