De la fureur, de Jean-Pierre Parrocchetti
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«Cette fureur … C'est ainsi depuis la nuit des temps...»
De la fureur, ce roman au titre d'essai (1), traite des ravages psychologiques de la guerre, ravages aussi millénaires que cette dernière. S'ancrant dans le mythe, l'auteur y explore et illustre le traumatisme de ceux qui ont vu le visage horrible de la Gorgone : une réalité terrifiante impossible à regarder en face sans en être pétrifié, ce qui rend nécessaire un espace de médiation pour se protéger.
Psychologue praticien ayant soutenu une thèse de doctorat sur le stress et le syndrome post-traumatique, Jean-Pierre Parrocchetti, troquant la froideur technique du jargon de son métier pour l'acuité du langage littéraire de la fiction, incarne ainsi les symptômes (2) résultant de ce traumatisme guerrier en mettant en scène un jeune militaire corse de retour dans son île et ne parvenant pas à s'y réadapter.
1) Titre sans doute inspiré de cette «fureur d'Achille» dont parle dans son essai le psychiatre américain Jonathan Say qui a retrouvé dans L'Iliade «les mêmes représentations du traumatisme présentes chez les vétérans de nos guerres modernes... La même rage...»
2) Symptômes qui nous seront cliniquement détaillés par la suite dans une lettre du psychologue que consulte le héros
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Bien que titulaire d'un master d'anthropologie, Jean T. s'est engagé dans l'armée avec ses copains Nasser et Pedro, semblant obéir à une sorte d'atavisme insulaire : «Pas une famille, par ici, sans une arme de chasse (...) un père ou un grand-oncle revenant d'Indo ou d'Algérie».
Après une période d'instruction poussant le corps à ses limites et forgeant un mental d'acier, le trio s'est retrouvé dans le même régiment en Afghanistan. Devenu tireur d'élite, Jean qui a «appris à tuer … à courte, moyenne et longue distance, à mains nues aussi» a connu «le corps à corps».
Démobilisé après deux ans d'une guerre durant laquelle il fut victime d'une embuscade meurtrière éprouvante, il revient dans son village montagnard après un bref passage par le sas de décompression de Paphos censé apporter une aide psychologique aux soldats. Anxieux, ne trouvant plus le sommeil et souffrant d'accès de colère et d'hallucinations, ce héros prisonnier de ses fantômes ayant «perdu le chemin» s'isole et fuit dans cette montagne jadis familière qui, comme ses proches, ne le reconnaît plus. L'île et les lieux de l'enfance ne sont plus alors un refuge mais deviennent un «tombeau» se refermant progressivement sur lui ...
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Même si l'angle de vue et le style sont très différents, on ne peut que rapprocher De la fureur de Un Dieu un animal dont il partage la situation de départ et la plupart des thèmes.
Dans ce court roman Jérôme Ferrari traitait également des ravages de la violence guerrière sur le psychisme des individus, mais en se centrant plus sur le pouvoir de sidération, de fascination quasi mystique de cette violence extrême (3) que sur les symptômes cliniques qu'elle engendre. Et son héros était également un jeune Corse s'étant engagé, lui, en Irak avec son ami d'enfance qui, perdu, revenait dans son village et s'y sentait étranger. Un héros qui tentait de plus un temps de se raccrocher à Magali, un amour pur et éphémère de sa jeunesse, tout comme Jean met tout son espoir de guérison dans la douceur de Birsen (jeune Stambouliote brièvement connue lors d'une permission) : un «amour courtois» bien éloigné de la brutalité virile des conversations de chambrée.
Appartenant à une même génération ayant connu les dérives du militantisme nationaliste, les deux auteurs se montrent par ailleurs très sensibles à la déshumanisation, la dépersonnalisation et la déresponsabilisation liées au groupe et particulièrement aux grandes structures, qu'il s'agisse surtout de l'entreprise pour Ferrari ou de l'armée pour Parrocchetti. Quant au regard ironique acéré porté par ce dernier sur ce petit monde corse dans lequel son héros se sentait autrefois chez lui, on le retrouve dans la plupart des livres de Jérôme Ferrari ou de Marc Biancarelli et de bien d'autres auteurs corses.
3) Thème qu'il reprend dans A son image au travers du soldat serbe Dragan ayant combattu à Vukovar et n'ayant pu guérir de sa fascination pour la violence de la guerre. Un roman dans lequel on retrouve le même "visage hideux de la méduse" : celui de la fascination pour la violence, pour cette excitation "mélange de joie et de terreur" qu'elle procure
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Jean-Pierre Parrocchetti a su trouver une forme narrative et un style rendant compte du déphasage d'un héros agressif et taiseux constamment hanté par ses ombres et de son soliloque intérieur tourmenté. Un héros fuyant, ne sachant plus trouver les mots et dont le halètement scande les pas.
