L'archipel de l'écriture, de Emmanuel Ruben
Ecrivain et grand lecteur, géographe de formation, dessinateur et cycliste amateur, Emmanuel Ruben a commencé à écrire à tout juste neuf ans suite au choc de la chute du mur de Berlin en novembre 1989, inventant un pays (et même une langue), en traçant les contours et rédigeant une histoire à son sujet.
Il ne s'est jamais départi de ces deux passions précoces pour la géographie et l'écriture et, depuis la publication de son premier roman (Halte à Yalta, Jbz & Cie, 2010), il a enchaîné en douze ans une douzaine de livres très divers : une œuvre suffisamment consistante pour que les éditions Le Robert lui commandent cet ouvrage dans le cadre de leur collection Secrets d'écriture "invitant les auteurs et les autrices à nous ouvrir, sous la forme d'une autobiographie littéraire, les mystérieuses portes de leur atelier".
L'auteur a facilement fait sienne cette proposition car, outre que l'intention de ses livres est toujours autobiographique quels que soient leur genre et leur pacte d'énonciation, il éprouvait de nouveau l'envie de s'expliquer sur les raisons qui le poussent à écrire.
Immobilisé après une chute à vélo, il avait en effet déjà eu besoin de faire le point sur ses lectures et sa fascination pour les cartes, de réfléchir au lien qu'entretiennent ces dernières avec la fiction. Et dans son essai Dans les ruines de la carte (éditions du Vampire actif, 2015), s'appuyant sur de nombreux exemples de peintres et d'écrivains, il avait mené une réflexion originale sur les liens entre peinture, littérature et géographie de l'ère classique à l'ère numérique, montrant qu'entre la carte et le territoire, entre le réel et sa perception, il y avait toujours un réservoir d'imaginaire : «un archipel de possibles» (1).
Ecrire des romans, c'est ainsi «l'agrandissement de la carte, la tentative infinie de dresser un territoire sur une carte grandeur nature», d'inventer un monde «à l'échelle 1/1».
1) Même si un romancier ne peut pas tout se permettre, ne pouvant notamment s'affranchir totalement de considérations éthiques quand il se penche sur un problème esthétique
@Emmanuel Ruben
L'archipel de l'écriture, comme son titre l'indique, est construit sur la notion d'archipel, fondatrice et fondamentale chez Emmanuel Ruben.
A l'origine, il s'agit de cet archipel de la Baltique qu'il inventa et cartographia enfant notamment sous le nom de Zyntarie (2) : un archipel imaginaire dont les îles empruntaient aux paysages et aux lieux de son enfance, et où s'exprimaient à la fois les différentes facettes de sa personnalité en construction et les bouleversements du monde dans lequel il grandissait.
C'est la perte de ce pays d'enfance qui fera de lui un écrivain : «Il faut avoir vécu la perte de ce pays d'enfance comme un véritable exil pour devenir écrivain, avoir cru de toutes ses forces à l'existence de ce pays pour placer plus tard tous ses espoirs dans les artifices de la création littéraire».
Et ce «grand roman zyntarien», ce «livre-monstre» qu'il écrivit à vingt-quatre ans sans jamais réussir à le faire publier fut une «tentative d'épuisement» de ce lieu imaginaire et de «recherche du pays perdu». Un roman avorté qui deviendra «un archipel de livres», chacun d'entre eux étant «comme une île échappée de cet archipel matriciel» (3). Car, «comme la plupart des premiers romans», il «contenait tous les romans à venir».
Déclinant la métaphore archipélique du titre à la construction de ce roman, l'auteur utilise surtout le terme en son sens d'infini, d'inachevable, de diversité et de complexité chaotiques. La littérature a en effet pour lui «quelque chose à voir avec la théorie du chaos et des catastrophes et des fractales», ce que nous confirme sa définition d'archipel dans son petit dictionnaire personnel ("Mon petit Robert") en annexe du livre : «(...) Ensemble d'îles réelles, imaginaires ou métaphoriques qui n'a pas de centre ni de périphérie. L'avantage d'un archipel sur une île est qu'il est impossible d'en faire le tour. Infini et inachevable, il appartient au domaine des fractales. (...) ».
