Blizzard, de Marie Vingtras

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Blizzard a rencontré un beau succès critique à sa sortie en août 2021 et il a remporté, entre autres, le prix des libraires 2022.

C'est un premier roman très nord-américain, tant par son cadre et ses personnages que par sa forme, qui se déroule en pleine nature en Alaska, dans cette Amérique qui fascine Marie Vingtras mais qu'elle ne connaît que par le prisme de la littérature et des films : une "Amérique fantasmagorique et fantasmée" qui n'a rien d'idyllique, "quelque chose de beau et de monstrueux en même temps"(1). Et l'auteure, qui aime avant tout raconter des histoires, a eu envie de raconter une histoire forte car elle pense que la vie est brutale (2).

1)https://diacritik.com/2021/08/26/marie-vingtras-je-dois-beaucoup-a-la-litterature-americaine-blizzard/

2)https://www.viabooks.fr/interview/marie-vingtras-blizzard-j-aime-les-histoires-emotions-fortes-olivia-phelip-12576

 

 

 «Je l'ai perdu. J'ai lâché sa main pour refaire mes lacets et je l'ai perdu.» (incipit)

Alors qu'une violente tempête de neige s'est levée, Bess, la jeune citadine que Benedict - un enfant du pays - a fait venir avec le petit pour s'en occuper, est inconsidérément sortie avec lui dans cette «purée de pois» et, dans un bref moment d'inattention, il a disparu.

Perdue, aveuglée par la neige, elle avance difficilement à sa recherche. Tandis que Benedict, après avoir constaté leur disparition et renoncé à demander l'aide de Freeman - Afro-américain trop nouveau venu et trop vieux pour se frotter à cette nature sauvage - appelle à la rescousse Cole, homme embauché autrefois par son père et devenu une sorte de trappeur. Et tous deux se lancent dans une quête se transformant en traque «au milieu de nulle part»...

Ce thriller effréné se déroulant en un temps et un lieu resserrés, «dans un coin si paumé qu'il figure à peine sur une carte», va nous tenir doublement en haleine. C'est d'abord une course pour sauver l'enfant avant que le froid, une chute ou des bêtes sauvages n'aient raison de lui. Et l'intensité de ce blizzard blanc - agent météorologique et métaphorique donnant tension à cette quête - va de plus révéler l'âme sombre de ces adultes solitaires et prisonniers d'eux-mêmes vivant dans cette «terre hostile», faisant resurgir leurs lourds secrets. Etre ainsi en pleine tempête, «c'est comme être dans le ventre du diable».

  

 

Marie Vingtras inscrit ostensiblement (3) ce roman se situant dans des grands espaces (évoquant Fargo des frères Coen) dans le courant du nature writing fondé par Henry Thoreau, et elle s'est inspirée à ses dire de Russel Banks (4) pour sa forme narrative.

Autour de ce pivot qu'est l'enfant (personnage secondaire n'intervenant jamais) vont s'enrouler de manière spiralaire et s'entremêler minutieusement les monologues introspectifs de ces quatre narrateurs hétéroclites fuyant pour la plupart leur passé et dont les chemins ont convergé. Entretenant le suspense, ils vont ainsi délivrer de chapitre en chapitre de petits fragments de leur vie. Et nous sommes emportés dans le tourbillon de ces cinquante-neuf brefs chapitres scandés par les prénoms des narrateurs et rythmés par une écriture nerveuse haletant dans de courtes phrases.

Ces personnages avançant à tâtons dans le blizzard, il faudra attendre que la tempête s'apaise pour que la situation s'éclaircisse et que nous puissions embrasser dans sa globalité le motif de cette mosaïque évoquant l'histoire de l'Amérique (5).

L'auteure donne par ailleurs à chaque monologue une tonalité singulière et un langage s'accordant avec justesse à la personnalité de son narrateur, ce qui suffit à caractériser ces personnages qui nous deviennent vite familiers car ils s'apparentent à des archétypes – à l'exception toutefois de l'héroïne à la psychologie plus travaillée.

 

 3) Un de ses personnages est un admirateur de Thoreau

4) de Trailerpark plus précisément

5) Avec le récit de Benedict Mayer dont la famille venue de France est installée dans le grand Nord depuis des générations, de Freeman, Noir américain très religieux, vétéran du Vietnam et ancien soldat en Irak, de Cole, sorte de trappeur macho sans foi ni loi, et de Bess, femme borderline, indépendante et déterminée renvoyant au film Thelma et Louise de Ridley Scott

 

 

Une femme au pays des hommes

Bess, seul personnage féminin semblant a priori incongru dans ce lieu inhospitalier, va trouver enfin sa place dans ce monde d'homme : «Je ne me suis jamais sentie autant à ma place qu'ici.»

