Les arbres quand ils tombent, de Fanny Wobmann
Diplômée en sociologie, dramaturge et romancière, Fanny Wobmann a grandi entre le Rwanda, Madagascar - un des pays les plus pauvres du monde - et le Jura suisse.
Dans ce dernier opus s'écartant courageusement de la fiction pour s'aventurer sur un chemin inconfortable, elle revient sur cette enfance africaine heureuse, libre et insouciante ayant marqué sa vie, exhumant les rares souvenirs de la petite fille blanche «qui croyait appartenir à un continent noir» et pour laquelle l'Afrique était «une terre de sensations (…) détachée de la réalité des gens qui y vivaient depuis toujours», et interrogeant la mémoire de cette femme blanche «qui ne sait quoi faire de cet héritage». De cette Afrique noyée de chaleur encore si physiquement présente dont elle se rappelle essentiellement les odeurs, la lumière et les couleurs.
Les arbres quand ils tombent est un récit hybride tenant tant de l'autobiographie que de l'enquête qui s'avère surtout une quête d'identité et de vérité venant bouleverser les propres perceptions ou interprétations de l'auteure et le récit familial en sondant sans tabous la pensée occidentale dominante dans laquelle elle s'insère. Car, socialisée «dans le contexte de la suprématie blanche», elle est bien «obligée d'admettre qu'elle n'a pas pu échapper à cette mythologie construite au fil des siècles par la pensée blanche».
Revisitant le monde de son enfance avec le recul de l'adulte consciente du gouffre des différences et des inégalités comme des rapports de pouvoir en jeu - ce qui donne une dimension anthropologique et politique à son propos -, Fanny Wobmann se livre de plus à une interrogation profonde sur sa légitimité d'écrivaine à dire.
Et son récit prend la forme d'une sorte de journal du livre en train de s'écrire, restituant son cheminement réflexif de la gestation à la réalisation de son projet et rendant le lecteur témoin des multiples tâtonnements de son écriture, ce qui n'est pas le moindre de son intérêt.
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Baobabs à Madagascar
Portant constamment son projet avec elle, Fanny Wobmann mène ainsi un récit très morcelé épousant sa démarche et s'intégrant intimement dans son quotidien. Un récit avançant au présent et au fil des saisons qui fait se succéder bribes de souvenirs ou descriptions de photos isolées, échanges par mail avec sa grande amie d'enfance malgache Nirina (qu'elle questionne sur ses propres souvenirs et sur son ressenti de l'époque), discussions - notamment avec ses parents sur cette période de leur vie - , visionnage d'un documentaire de la coopération suisse où ces derniers apparaissent (1)…, et nombre d'extraits d'essais (d'articles et podcasts) ou de romans et poèmes en rapport avec les thèmes abordés permettant une mise en perspective (2). Des fragments qu'elle ne cherche nullement à relier de manière démonstrative car elle veut manifestement se débarrasser de tout a priori, prenant en compte les propos et les réactions des uns et des autres dans une vaste remise en cause de toutes certitudes, à commencer par les siennes (3). Il faut en effet accepter d'être troublé et prendre le temps de réfléchir si l'on veut tenter de comprendre.
1) Son père effectuait des missions pour la Direction du Développement et de la Coopération suisse dans le cadre de la gestion forestière
2) Donnant lieu à 2 pages d'une bibliographie éclectique où l'on croise Annie Ernaux, Françoise Vergés, Lilian Thuram, Pierre Tevanian, Robin DiAngelo, Rosa Amelia Plumelle-Uribe, Kaoutar Harchi, Claire Richard, ou Toni Morrison, Patti Smith, Ocean Vuong, Baptiste-Luc Raharimanana, Audre Lorde et Na Hassi
3) On note ainsi la récurrence de la formule : "peut-être que je ..."
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Forêt du Jura
Les arbres quand ils tombent est divisé en cinq saisons s'étalant symboliquement du printemps au printemps dans le cycle d'un éternel recommencement. Et cela même si le chapitre introductif de la première saison nous transporte d'abord en hiver dans une forêt jurassienne : «Cet hiver-là mes sœurs et moi avons hérité d'une forêt. La parcelle étendait ses six hectares en contre-bas de La Chaux-de-Fonds et bordait le Doubs.»