2) http://www.emmanuelruben.com/archives/2015/01/27/31413719.html
3) D'où cette contrainte oulipienne de citer la Zyntarie dans chacun de ses livres que s'imposa l'auteur
Ce récit autobiographique porte sur la genèse et la maturation de l'oeuvre, sur les lectures de l'écrivain et leur influence comme sur les rencontres ayant compté pour lui, ainsi que sur l'organisation matérielle de son temps et de son travail, sur les questions se posant dans sa pratique littéraire et sur les motivations le poussant à écrire. Mais il n'y a pas dans cet ouvrage de travail de la langue comme dans Chantiers de Marie-Hélène Lafon. L'auteur, il est vrai, réfutant le style (ou du moins la recherche du style), ne croit qu'au rythme et à la possession d'un univers - ces derniers n'excluant pas à mon sens le premier.
Emmanuel Ruben se montre naturellement bavard, accumulant exemples personnels ou pris chez d'autres auteurs et nous révélant de petits secrets (4) et des anecdotes amusantes, affirmant aussi avec sincérité ses goûts et ses opinions (5), ses admirations et ses détestations comme ses incompréhensions. Et c'est sur le ton alerte et malicieux, et parfois même mordant de la conversation qu'il s'adresse à son "cher lecteur" avec la familiarité du "tu". Un lecteur auquel il donne moult conseils, tirés de son expérience, pour écrire. Car il ne comprend pas, avoue-t-il un peu à l'emporte-pièce, comment on peut aimer lire sans écrire (6) : «Je n'ai jamais compris les gens qui lisent et n'écrivent pas, de même que je n'ai jamais compris les gens qui regardent le Tour de France et qui ne pédalent pas. Mais les éditeurs, les psychanalystes et ces nouveaux confessionnaux que sont les réseaux sociaux me répondront que les tiroirs des Français regorgent de manuscrits.»
Bien conscient qu'on ne peut parler d'écriture pendant deux cents pages sans un minimum de structuration, Emmanuel Ruben a construit son texte en quatre temps, distinguant au sein de ces grandes parties des rubriques (en caractères gras) et des sous-rubriques (en caractères italiques) pour en clarifier la lecture. Malheureusement, dans la troisième partie ("Aménager l'archipel ou comment organiser son propre chaos ?"), une importante rubrique maladroitement et sans doute hâtivement intitulée "Continue à douter" regroupe de ce fait nombre de questions formulées de manière peu adéquate : «Faut-il écrire au présent ou au passé ?» / «Faut-il écrire à la première ou à la troisième personne ?» / «Faut-il écouter de la musique en écrivant ?»/ «Faut-il (...) du sexe dans un roman ?»...
Pour bien montrer que l'écrivain doute, l'auteur utilise en effet ses différents choix comme preuve de ses hésitations face à des questions de cuisine littéraire présentées de manière générale et souvent binaire, comme si on ne pouvait apporter qu'une seule réponse au problème soulevé. Réponse que le plus souvent il ne détiendrait pas, d'où son expérimentation constante. Et il aurait été plus pertinent à mon sens de nous montrer, avec ces mêmes exemples à l'appui, que l'écrivain utilise les outils capitaux du temps et du pronom de narration en fonction des effets qu'il veut produire (qui varient selon les romans et même parfois au sein d'un même roman), et que chaque écrivain bien évidemment peut aimer ou pas écrire en musique, systématiquement (7) ou selon les circonstances. Quant à la question absurde de savoir s'il faut ou non du sexe dans un roman (ce qui bien entendu dépend du sujet de celui-ci), elle ne doit pas dispenser de s'interroger sur le traitement de ces scènes de sexe, vrai problème que l'auteur n'aborde aucunement !