Narré avec le recul de la troisième personne permettant de cerner ce dernier tant de l'extérieur que de l'intérieur, le roman est morcelé en vingt-neuf courts chapitres se focalisant sur un lieu ou une scène, un personnage ou un objet. Et si le fil de ce récit partant de sa démobilisation et s'étalant sur une année s'avère linéaire, il est très souvent interrompu par de longs retours en arrière ou des flashes faisant surgir des voix intrusives ou des images foudroyantes. Une sorte de flou s'opère ainsi, renforcé par de nombreux dialogues sans introduction reflétant l'implicite et l'inachèvement des phrases à l'oral - ce qui nimbe un temps le texte d'obscurité (4). En montagne, le héros se perd de plus dans une brume symbolique instaurant un espace entre le monde des vivants et des morts («on dirait des limbes») et on se croirait souvent dans un film, les références au cinéma étant nombreuses.
S'ajoutant à des phrases plutôt courtes et souvent nominales ou plus longues mais très scandées, les points de suspension qui hachent les dialogues contaminent également la narration, accélérant le souffle et épousant la désagrégation de l'univers du héros. Un héros sans cesse aux aguets dont les perceptions semblent démultipliées, le moindre bruit, scintillement ou mouvement imperceptible l'inquiétant et le paniquant. Seule l'abondance des sensations olfactives semble parfois rassurante, parfums, senteurs et effluves divers de l'île arrivant à supplanter «l'odeur acide de poudre, celle de l'acier» et à le raccrocher ponctuellement à ce monde lui étant devenu étranger (5).
Le langage, percutant et volontiers familier, avec des dialogues reproduisant même les accents et les contractions («t'y as», «ch'sais pas»), est envahi par le jargon militaire, par ses abréviations, diminutifs et acronymes. Tandis que, accordant les métaphores, le champ lexical de la guerre (6) s'impose dans la plupart des descriptions, les tempêtes extérieures reflétant de plus de manière expressionniste la tourmente intérieure du héros.
L'auteur réussit ainsi à maintenir habilement la tension jusqu'au dénouement mais malheureusement, alors qu'avec l'excipit du chapitre 28 (Borgu) il tenait à mon sens la fin idéale, il a cru bon d'ajouter un dernier chapitre dont on aurait sans doute pu se passer. Et il développe dans l'épilogue une "happy end" pourtant suffisamment ébauchée. Contrairement aux héros de Ferrari (précédemment cités) n'ayant eu comme issue que le suicide ou l'engagement dans la Légion étrangère, il préfère en effet insister sur l'espoir de guérison, mais c'est peut-être là plus le psychologue que l'écrivain qui parle.
4) On entre ainsi directement dans le roman par un dialogue sans la moindre introduction et, d'une manière générale, on met souvent un certain temps à savoir exactement qui parle
5) D'emblée à son arrivée les senteurs de l'île le saisissent comme un «direct au foie» et scellent ses retrouvailles avec son père : «Une étreinte, senteurs d'humus, de gibier boucané.»
6) Notamment pour décrire les intempéries («canonnade lointaine» annonçant les premières pluies, «détonations célestes», crépitement et rafales, «salves de batteries reprises sans fin par l'écho » ...), tandis que la grille du voisin claque «comme un retour de culasse», que les sternes se livrent à des «piqués assassins» et que les étourneaux semblent de «petits avions de chasse»...
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Outre la représentation des symptômes post-traumatiques résultant de la guerre, Jean-Pierre Parocchetti, épousant la colère de son héros, se livre à une virulente critique de la violence de l'armée en tant qu'institution. Et notamment des entraînements délibérément éreintants et décapants menés par des «instructeurs squales» hurlant leurs ordres et traquant les faiblesses dont les remarques implacables vous livrent à «la meute».
«La souffrance du corps est inhérente à l'armée», c'est son «rite de passage», la douleur étant valorisé et la «la virilité» seule vous donnant «votre place au sein du collectif». L'armée en effet n'aime pas l'esprit mais le corps :
«A force de contraintes, de sueur et parfois de sang, le corps façonne l'esprit, l'incite aux extrêmes, au dépassement. L'esprit devient alors mental et en retour le mental commande au corps. De l'esprit au mental, l'esprit change, il dépersonnalise, facilite le passage à l'acte. L'esprit devient mental, les pensées des réflexes..., il devient alors une arme... » (p.73).
Une armée qui éduque tant au contrôle qu'à «libérer la bête», le plus dur étant de savoir s'arrêter : «quand tu as vu la terreur dans le regard de l'autre... Mieux que tirer un coup... ».
