Imelda, de John Herdman
Les éditions Quidam viennent de rééditer dans leur collection de poche Les Nomades la version française d'Imelda (Polygon, 1993) qu'elles avaient publiée en 2006 : un brillant roman à l'écriture classique et à la structure fragmentée, magistralement bâti autour d'une tragique histoire familiale sur fond plus ou moins occulté d'inceste et d'homosexualité, qui se déroule dans un monde bourgeois conservateur profondément hypocrite dans le huis clos d'un domaine du Berwickshire. L'écrivain écossais John Herdman, développant les thèmes qui lui sont chers, y illustre avec ingéniosité et ironie la puissance de l'illusion, conviant le lecteur à un vertigineux jeu de piste tout en questionnant les ambiguïtés du langage et le rapport de la fiction à la vérité (1).
1) Il questionnera plus largement la fonction symbolique du roman et son rapport à la vérité dans son roman suivant Ghostwriting (Polygon, 1995) publié par Quidam en 2018 sous le titre La confession
Hubert Agnew, son frère cadet Frank et leurs parents vivent à Lemington House et leur maisonnée s'enrichit en 1950 de la présence d'Imelda (leur cousine au deuxième degré) et de son tuteur, leur oncle maternel Sir Robert Affleck, ce dernier étant accompagné de Johnny Restorick (son ancienne ordonnance) qui se prétend rétameur. Une arrivée qui sonnera le glas de la famille Agnew et de son domaine.
Douze ans après en effet Hubert meurt tragiquement et l'on découvre que sa fiancée Imelda est enceinte. Cette dernière donnera naissance à une fille qui sera adoptée par un couple sans enfants travaillant au domaine, avant de s'enfuir. Tandis que Frank verra son état mental s'altérer et finira par être interné dans un hôpital psychiatrique. Et les deux parents Agnew ne survivront pas longtemps à ce malheur.
En 1986, alors qu'elle s'apprête à devenir mère, Janice Moodie - qui fut très tôt informée de l'identité de ses parents biologiques - ressent le besoin d'en savoir davantage sur sa famille d'origine et de rencontrer sa vraie mère. Elle prend alors contact avec un lointain parent, le Major Agnew qui, après lui avoir annoncé la mort de sa mère cinq ans auparavant, lui adresse la photocopie des récits rédigés à cette époque par les deux derniers témoins de l'affaire, dans lesquels ils se remémorent toute la période allant de l'arrivée d'Imelda enfant au domaine à son départ. Et il y ajoute quelques photos originales.
Mais ces deux récits, empreints de la subjectivité du "je", se contredisent sur bien des points et introduisent de sérieux doutes sur l'identité réelle du père de Janice et sur les circonstances de la mort d'Hubert. Et s'ils ne semblent finalement pas trop ébranler la jeune femme, ils ont de quoi dérouter le lecteur ! Que croire : la longue et parfois sulfureuse confession de Frank alias Superbo (du latin "superbus" signifiant "orgueilleux"), schizophrène paranoïaque retraçant les faits avec une emphase narcissique délirante, ou les mémoires plus mesurées de Sir Robert Agnew, vieillard apparemment bienveillant s'affirmant «le seul à avoir survécu en conservant toutes [ses] facultés mentales», qui prétend à l'impartialité mais dont le lecteur apprendra plus tard l'inquiétant surnom de Mendax (2) ?
Après ces deux récits contradictoires encadrés par les échanges épistolaires de Janice et du Major - ce dernier engageant après coup la jeune femme à relativiser la vérité de chacun d'entre eux (3) -, une courte note conclusive émanant d'un chroniqueur double de l'auteur, et s'adressant au seul lecteur, apporte de plus une troisième version ...
Qui est donc le père de l'enfant d'Imelda ? De quoi est mort Hubert et qui manipule qui ?
2) Mendax signifie "menteur", "malhonnête" en latin
3) Le major Agnew, après lui avoir envoyé ces deux récits, engage ainsi Janice à ne «pas prendre au pied de la lettre» ce que dit Superbo, ni «assimiler trop étroitement à la vérité» ce que l'oncle Affleck raconte
John Herdman publia en 1990 un essai littéraire intitulé The Double in the Nineteenth Century, et son oeuvre fictionnelle s'inscrit dans le sillage de toute la littérature fantastique européenne du XIXème siècle (4), la thématique du double (associé au mal, à la folie et à l'imposture) y régnant en maître. Mais si Robert Louis Stevenson et son Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde n'est pas loin, c'est essentiellement à l'écrivain russe Nabokov et à son roman La Méprise (poursuivant ce courant au XXème siècle) que ce roman fait malicieusement référence (5).
Frank écrit de l'asile où il est notoirement interné pour schizophrénie – terme renvoyant dans le langage commun à une dissociation de la personnalité -, la deuxième face de Sir Robert Affleck, le rédacteur du second récit, n'étant évoquée qu'à demi-mot. L'auteur (6) glisse en effet l'air de rien moult brèves allusions significatives donnant des indices au lecteur. Et, dans une habile mise en abyme, il s'amuse à imbriquer et perpétuer les doubles à l'infini. Les deux frères s'opposent ainsi par le physique et le caractère, Hubert semblant une pâle et rebutante doublure de Frank, ou l'inverse (selon les récits). Quant au chien d'Hubert, par un étrange mimétisme, il souffre comme lui de désordres intestinaux, sa mort atroce annonçant celle de son maître. John Herdman démultiplie de plus la paternité de l'oncle Affleck : père de substitution de sa pupille rejoignant sa sœur dont il était très proche afin qu'elle lui serve de mère, il supplante son beau-frère, inefficace rêveur devenu pasteur, tant dans la gestion du domaine que dans l'éducation de ses enfants, manifestant nettement sa préférence pour l'aîné Hubert...
