Un été en montagne, de Elizabeth von Arnim

Publié le par Emmanuelle Caminade

Un été en montagne, de Elizabeth von Arnim

Pour lancer leur nouvelle collection Le Rouge et le Noir – consacrée aux fictions françaises et étrangères modernes ou contemporaines -, les éditions Arfuyen qui, depuis leur création en 1975, donnent une place centrale aux ouvrages de poésie, de sciences sociales et de spiritualité, ont choisi fort à propos (1) de publier la version française d'In the mountains (1920) d'Elizabeth von Arnim encore inédit dans notre pays.

Certaines situations liées au contexte britannique de l'époque (2) datent certes un peu, mais ce roman d'une sensibilité très "british" possède de grandes qualités d'écriture et notamment un ton humoristique original des plus savoureux. Recélant des trésors d'humanité, de bienveillance, et faisant triompher la vie, il s'avère de plus d'une lecture très revigorante.

 

1) Cette maison d'édition ayant pris le nom d'une montagne provençale se voulait lors de sa fondation "un lieu sur la terre pour chercher le ciel. Un lieu aussi pour prendre refuge" (Cf : ici), ce qui semble aussi être la vocation de cette maison bénie de la montagne valaisanne servant d'écrin à ce roman

2) Notamment l'emprise de la religion se reflétant dans nombre de formulations mentionnant Dieu, les rapports de l'époque entre les fidèles employés et leur patronne, ou ces problèmes de convenances d'une des protagonistes encore marquée par la stricte ère victorienne...

 

 

Un été en montagne est un roman introspectif dont la narratrice est aussi très attentive aux autres, qui se présente sous la forme d'un journal tenu du 22 juillet au 15 octobre 1919. Un roman dans lequel il se passe peu de choses mais comportant néanmoins plusieurs petits événements modifiant son cours et marquant les étapes d'une renaissance, une chute heureuse en faisant même une sorte de conte de fée.

 

Quittant Londres meurtrie, l'héroïne narratrice (non nommée) revient dans sa maison suisse construite à flanc de montagne : une «petite maison de paix accrochée au soleil juste sur le chemin du ciel» qu'elle n'a pas revue depuis le 1er août de la guerre (3) et où elle espère se réparer, retrouver sa foi en la vie. Et si la plupart des amis - et même son frère – qui faisaient résonner autrefois cette maison de leurs rires sont morts à la guerre, c'est moins de cette dernière dont tout le monde a souffert que provient son obscur désespoir que d'une blessure de son «moi intime» qui ne nous sera jamais précisément dévoilée, même si l'on devine une trahison amoureuse. Un «coup de poignard dans le dos» qui lui «a enlevé la foi en la bonté».

La douceur de l'été et la lumineuse beauté des paysages dans lesquels elle se promène solitaire, les gardiens (Antoine et sa femme) aux petits soins pour elle, et la nourriture spirituelle apportée par son «compagnonnage» avec les livres ne lui suffisent pourtant pas et elle ressent un intense besoin de parler, de partager son ressenti et ses réflexions. «La solitude de l'esprit » est en effet pour elle «la plus profonde tragédie de la vie». Aussi se met-elle à écrire un journal intime : «S'il n'y a personne à qui parler, on imagine alors quelqu'un, comme si on écrivait une lettre à une personne qui vous aime et qui veut savoir».

Le 14 août, jour de son anniversaire, un étrange cadeau lui est offert par le destin, venant rompre le déroulement de ses paisibles journées. Elle rencontre deux Anglaises, deux veuves vivant dans une pension de la vallée qui se sont égarées dans la montagne où elles cherchaient un peu de fraîcheur, et qu'elle invitera à séjourner chez elle. Notre narratrice solitaire aspire à s'en faire des amies mais toute vraie conversation est soigneusement éludée par la très discrète et reconnaissante Mrs Barnes qui tente de brider l'impulsivité de sa soeur Dolly et d'éviter les questions gênantes avec une angoisse sourde et une gentillesse désarmante : «La combinaison de la bonté avec une faible intelligence est inexpugnable. Il n'y a nulle part de passage.» Et, avec un altruisme tyrannique, Mrs Barnes soumet son hôtesse qui craint de la blesser, bouleversant ses habitudes en imposant à la maisonnée ses strictes normes : «J'ai de l'affection pour quiconque montre de la gentillesse. Il y a en moi quelque chose de canin.»