4) Comme sur son alter ego Samuel Vidouble ou l'origine du nom de Vlad dans Sur la route du Danube..
5) Notamment sur l'échec commercial de Sous les serpents du ciel car trop expérimental. Opinion que je ne partage nullement, jugeant ce roman accessible à un large public et optant plutôt pour la difficulté à évoquer en France la question palestinienne, sujet tabou dont les medias se détournent (et il est déjà remarquable que ce livre ait été publié)
6) Fort heureusement à mon sens, les Français font preuve de sagesse en gardant pour eux leur insipide prose! La surabondance de publications de très inégale qualité nuit en effet déjà suffisamment à la littérature, noyant dans la masse certaines pépites
7) Marie-Hélène Lafon évoque ainsi dans Chantiers ces musiques d'affûtage (dont Bach est le grand maître) qui la mettent dans "un état de vertige têtu et d'urgence jubilatoire" pour "monter à l'assaut". Tandis que Boulgakov aurait composé une bonne partie du Maître et Marguerite sous l'emprise de la Symphonie fantastique de Berlioz
Si un roman voit sa vie prolongée par les interprétations et les analyses critiques de ses lecteurs, une autobiographie littéraire se doublant de conseils d'écriture aux lecteurs ne peut que susciter le débat. Et la question du sexe dans le roman ayant à mon sens été prestement escamotée par l'auteur, je me permets (encouragée par ses constantes et familières adresses) de réagir vigoureusement et même de tenter de combler cette lacune.
Citant une lycéenne lui ayant demandé sur un léger ton de reproche pourquoi il avait inclus une scène de sexe aussi crue dans Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben se contente en effet de lui répondre par une pirouette : «Je lui ai répondu que le sexe occupant une place importante dans ma vie, je devais lui donner une place équivalente dans mes romans.» Cette réponse faisant sourire - car la scène de sexe incriminée se limite à une page et demie sur les quatre-cents pages que comptent Les Méditerranéennes - élude ainsi totalement la question posée (pourquoi aussi crue ?). Et je m'associe pleinement (sur le plan littéraire) au reproche implicite de cette lycéenne. Alors que j'avais beaucoup aimé ce roman, j'avais en effet trouvé cette scène exhibitionniste et proche du cliché (la crudité trop familière de son lexique et de ses images nous renvoyant à bien des romans et films actuels) malgré le rythme effréné et la pointe d'humour qu'y apportait l'auteur, mais aussi contre-productive car ne servant pas son propos (8), me demandant même s'il n'avait pas eu la faiblesse de céder à l'air du temps.
La question méritait à mon sens un ample développement, les scènes de sexe étant très difficiles à traiter dans un roman. Car l'écrivain, n'ayant à sa disposition pour parler de la chair qu'un lexique familier souvent grossier, ou anatomique et trop technique, doit chercher une langue permettant de contourner tant la froideur scientifique que l'exhibitionnisme ou le cliché. Et je citerais à ce propos l'exemple de trois auteurs ayant surmonté cet écueil avec brio. Dans son roman Bolla, une histoire d'amour et de désir, Pajtim Statovci s'en sort notamment grâce à des images inventives pleines d'humour et de fraîcheur (9), tandis que Carole Zalberg invente dans L'invention du désir un langage poétique musical qui suggère avec force et sensualité, avec pudeur mais sans retenue (10). Et dans Les oeuvres de miséricorde, le regretté Mathieu Riboulet décrit, lui, minutieusement le corps à corps de ses héros de manière sculpturale, ses phrases en épousant avec précision la chorégraphie (11).
8) Si les énumérations et la ponctuation donnent beaucoup de rythme à ce passage non dénué d'humour, l'emploi malvenu du terme "souiller" donnant un aspect sale, sordide, au sexe va à l'encontre de cette force de vie, de cette victoire sur "l'angoisse de mourir et la peur de jouir" que l'auteur semble vouloir célébrer : "ils souillèrent la cuisine et la salle de bains, le sofa du salon et le rebord du lavabo, le bar américain et le tapis turc"(p. 208/209)
9) Commentant un adolescent peu expert faisant une fellation à son héros : "il ne prend en bouche que le gland dont il suce le bout comme une glace, sans accorder son attention à la verge qui se réduit pour lui à une poignée de porte"
10) Cf le premier extrait en fin d'article : ici
11) Cf le dernier paragraphe du premier extrait en fin d'article : ici
manuscrit du Rivage des Syrtes de Julien Gracq
Il est rare d'avoir affaire à un auteur ayant manifesté une vocation si précoce et si affirmée et de pouvoir suivre ainsi la progressive maturation d'un écrivain. Et, quand on s'intéresse aux mystères de la création fictionnelle et à la fabrique de la littérature, on ne peut que dévorer L'archipel de l'écriture avec avidité, a fortiori quand on a lu les livres, et notamment les romans, d'Emmanuel Ruben (12). On y trouve en effet une mine foisonnante de renseignements.
Le livre est de plus illustré, pour notre plus grand plaisir, de vingt-sept reproductions textuelles et iconographiques (en noir et blanc) en augmentant encore la richesse. Et il est exceptionnel de pouvoir ainsi consulter les extraits des premiers essais littéraires d'un auteur : BD, poème, article de journal, nouvelles, romans - notamment policiers..., un riche et éclectique matériau dans lequel on décèle les germes de ses livres futurs (13). Sans compter ces dessins et surtout ces cartes tentant de cartographier ce pays imaginaire dans une échelle de plus en plus rapprochée pour lui donner existence. Exceptionnel aussi, à l'ère du numérique, de pouvoir accéder aux carnets préparatoires ou aux manuscrits de ses livres publiés, comme à ces carnets noircis de notes et de croquis par un auteur ayant pris l'habitude d'écrire et de dessiner à toute occasion (lecture, visionnage de film, voyage ...). Un auteur toujours en avance d'un coup qui se projette sans cesse dans les livres suivants.
Racontant des histoires depuis la chute du mur de Berlin, Emmanuel Ruben écrit non seulement pour se comprendre lui-même, «pour [se] réunifier», mais «pour déchiffrer la complexité du chaos-monde et pour dresser la carte d'un autre monde possible». Et écrire, comme lire, c'est aussi faire l'apprentissage de l'impermanence des choses : «c'est apprendre à vivre et à mourir».
Un livre à conseiller à tous les grands lecteurs et les apprentis-écrivains.
12) Sur les treize livres notés dans la bibliographie de l'auteur, j'en ai personnellement lu neuf dont sept ont été critiqués sur L'Or des livres : ici
13) Comme la première apparition de son alter ego Samuel Vidouble dans une fiction écrite à l'adolescence
A propos de l'auteur :
Emmanuel Ruben est né en 1980. Agrégé de géographie, il étudie le russe à l'INALCO et effectue de nombreux séjours à l’Est de l’Europe et au Proche-Orient. En septembre 2014, son roman La Ligne des glaces (Rivages) est sélectionné pour le Prix Goncourt. En juin 2016, il entreprend une traversée de l’Europe à vélo, d’Odessa à Strasbourg. Sur la route du Danube (Rivages), livre inspiré de cette traversée, obtient en 2019 le prix Nicolas-Bouvier, le prix Amerigo-Vespucci, le grand prix Sport & Littérature et le prix Amic de l'Académie française. De 2017 à 2021, il dirige la Maison Julien Gracq qui accueille en résidence des écrivains du monde entier. En janvier 2021, son roman Sabre, premier volet d’une saga familiale, obtient le prix littéraire du Pont Royal et le prix des Deux Magots. Il publie en septembre 2022 des Nouvelles ukrainiennes inédites (Points) et un roman, Les Méditerranéennes, qui obtient le prix du roman historique.
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premières pages illustrées du livre (p. 9/24) : ici