Histoires passagères, de Maddalena Rodriguez-Antoniotti

Publié le par Emmanuelle Caminade

Histoires passagères, de Maddalena Rodriguez-Antoniotti

Dans son roman Par les routes, Sylvain Prudhomme saisissait les infinies variations possibles de la vie au travers d'une moisson d'histoires ordinaires et singulières glanées auprès d'"autostoppés" inconnus dans le huis clos éphémère de l'habitacle de leur véhicule. Et si Maddalena Rodriguez-Antoniotti, situant son roman dans les années 1970/1973, nous conte également des bribes d'histoires vécues ou recueillies par une jeune héroïne faisant du stop, elle se focalise en outre sur une femme uniquement transportée par des hommes : un choix significatif de sa part.

 

 

Histoires passagères met en en scène une jeune fille studieuse et militante qui brave les tabous et les idées reçues en revendiquant «la liberté à laquelle les mecs [ont] droit». Mais aussi une jeune fille en déroute aux aspirations contradictoires, refusant le mariage mais ne parvenant pas «à coucher librement» car rêvant encore «à son marin de Gibraltar» (1) qui, complexée par son physique, tente confusément de tester son pouvoir de séduction : de vérifier qu'elle n'est «pas si moche que ça». «Pas aguicheuse pour un poil» avec sa coiffure à la légionnaire accentuant les imperfections de son visage et son jean et ses pataugas en toute saison, elle revêt même la tenue idéale pour éprouver sa féminité au-delà des apparences.

Nous suivons ainsi cette citadine de milieu modeste travaillant comme professeure suppléante dans la banlieue parisienne (pour financer ses études) durant ses périodes de vacances, le plus souvent lors de ses longs trajets en stop pour rejoindre son île (ou en revenir) mais aussi dans les paysages de la Corse pour se rendre dans le village refuge maternel du Niolo, ou même en Grande-Bretagne.

Maddalena Rodriguez-Antoniotti remémore ces «bribes de faits», ces «heures en allées...flottantes et imprudentes», ces «coups de chaud» et ces «coups de sang» ayant tissé l'histoire personnelle de cette héroïne complexe jamais nommée partageant de nombreux éléments biographiques avec elle (2). Une soixante-huitarde anarchisante à la recherche de l'alchimie secrète de la rencontre, dont le goût pour la vie, transcendant la révolte et le désarroi, s'exprime dans un rire toujours prêt à surgir. Et elle brosse aussi avec lucidité et humour une galerie de portraits masculins très divers allant de l'ange gardien à l'ignoble prédateur en passant par l'aristocrate tiré à quatre épingles, l'homme à femmes, le doux ouvrier exilé d'origine indienne ou le légionnaire …, dressant ainsi une sorte d'état des lieux post Mai 1968.

Un instructif et savoureux voyage au pays des hommes et des clichés !

1) Allusion au titre de du roman de Marguerite Duras dans lequel l'héroïne se met en quête de l'amour absolu

2) Entretenant ainsi délibérément un certain mystère, une certaine confusion entre roman et autobiographie que reflète bien l'excipit : «Il s'appelait Jean. Et elle ?»

 

 

Narré au passé, avec le recul du temps mais aussi de la troisième personne, le roman se présente comme un recueil d'histoires s'échelonnant d'avril 1970 à juin 1973 et regroupant huit équipées en stop - certaines enchaînant en leur sein plusieurs histoires avec les différents automobilistes s'étant succédé pour mener l'héroïne à destination. Des histoires très vraisemblables même si cette dernière, dotée d'un riche imaginaire, a parfois tendance à se faire son cinéma. Et, hormis celle clôturant le roman qui consacre le retour de l'héroïne à un certain équilibre et son désir de «phraser sa vie autrement», ces histoires ne sont pas chronologiquement ordonnées, obéissant plutôt à la logique discontinue du souvenir.

Le récit avance, roule dans un style alerte et fluide, les propos des personnages s'y intégrant de manière naturelle ou se lovant dans ceux du narrateur. Et si l'auteure témoigne d'une grande sensibilité aux paysages, ses descriptions menées dans une langue poétique simple et concise n'altèrent pas le rythme. Quant à la profusion de clins d'oeil littéraires, musicaux ou cinématographiques, elle la dispense de longs développements, aidant le lecteur à imaginer et comprendre les personnages et les situations, l'auteure allant jusqu'à parodier Hamlet pour résumer de manière percutante le mal-être de son héroïne  : «être moche et ne pas être».

Maddalena Rodriguez-Antoniotti joue à fond la carte de l'intertextualité, donnant à son texte une dimension ludique non dénuée de profondeur lui permettant d'oeuvrer aussi à ce mélange des genres auquel, comme son héroïne, elle semble très attachée. Une héroïne dont l'appartement est «hanté aussi bien par des loulous et des zonards que par de doux dingues et des intellos binoclards», où «poètes, musiciens, militants, lycéens, universitaires» se frottent les uns et les unes aux autres dans une sociabilité héritée «des beaux jours de Mai».