Figure forte avançant avec beaucoup de détermination et de courage malgré ses failles, elle joue en effet un rôle central dans ce roman. Se démarquant de la passivité inculquée aux femmes, elle donne l'impulsion à l'intrigue et la relance en faisant tout basculer. Et, plus largement, elle vient provoquer et bousculer ce monde essentiellement viril sur lequel repose l'Amérique depuis la conquête de l'Ouest.

Déjà dans sa douleur et ses errances, «tête brûlée» prenant conscience de sa force, elle n'hésitait pas (comme les héroïnes de Thelma et Louise) à recourir à la violence : «Comme cette douleur n'était pas suffisante, j'ai cherché les ennuis. J'ai provoqué des types dans les bars où je travaillais comme serveuse, des types qui auraient pu m'allonger d'un coup de poing. Je n'avais pas vraiment peur, c'était ça que je cherchais en réalité, me faire rectifier le visage, remettre en ordre ce qui n'était pas droit. Souvent ça les arrêtait, ils ne s'attendaient pas à ce que je recherche cette violence. Ce n'est pas très fréquent chez une femme et c'est perturbant pour un mâle dominant.»(p.134)

Et elle s'affirme dans ce monde masculin en ne renonçant pas à sa féminité au risque d'attiser les désirs, tout en sachant recourir à la violence quand il le faut, ce qui surprend les mâles convaincus de leur supériorité. Elle entame ainsi ce mythe viril sur lequel se fonde la puissance américaine.

Un mythe viril qui s'exprime aussi au travers du thème de la paternité. Le grand Magnus Mayer (le prénom n'est pas anodin), père disparu de Benedict très présent en creux, a ainsi joué le père de substitution pour Cole, lui apprenant «les trucs indispensables pour se débrouiller comme un vrai trappeur» et pouvoir survivre dans cette rude nature sauvage.

Si les références récurrentes à la paternité soulignent l'importance du lien affectif paternel, elles exaltent aussi ce rôle de transmission et de protection comme l'apanage du père. Et Bess montrera finalement qu'une mère de substitution peut aussi apporter cette protection nécessaire à la survie d'un enfant.

Comme son héroïne, Marie Vingtras semble aussi revendiquer sa place dans un monde d'homme, la violence de son roman agissant comme un révélateur et faisant surgir au grand jour les secrets de chacun. Elle avait d'ailleurs envoyé son manuscrit sous pseudo masculin, craignant qu'une signature féminine édulcore le sens de son texte, son éditeur l'ayant convaincue ensuite de le troquer contre un pseudo féminin (6).

 6) Référence déjà citée en 2)

 

 

Un roman sur la culpabilité et la rédemption

 

L'auteure décline dans son roman le thème de la culpabilité ainsi que de la rédemption.

Les personnages, bien que différents dans leur parcours, ont a des degrés très divers failli dans leur passé. Et, à l'exception du plus coupable qui n'en conçoit nul regret, ils sont minés par la honte.

Bess, sans doute la moins coupable avec Benedict, assume vaillamment le poids de cette culpabilité plus imaginaire que réelle, décidée à avancer et venir s'occuper de cet enfant qui lui offre une chance salvatrice, l'histoire finalement cessant de se répéter. Tandis que Benedict ne fait que ressasser ses erreurs jusqu'à ce qu'il comprenne que Magnus, ce père idéalisé «qui jamais ne faillit» était sans doute plus responsable que lui dans son aveuglement. Interprétant à sa guise la volonté divine, Freeman va trouver l'occasion, en oeuvrant pour protéger ceux qui le méritent et assumant sa responsabilité auprès de sa femme, de se rédimer à ses yeux. Quant à Cole (et son acolyte Clifford), pêcheurs sans remords, ils n'auront de ce fait aucune chance de rédemption.

 

Dans ce bout du monde, la justice légale n'a pas plus de prise que la justice divine, chacun s'érigeant en justicier. Et, de manière simplificatrice, Blizzard réveille nos attentes éthiques enfantines : les vrais méchants sont punis et les bons récompensés !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Blizzard, Marie Vingtras, L'Olivier, 2021, 190 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En poche chez Points, janvier 2023

 

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Vingtras

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.9/24) : ici

 

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article