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L'auteur, portant via son héros un regard d'ethnologue «contemplant quelque spécimen d'une peuplade oubliée», souligne avec sarcasme la violence de la société corse. Celle de la battue au «seigneur local» finissant «en farandoles tonitruantes et arrosées, avec en trophée sur le capot le suidé, parfois simplement sa hure, immolé à quelque Dieu païen», certains aimant clouer les queues sur leur façade, «suscitant effroi et révulsion selon le degré d'initiation aux mœurs du cru». Mais aussi celle de petites bandes «hurlant l'halali facile» et lynchant le touriste enivré ou le campeur égaré sous l'emprise de l'herbe ou de l'alcool. Et, bien sûr, la violence politique : «les purs envoyés au charbon qu'on avait convaincus de la justice de la cause puis oubliés en taule» nourrissant à leur sortie des «haines inextinguibles», comme la «tuerie de 1995» (ces massacres entre nationalistes), sans compter les règlements de comptes politico-mafieux dont un des personnages fera les frais.
«En matière de haine, ici, pas besoin d'entrainement.»
Il fustige de plus la soumission d'une société pauvre au règne «du fric» : une société ayant succombé à «la promesse d'argent facile» dans laquelle on ne refuse rien aux notables repus frayant avec la politique et la pègre locale, et où les promoteurs éventrent les collines pour ériger des ensembles lucratifs. Une société dans laquelle les nantis ont besoin d'afficher leur richesse nouvelle, de rouler «dans une allemande surdimensionnée pour les routes locales » ou dans des «SUV stéroïdés»...
Enfin, comme bien d'autres avant lui, il dénonce l'agression ressentie suite au développement en Corse d'une société de consommation uniformisante défigurant les paysages, «la lèpre des écrans publicitaires» et les centres commerciaux «reléguant la vieille ville à un décor de boutiques pour croisiéristes». Ainsi que le traumatisme induit par l'invasion estivale du tourisme de masse : «les hordes aoûtiennes» abruties de plage et de décibels se piétinant sur les parkings calcinés et «les bandes errantes, fétichistes de Décathlon» gagnant même la montagne où se réfugient les locaux en été.
Tout en ayant une approche originale singulière, Jean-Pierre Parrocchetti s'inscrit ainsi avec ce premier roman dans un imaginaire corse commun.
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De la fureur, Jean-Pierre Parrocchetti, Òmara éditions, mai 2023, 208 p.
A propos de l'auteur :
Jean-Pierre Parrocchetti est né en 1965 à Ajaccio. Après des études de psychologie, ayant notamment soutenu une thèse de doctorat sur le stress et le syndrome post-traumatique, il a enseigné à l’université de Corse. Exerçant dans l’île comme praticien libéral et psychologue de la Réserve opérationnelle, il publie ici son premier roman. (Òmara éditions)
EXTRAIT :
Paphos
p.13/14
(…)
Passage obligé par Paphos, le sas de Chypre. Les rivages lui étaient familiers. Un double de ses propres rivages que dominaient pourtant des collines plus rases, à la chaleur tropicale. Les oliviers, l'odeur des pierres sèches cuites au soleil ; seules les habitations différaient, l'Orient pressait à la porte.
Trois jours de piscine au soleil, à regarder les filles déambuler, si belles que cela en était indécent. Les filles? Pas pour eux, pas même les officiers. Belle lurette que l'uniforme ne faisait plus frémir les bimbos. L'heure du fric. Même s'il avait le visage d'homme d'affaires trouble et suffisant.
Il regardait son groupe ; une inquiétante sarabande, masques burinés sur des corps laiteux et affûtés, qui détonnait parmi les touristes alanguis...
Mais malgré tout, une promesse de douceur, un je ne sais quoi d'été de pacotille. En tout cas, la poésie n'émanait pas des lieux ; débriefing sur le «syndrome post-traumatique», «technique d'optimisation du potentiel»... «Technique d'optimisation du potentiel»? Où avaient-ils pêché ça?
L'hôtel, quant à lui, s'efforçait de ressembler à ces établissements de la Riviera, française. Fréquent chez les pauvres pour qui la proximité des nantis, c'était ça les vacances. Le style? Entre charme de masse façon «sprint break à Ibiza» et hôtel de réunion de cadres chez Darty. A une différence près, dans l'aile qui leur était réservée une ambiance de caserne, perdue au sein d'une colonie de vacances. Parfois, cette même ambiance monacale figeait les visages, la façon d'être, comme un rappel des horreurs traversées.
Anglais suants, Russes écarlates, lassés de la mer Noire, jeunes couples scandinaves aux sonorités syncopées parmi leur horde d'enfants, et puis eux. L'ennui suintait et le soleil écrasait une ambiance de vacances forcées. Trois jours dans ces limbes, pour un retour nocturne et furtif dans la moiteur d'août.