Et avec toutes ces citations éclectiques d'extraits ou de titres de livres, poèmes, films ou chansons, nous côtoyons tant Baudelaire, Rimbaud, Queneau et Boby Lapointe, Johnny Halliday, Julien Clerc, Alain Souchon ou Moustaki que John Ford, Agnès Varda et Milos Forman, Pasolini, Marguerite Duras, Antonin Artaud ou Rosa Luxembourg …

L'auteure introduit avec habileté des variations de tonalité, s'adaptant aux personnages mis en scène en déclinant certains motifs. Qu'il s'agisse d'une 4L au moteur poussif, d'une DS noire astiquée, d'une grosse cylindrée, tous chromes dehors ou d'une Méhari..., chaque automobile annonce déjà la couleur. Tandis qu'une musique significative est associée à chaque conducteur, qu'il fredonne "Ma p'tite folie" - une chanson popularisée par Line Renaud – ou que l'héroïne l'imagine chanter du Brassens, que sa radio diffuse Sidney Bechet, Joe Dassin ou des rythmes caribéens, ou qu'il écoute Ottis Redding, une sonate de Scarlati ou une cassette d'Erik Satie.

La langue, enfin, participe aussi de la caractérisation des personnages. Le narrateur, se plaçant principalement du point de vue de son héroïne, adopte ainsi un parler populaire familier et gouailleur, et même un langage viril cru et direct pour épouser les clichés des hommes sur les femmes - ou ceux que l'héroïne leur prête. Elle s'infléchit néanmoins vers plus d'élégance quand cette dernière rencontre des automobilistes plus raffinés, épousant notamment le «parler poli et pondéré» d'un «monsieur bien sous tous rapports» faisant partie des «bien-nés».

 

Tout comme dans Bleu Conrad, essai inclassable mêlant de même les genres et les registres et embrassant beaucoup de matière, la Corse, comme la figure modèle du père (3) et son douloureux destin d'exilé sur le continent, sont très présentes. Outre trois épisodes s'y déroulant, l'auteure évoque en effet l'île natale de ses parents, de manière plus ou moins appuyée, dans tous les autres textes. Son héroïne citadine, toujours éprise des paysages de l'île et de l'odeur apaisante de la terre, «des plis et des replis indéchiffrables de la montagne» et des pâturages d'altitude de l'Arinella, y revient régulièrement. Petite-fille de berger, elle reste fascinée par «la coulée des brebis sur le plateau, la succulence verte des alpages soudain offerte à ses yeux éblouis, le bruit profond et régulier du vent», «cette sensation tout contre la joue du ciel» lui revenant souvent en rêve. Et elle finira par retourner vivre en Corse pour «mieux tenir en équilibre sur terre».

 

Au-delà de cet ancrage corse, la thématique principale d'Histoires passagères semble être celle des clichés (4) et de la dictature de l'apparence.

En tant qu'auto-stoppeuse, l'héroïne défie d'emblée le «refrain des braves gens» confinant les filles à la maison si elles ne veulent pas «être mangées», affrontant la rumeur prétendant «qu'une asphalteuse [est] une baiseuse». Et au cours de ses voyages elle va explorer en premier lieu les clichés que conçoivent et véhiculent les hommes sur les femmes : ceux dont elle est victime comme ceux qu'elle leur imagine avoir (parfois à tort), les jugeant elle aussi sur leur apparence.

Plus largement, l'auteure s'attaque avec dérision à tous les stéréotypes et notamment aux clichés habituels sur la jeunesse soixante-huitarde ou sur la Corse. Elle fustige ainsi tant le «roman insulaire – le code de l'honneur et tout le bataclan -» que les préjugés extérieurs sur l'île : «L'Italie c'était la Corse, mais avec la civilisation en plus.»

Son héroïne n'échappe pas pour autant à ce prêt-à-penser réducteur et cette dictature de l'apparence, sa vision des autres n'étant pas exempte de clichés. Tout en s'insurgeant contre «la dictature de la beauté qui ne s'attachait qu'aux beaux visages même s'ils recouvraient une sale marchandise», elle se rend compte en effet qu'elle n'aime pas les gros et est «capable d'infliger aux autres la douleur que la vie lui infligeait». Elle n'est pas la dernière de plus à s'exaspérer du «côté macho et cavaleur des Italiens» ou à prêter «un cœur de fer et de boue» à un légionnaire - qui lui donnera une humiliante leçon ...

 

Histoires passagères s'avère ainsi également un roman initiatique dans lequel une jeune héroïne passionnée et militante prend conscience «qu'il était absurde de blâmer une classe ou un sexe en leur totalité», acquérant enfin de la maturité.

3) Dans ce roman  l'héroïne juge souvent les hommes qui la transportent à l'aune de son père, toute ressemblance s'avérant favorable

4) Déjà dans Bleu Conrad, elle s'attachait à pourfendre les stéréotypes extérieurs sur la Corse et les mythologies falsificatrices émanant des Corses eux-mêmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Histoires passagères, Maddalena Rodriguez-Antoniotti, éditions Dalva, 4 mai 2023, 144 p.

 

A propos de l'auteure :

Maddalena Rodriguez-Antoniotti, d'origine Corse, vit en Gironde. Historienne de formation, elle est devenue peintre, photographe et essayiste. Elle a récemment achevé une trilogie photographique sur le paysage rural de Corse, de Crète et de Chypre. Elle est également l'autrice de Bleu Conrad ou le Destin méditerranéen de Joseph Conrad, adapté au théâtre et à la télévision. Histoires passagères est sa première œuvre de fiction. (éditions Dalva )

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un extrait (p.11/18) : ICI

 

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Publié dans Fiction

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