Il n'y a pas de saisons à Madagascar, contrairement au Jura où elles sont très marquées, et on peut voir dans cette structuration narrative le désir de l'auteure d'ancrer son livre dans ses racines. Cette dernière, ayant reçu en premier héritage une terre boisée près de sa ville natale, sait en effet d'où elle parle : «Je regardais les arbres encore nus et il m'apparut soudain évident que c'était par là que je voulais commencer. Par ce lieu avec les hêtres, les frênes, les érables, les sapins, les noisetiers. Par les pâturages boisés, les gentianes et les gratte-culs. Par les baobabs, les palmiers et les caméléons.»
Commencer par l'éden des origines, par ces arbres aimés la reliant à une nature primitive fait en effet le lien (4) avec l'Afrique faussement idyllique de son enfance. Des arbres à la valeur symbolique d'endurance et de régénérescence qui, emplis de mystère, ont de tout temps été perçus comme moyens de communication entre les mondes.
Et quand ces géants tombent malgré leur résistance, détruisant ses illusions, ils semblent laisser l'auteure seule face à l'incommunicabilité profonde de ces deux mondes européens et africains (5) et au grand silence de l'univers.
4) A chaque fois qu'elle évoque des arbres en Suisse, cela la transporte ainsi à Madagascar
5) Notamment depuis la Conquête de l'Amérique au XVIème siècle et sa colonisation qui modifièrent profondément les rapports des Européens avec les autres, le pas entre différence et supériorité étant vite franchi (cf Rosa Amelia Plumelle-Uribe)
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Fanny Wobmann n'a pas cherché la facilité et on ne peut qu'être admiratif de son honnêteté et de son humilité, et de l'exigence dont elle fait preuve dans son travail, évitant de tomber dans ces multiples biais manipulateurs. Une auteure assaillie de doutes, consciente des vides de la mémoire et du mensonge de ces souvenirs «constitués principalement d'éléments rapportés» : «Les personnes qui écrivent des autobiographies sans trous nous mentent.» Et qui lutte contre toute inclination à l'autocensure bien qu'il soit primordial pour elle de ne blesser personne.
Elle a en effet besoin «de porter sans chanceler la personne [qu'elle est]», d'assumer même un certain égoïsme, une certaine culpabilité, pour déployer une écriture en quête de vérité. Elle saura ainsi faire des choix pour mener son travail à terme : pas question pour elle «de sacrifier la sincérité, le positionnement, le sens» malgré les déluges qu'elle pourrait déclencher!
D'où vient ce sentiment que je ressens au contact de l'acte d'écrire, à celui de l'obscurité d'un théâtre, comme lorsque je marche dans les pâturages boisés de ma région natale ou pense aux ravenalas ?
Cette quête très personnelle ne laisse pas indifférent car, nous entraînant bien au-delà des «petites histoires de vie» de l'auteure et de sa famille, elle nous éloigne de toute vision binaire réductrice, nous plaçant face à la complexité des choses, à l'obscurité et au mystère de nos vies.
Fanny Wobmann se demande à un moment si son livre peut avoir une fin, et il semble que même si elle a réussi à clore son projet, les thématiques qu'elle y soulève continueront longtemps de nous interroger.
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Les arbres quand ils tombent, Fanny Wobmann, Quidam, 2 janvier 2024, 200 p.
A propos de l'auteure :
Fanny Wobmann est née en 1984 à La Chaux-de-Fonds, mais a passé ses années d’enfance entre le Rwanda, Madagascar et les forêts du Jura neuchâtelois.
Autrice et comédienne, elle est titulaire d’un master en sociologie et muséologie de l’Université de Neuchâtel, ville où elle vit. Formée au Théâtre Populaire Romand à La Chaux-de-Fonds et à l’école Serge Martin à Genève, elle travaille plusieurs années avec Robert Sandoz en tant qu’assistante de mise en scène. Elle développe en parallèle de nombreux projets de théâtre, d’écriture et de performance, au sein du collectif AJAR, de la compagnie Princesse Léopold et de la ZAC.
Elle mène également un travail d’écriture personnel autour des questions du corps, de l’intimité, des relations humaines à réinventer, pour lequel elle a remporté de nombreux prix et bourses, dont une bourse de la fondation Pro Helvetia en 2014, le Prix Terra Nova 2017 de la Fondation Schiller, le Prix d’honneur 2016 de la Fondation Gottfried Keller et une bourse culturelle de la Fondation Leenaards 2019. Son deuxième roman, Nues dans un verre d’eau, a été publié en 2017 chez Flammarion et traduit en allemand, russe et anglais. (Editions Quidam)
EXTRAIT :
On peut feuilleter quelques pages (Ch. 2/ 3 p. 13/28) : ICI