Le mal s'incarne ostensiblement en la figure de Johnny Restorick, expert en plantes et champignons présenté d'emblée comme projetant une ombre inquiétante sur l'avenir commun, et il semble contaminer Frank. A la fois repoussé et fasciné par le personnage, celui-ci recherche en effet sa compagnie malgré les avertissements d'Imelda, apprenant à connaître avec lui les propriétés des champignons vénéneux du domaine et se lançant dans l'écriture d'un ouvrage mycologique sur la région. Et le côté malfaisant de l'oncle Affleck qui refuse de renvoyer son ancienne ordonnance à laquelle il est très attaché, malgré les rumeurs courant à son sujet au village, se laisse subrepticement entrevoir.
Le trio des cousins à l'harmonie trompeuse (perturbée par la rivalité amoureuse des deux frères) éclatera à l'annonce des fiançailles d'Imelda avec l'aîné, laissant Frank déchiré. Après la mort d'Hubert, le rêve d'un nouveau trio avec Imelda et son enfant ne se réalisera pas, faisant retomber Frank dans son désespoir. Et le père Goodlad (littéralement "bon garçon"), célébrant la messe d'enterrement d'Hubert à la place de son père pasteur, achèvera de le détruire en le poursuivant de son mépris réprobateur, le condamnant à être le mauvais fils et le faisant sombrer dans la folie.
Après Imelda et Hubert, Frank s'avère ainsi la troisième victime sacrificielle de cette histoire maléfique.
4) : Hoffmann, Poe, Oscar Wilde, Maupassant, les écossais James Hogg et Robert Louis Stevenson, les russes Gogol et Dostoievski ...
5) On se réfèrera notamment à la postface de la traductrice qui, sortant de son rôle, s'y livre à une analyse critique pointue d'Imelda, certes passionnante pour le lecteur mais réduisant l'intérêt de ma propre lecture critique...
6) Ainsi bien des remarques innocentes dans le récit de Frank laissent-elles soupçonner une autre vérité au lecteur perspicace
Divisé en huit sections, le premier récit comportant près de cent vingt pages (le second n'en ayant qu'une quarantaine) constitue l'essentiel de ce roman très linéaire dans lequel John Herdman soutient habilement la curiosité du lecteur en anticipant régulièrement la fin funeste de ces aventures. Et si l'écriture élégante (reproduisant néanmoins un parler populaire au fort accent dans les quelques dialogues avec Johnny Restorick) est délibérément un peu désuète, très XIXème siècle, l'auteur a l'art de raconter cette histoire plutôt sordide avec un humour décapant ou plus subtil, et même parfois autodérision (7). Déployant ironiquement les multiples facettes de la vérité au travers du miroir de l'illusion, il manie les mots avec érudition et dextérité, jouant sur leur sens caché, leur valeur symbolique et leur ambiguïté. Patronymes, noms ou surnoms sont ainsi pleins de sous-entendus et les noms de champignons - notamment des espèces dangereuses ou mortelles - acquièrent une valeur symbolique (8), ce que masque légèrement leur formulation en latin (clin d'oeil malicieux aux lecteurs latinistes ou indice stimulant la recherche pour les autres). Quant aux silences, ils sont lourds de significations (9), les mots ne reflétant pas toujours la réalité...
Au delà de ces deux récits, reflets incertains de cette réalité, la note du chroniqueur apporte de nouveaux éléments plus objectifs à un dossier qui n'est pas encore clos, la vérité des photos venant encore éclairer cette sombre affaire : une vérité que Janice devinera en partie mais préférera refouler. Et le père d'Imelda (le roman) s'avère finalement le seul détenteur de la vérité de cette histoire à l'atmosphère délétère, partageant semble-t-il ce privilège avec celui qui tient lieu de père à son héroïne éponyme.
Un roman plein d'esprit et d'humour à l'écriture savoureuse délibérément déphasée avec son temps, ce qui le rend paradoxalement très rafraîchissant !
7) «Une telle combinaison d'adjectifs ne laisse présager rien de bon» ...
8) Tout comme le serpent qui tua le père d'Imelda, présageant le mal à venir, ou le salut nazi employé avec malice différemment dans les deux récits ...
9) Après que Restorick a été surpris par Frank dans "une activité dégradante", les deux font notamment comme s'il ne s'était rien passé …
Imelda, John Herdman, traduit de l'anglais (Ecosse) et postfacé par Maïca Santoni, Quidam, les Nomades 3 novembre 2023
A propos de l'auteur :
John Herdman est né à Edimbourg en 1941. Diplômé de Cambridge où il a effectué ses études supérieures, il a été très impliqué dans la question du nationalisme écossais, tant sur le plan politique que littéraire. Reconnu à la fois comme romancier, nouvelliste, dramaturge et critique, il est également l’auteur d’une des toutes premières études sur les chansons de Bob Dylan.
EXTRAIT :
On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI