Histoire de l'homme qui ne voulait pas mourir, de Catherine Lovey
Histoire de l'homme qui ne voulait pas mourir, ce court roman, parle de la vie, de la maladie et de la mort, l'écrivaine helvétique Catherine Lovey y observant avec attention ce monde dans lequel nous vivons ainsi que nos comportements confinant parfois à l'absurde. Au travers de cet «homme qui savait que la mort existe, et pensait qu'elle ne le concernait pas» sur lequel elle se focalise, son héroïne-narratrice pointe d'une manière douce et tranquille (quoique non exempte d'humour et de quelques emportements) nos contradictions, nos mensonges et nos aveuglements plus ou moins conscients. Et elle sonde surtout cet écart, ce décalage entre nos rêves ou nos mots et la réalité, tentant d'y donner sens et d'éclairer cette vérité que nous ne voyons pas ou cherchons à éluder.
Ayant emménagé dans un petit immeuble d'une ville suisse, la narratrice va se rapprocher peu à peu de son voisin de palier - un exilé hongrois ayant fui le communisme - à l'occasion surtout de deux événements imprévus. Ce «Monsieur Sándor», homme d'affaire discret et souvent absent du fait de ses nombreux voyages, va en effet subitement tomber gravement malade au moment même où, nous dit la quatrième de couverture, «un virus se propage sur la planète».
(J'avoue avoir trouvé plutôt dissuasif cet élément mis en avant par l'éditeur mais, dès la lecture des premières pages, j'ai vite surmonté mon agacement, séduite par le ton singulier et l'acuité du regard de l'auteure et happée par sa belle langue élégante et limpide. D'autant plus que cette pandémie resserrant les espaces et affectant nos modes de vie trouve sa justification narrative, s'intégrant parfaitement dans le propos de l'auteure qui s'interroge sur notre appréhension du monde «tel qu'il est vraiment».)
Les deux protagonistes noueront ainsi «une relation de voisinage allant bien au-delà de quelques mots de salutation» et l'héroïne accompagnera avec respect, compassion et empathie cet homme digne et peu disert ayant une foi démesurée en la médecine et s'avérant incapable d'envisager l'issue fatale vers laquelle il s'achemine, tentant de le comprendre sans s'autoriser à «trouer la bulle» protectrice dans laquelle il s'enferme.
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1. «Il était une fois un homme, un brave homme audacieux qui ne voulait pas mourir. (…) Cet homme, je le connaissais. Il était mon voisin.»
S'ouvrant, selon la formule consacrée, à la manière d'un conte narré à la troisième personne, ce livre se revendique à peine cinq lignes plus loin comme une histoire vraie racontée par quelqu'un en ayant été le témoin. Et d'emblée s'installe ainsi un étonnant écart entre le "je" d'une narratrice en quête de vérité observant le réel et l'objet de son récit : un homme s'enfermant dans une fiction qui entretiendra un fantasme de guérison et des rêves de voyages «quasi inaccessibles» dans son état. Et cela même si l'héroïne n'échappe pas non plus à des rêves sibériens insensés de cabanes au fond des bois, «d'abris à l'écart de la civilisation» alors qu'elle sait être incapable de «concevoir la vie autrement qu'elle n'est, avec ses robinets et ses chasses d'eau, ses interrupteurs d'électricité, son chauffage au sol, ses connexions hyper rapides.»
Après la mort de son voisin, la narratrice raconte son histoire depuis que, deux ou trois ans avant sa maladie, elle fit sa connaissance suite à son installation dans l'appartement en face du sien. Elle retrace sur un rythme alerte cette relation de voisinage s'étant particulièrement développée dans ces deux ans de parcours en montagnes russes (1) menant à sa fin où elle lui apporta toute son attention et son aide, et elle fait revivre de petites scènes remémorant leurs multiples rencontres, promenades et conversations, Monsieur Sándor étant «devenu avec le temps un proche important».
Se succèdent ainsi quarante-cinq très court chapitres tournant rapidement autour de cet homme impassible incapable de manifester ses émotions et semblant s'arranger de tout. Et, dans ces sortes de micro-ajustements kaléidoscopiques, l'auteure parvient à capter d'infimes dérapages et saisir quelques signes laissant entrevoir la vérité de cet homme que son héroïne ne connut pas vraiment et qui ne la connut pas vraiment non plus, nous délivrant un portrait très touchant de ce dernier. Cette expérience de la fragilité de son voisin, de sa peur de se dévoiler aux autres mais aussi à lui-même, renvoie de plus son héroïne à sa propre vulnérabilité, montrant combien "il est terriblement difficile de connaître la vérité sur nous-mêmes" (2) comme sur les autres.
2) Un parcours fait d'hospitalisations, de séjours en maison de convalescence et de retours chez lui, suite aux multiples traitements, effets secondaires et opérations subies par cet homme n'envisageant jamais la déchéance physique dans laquelle il s'enfonce autrement que «comme le creux de la vague suivi d'une remontée»
3) Cf la première épigraphe tirée du Journal de Sándor Màrai
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Le choix d'un récit au passé simple, outre qu'il fait se succéder rapidement gestes et actions, permet à la belle langue classique de Catherine Lovey de se déployer pleinement. Une écriture légère, précise et nuancée alliant finesse d'observation, profondeur de réflexion et clarté de formulation dont l'auteure s'inscrit dans le sillage walsérien par sa sensibilité à la nature et surtout par cette attention aux petits détails s'élargissant à un regard sur l'étrangeté du monde et de notre vie en son sein. Par sa façon de souligner avec une distance amusée ces comportements mécaniques faisant de nous des pantins, de dérisoires automates enfermés dans leurs rituels conformistes s'agitant sans accéder à un sens qui les dépasse : «J'eus le sentiment en ce moment précis d'avoir été prise dans le mécanisme d'une de ces boîtes d'automates qui font défiler une petite scène animée». Enfermés également dans cette «boîte du temps», «sans possibilité de soulever le couvercle, d'échapper à cette mécanique » répétitive des jours et des saisons.
L'auteure nous plonge dans un univers familier et burlesque qui n'a rien d'idyllique, portant un regard curieux et étonné aussi bien sur son environnement quotidien et sur les comportements des hommes que sur celui de la narratrice semblant porter sa voix. Comme son compatriote Robert Walser, elle regarde attentivement le monde de l'extérieur tout en le ressentant intensément de l'intérieur, et dans cet écart se creuse un abîme : celui qui sépare la réalité affichée de la vérité. Pénétrant pour la première fois dans le centre hospitalier d'oncologie la narratrice a ainsi l'impression d'«un décor qui aurait été posé afin que des personnages de film puissent y évoluer. Un décor, des personnages, un film. De la fiction, autrement dit, en pleine réalité pourtant.»
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Les choix narratifs de Catherine Lovey s'avèrent très pertinents. Au contraire de Monsieur Sándor, nous ne connaissons ainsi ni le nom ni l'apparence physique ou vestimentaire de la narratrice, sachant seulement qu'elle vit seule, a un travail et invite parfois des amis (sans plus ample précision). Mais nous pénétrons intimement son flux de conscience. Tandis que, bien qu'il ne lui délivre des informations sur son passé qu'au compte-gouttes, son voisin lui évoque la Hongrie sous le régime communiste et sa vie de fils unique avec ses parents ou sa tante bien-aimée Olga, ainsi que Véronika - la compagne avec laquelle il vécut vingt ans en France -, l'héroïne faisant même la connaissance de ses amies Brigitte Steiner et Gloria. Mais il reste impénétrable, ne laissant que très rarement affleurer ses émotions ou ses pensées intimes.
La marche inéluctable de Monsieur Sándor vers la mort est par ailleurs l'occasion pour l'auteure de développer ses observations et réflexions sur le monde actuel de la médecine. Le voisin de son héroïne se trouve en effet «pris dans un système ou non seulement on ne voyait pas le tableau d'ensemble mais où tout était fait, médicalement parlant, pour qu'il n'essaie pas de le regarder. Si bien qu'engagé sur cette chaîne de montage [il] passait d'une main à l'autre». Et elle dénonce «le piège qui nous est tendu par une médecine aux progrès indubitables, mais se faisant avant tout sur le dos d'une quantité considérable de malades expérimentés bien avant que d'être soignés».
C'est de plus pour elle l'occasion d'aborder l'indigence des mots pour affronter la mort – la nôtre comme celle des autres dans laquelle elle se profile - au travers de cet homme qui n'aimait pas s'épancher ni se plaindre dont chacune des paroles «étaient démenties par son allure générale et son regard retiré à l'intérieur de lui-même», comme de cette tendance partagée à «s'abriter derrière des mots passe-partout» et des périphrases.
Observant vers la fin les échanges de Monsieur Sándor avec son amie Gloria, la narratrice est ainsi stupéfaite de voir que «deux êtres qui se connaissaient bien, depuis longtemps, puissent se montrer aussi indigents avec les mots dans des circonstances qui requéraient tout le contraire». Elle se surprend même parfois à devoir mentir à son voisin pour ne pas le blesser ou créer autour de lui «une atmosphère rassurante». Et quand viendra le temps des adieux, elle cherchera en vain les mots adéquats : «Où sont-ils ces mots ? Quelqu'un les a-t-il jamais trouvés ? Des mots qui ne se contentent pas de dire une espérance déplacée, d'une envergure suffisante pour faire place à la mort, sans lui laisser tout le champs.» Elle ne trouvera alors que les mots sensibles d'un poète (4) associés à la symbolique d'une fleur.
Catherine Lovey éclaire ainsi de manière bouleversante notre extrême solitude (5) face à la mort, même entourés de soins et d'amour : une expérience impossible à partager.
4) Tirés de La Seconde Semaison de Philippe Jaccottet
5) Comme l'annonçait sa deuxième citation en exergue de son livre (La mort d'Ivan Ilitch de Léon Tolstoï)
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Parallèlement, l'auteure imagine habilement la destruction programmée d'un bosquet de bouleaux contre laquelle se mobilisent les habitants du quartier et son héroïne à la sensibilité écologique, ce qui lui permet de s'en prendre au bétonnage intensif de nos villes : «Anéantis, les chemins de terre, les tapis de feuilles, de mousse, et encore l'étang gris, et priés d'aller voir ailleurs les écureuils, les mulots, les hérissons, les papillons, les vers de terre, les pics-verts, les moineaux, afin que puissent s'ériger des salles de sport, une piscine olympique, des parkings et, plantés tout à la fin du chantier, quelques arbustes pitoyablement appelés à devenir le jardin des familles.»
Et d'exalter cette nature ayant «sa vie propre» au cœur de laquelle «un mystère était à l'oeuvre dont nous avions toujours veillé à ne pas prendre la mesure.»
Et si Monsieur Sàndor, en déplaçant à son début le marque page de ce «petit livre bleu» (6) - ouvert par sa voisine en son milieu pour lui en lire un passage alors qu'il était alité chez lui - semble montrer son refus d'achever la lecture de cette histoire, l'héroïne, par sa résistance et grâce à l'avocat qu'il lui avait conseillé, réussit de même à repousser un temps l'échéance fatidique du «bosquet menacé de tronçonnage».
Avec un recul ironique et tendre, Catherine Lovey aborde ainsi d'une plume délicate, lucide et émouvante l'essence de nos vies que plombe la mort.
6) Ce récit, Sur la route du Danube, suit le périple de deux cyclistes à l'énergie débordante accomplissant leur rêve, qui arpentent l'Europe en remontant vers les sources du Danube
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Histoire de l'homme qui ne voulait pas mourir, Catherine Lovey, Zoé, 2 février 2024, 176 p.
A propos de l'auteure :
Née en 1967, Catherine Lovey est originaire du Valais. Elle se plonge très tôt dans la lecture et dans l’écriture. Après des études en relations internationales, complétées par un diplôme en criminologie, elle travaille en tant que journaliste de presse écrite, spécialisée sur les questions économiques et financières.
En 2005, elle publie son premier roman L’Homme interdit, suivi de Cinq vivants pour un seul mort (2008), d’Un roman russe et drôle (2010) et de Monsieur et Madame Rivaz (2016).
On peut consulter son site officiel : ici
EXTRAIT :
Ch.1 p. 9/10.
Il était une fois un homme, un brave homme audacieux, qui ne voulait pas mourir. Cet homme savait que la mort existe. Il savait même qu’elle se manifeste tous les jours. Seulement, il ne pouvait pas croire qu’elle le menaçait, lui, personnellement. Un peu comme si le soleil qui le réchauffait n’était pas celui qui réchauffe les autres, pas le même soleil, ni la pluie qui le mouillait. Cet homme, je le connaissais. Il était mon voisin. Tous les jours, quand il ne voyageait pas, or il voyageait beaucoup, nous nous rencontrions à un moment de la journée ou de la soirée. Parfois, nous échangions juste un salut, parfois quelques mots, et il arrivait que ceux-ci se prolongent par un verre partagé.
Mon existence peut être qualifiée de solitaire. Celle de l’homme qui ne voulait pas mourir aussi. Toutefois, nous n’étions seuls ni l’un ni l’autre. On ne peut pas prétendre être seul en vivant dans une petite ville dont les parages sont eux aussi habités. S’isoler consisterait, à mes yeux, à m’installer dans une forêt sibérienne qu’aucune route ne relie, et encore. Il m’arrive d’imaginer qu’une telle existence serait possible. Souhaitable. À condition que la forêt ne soit pas congelée dix mois sur douze et qu’un cours d’eau conséquent, voire un lac, se trouve non loin de l’emplacement où je me serais débrouillée pour dresser quelque chose qui ressemblerait, sans en être, à des murs et à un toit.
Il y a trois ou quatre ans, avant que l’homme qui ne voulait pas mourir tombe malade, ou plutôt, avant que l’homme qui pensait que le soleil qui l’éclairait n’était pas le même que celui qui m’éclaire, moi, n’apprenne qu’il était malade, nous avions parlé ensemble de ces rêves de cabanes au fond des bois. De ces projections ridicules, s’agissant de deux êtres, lui autant que moi, incapables de concevoir la vie autrement qu’elle ne l’est, avec ses robinets et chasses d’eau, ses interrupteurs d’électricité, son chauffage au sol, ses connexions hyper rapides à l’internet, et son mot d’ordre insensé nous enjoignant d’épargner les ressources naturelles tout en nous contraignant, par notre seule présence en ce monde confortable, à les épuiser à chaque seconde du jour et de la nuit. Nous ricanions en évoquant ces fantasmes d’abris à l’écart de la civilisation, l’homme qui ne voulait pas mourir et moi. Mais nous ne ricanions pas pour la même raison. Lui affirmait que la stupidité de ce rêve, plus exactement le fait qu’il apparaisse stupide aux yeux de tous, donnait une bonne mesure de l’intelligence humaine, de tout ce qu’elle avait accompli jusqu’ici et produirait à l’avenir, qui ne manquerait pas d’être prodigieux. Pour ma part, ce rêve au fond des bois me rendait triste avant tout. Je le regardais comme un chat domestique étalé sur son coussin. Il arrive que ce genre d’animal manifeste soudain un réflexe d’attaque ou de défense en une coordination parfaite entre le cerveau et tous les muscles du corps. Le chat le plus avachi en est capable. Durant un laps de temps si court qu’il pourrait ne pas avoir existé, la bête laisse entrevoir la preuve qu’une vie sauvage serait encore possible pour elle. Et c’est ce qui m’arrive avec ma forêt sibérienne. Une nature souveraine, une solitude assumée; la totalité d’une vie et d’un paysage aussi redoutables qu’enviables, en une seule image. Et puis tout a déjà disparu. Ne restent que le coussin, les écrans, le quotidien à portée d’un doigt qui clique sur une souris.