Cette compagnie monotone et étouffante a néanmoins le mérite de détourner l'attention de la narratrice d'elle-même en aiguisant sa curiosité – et la nôtre – et stimulant son désir de percer le mystère de ces deux femmes. Son journal s'infléchit alors, intégrant une sorte d'enquête où elle tente de déduire la vérité d'une fine observation de ses invitées. Et, avec beaucoup d'humour, elle y décrit son malaise et ses contorsions dont elle rira sans doute avec le recul du temps : «Je me suis souvenue de mon grand âge, de la vieille dame que je trouverai à m'attendre au bout de toutes ces années et qui voudra que je l'amuse et j'ai recommencé à écrire.»

Jusqu'à ce que, dans un instinct de survie, son naturel reprenne le dessus : «Lorsqu'on se trouve en huis clos pendant des semaines en compagnie de deux autres personnes dans une montagne isolée, il faut tôt ou tard être naturel – ou bien tôt ou tard mourir.» Elle va réussir alors à échapper à Mrs Barnes et à se rapprocher de Dolly qui éclaircira le mystère. Elle trouvera ainsi une véritable amie avec laquelle elle partage une communauté d'esprit  : «C'est la chose la plus réconfortante, la plus émouvante, que de découvrir de manière inattendue une amie qui vous comprend si bien.» Une amie qui lui fera retrouver sa gaité et son amour de la vie : «Il y a quelque chose de désinfectant chez Dolly. Je crois qu'elle saurait me nettoyer de la dernière lie de morbidité qui est peut-être encore déposée en moi». Et son journal se centre alors sur ses conversations avec cette amie intelligente et sensible.

Non avare de rebondissements, Elisabeth von Arnim introduit enfin avec malice une «bourrasque occasionnelle»..., et termine joyeusement cette histoire de manière totalement inattendue.

3) Le 1er août 1914, la France décrète la mobilisation générale pour le lendemain, le Royaume-Uni entrant en guerre le 4 août suite à l'invasion de la Belgique par les Allemands

 

 

Un été en montagne est un roman d'inspiration en partie autobiographique. Le chalet où il se déroule est en effet manifestement ce "Chalet soleil" que l'auteure avait fait construire en 1911 dans le canton du Valais et où elle aimait réunir toute une société d'amis et de connaissances littéraires. Comme sa protagoniste Dolly, elle a de plus épousé un Prussien et est devenue veuve, l'échec de son second mariage la conduisant à se séparer de son époux en 1919, date où la narratrice arrive meurtrie suite à une blessure intime … Et on retrouve ainsi d'une manière générale dans ce roman ses joies et ses déceptions, son amour de la nature comme son caractère curieux et enjoué.

 

On apprécie le pouvoir évocateur des descriptions d'Elizabeth von Arnim, d'une radieuse simplicité, et la grande finesse psychologique dont elle fait preuve. On est surtout séduit par sa plume légère d'une constante ironie, par son aptitude à voir les choses sous un angle inhabituel et à formuler ses réflexions et présenter ses dialogues d'une manière amusante confinant souvent à l'absurde.

Trouvant un Henry James «étroitement serré entre deux dames», la narratrice plaisante ainsi sur les «juxtapositions extravagantes sur [ses ] étagères» et, s'étonnant de la fraîcheur du beurre lui étant servi chaque matin par Mme Antoine, elle acquiert la conviction qu'«à l'autre extrémité du beurre se trouvait une vache» probablement en train de paître sur un pâturage lui appartenant alors qu'elle y avait interdit les animaux.

Devant Mrs Barnes tricotant encore des chaussettes - habitude prise pendant la guerre pour les soldats - elle se dit «qu'il y a encore bien des jambes dans le monde», et elle constate que cette dernière «n'a pas de tranquillité d'esprit car pas d'esprit qui puisse la trouver». Tandis qu'au sujet de Dolly, elle se rend compte «à quel point il est difficile de ne pas épouser des Allemands une fois qu'on a commencé» ou, oubliant ses préoccupations dans la contemplation des crocus, s'exclame dans son journal : «Je ne me sentais plus de curiosité au sujet de ses Allemands. Je ne voulais pas d'eux au milieu des crocus» !

 

Un été en montagne est ainsi un roman plein d'esprit dont le ton, nouveau en 1920, n'a pas pris une ride. Et Elizabeth von Arnim, cette romancière anglaise à succès (dont nombre d'ouvrages furent traduits en France) mérite vraiment d'être redécouverte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un été en montagne, Elisabeth von Arnim, traduit de l'anglais par Paul Décottignies, éditions Arfuyen, 7 mars 2024, 236 p.

 

A propos de l'auteure :

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Elizabeth_von_Arnim

 

 

EXTRAITS :

 

p. 14/15

30 Juillet

 

Il est vrai qu'il n'est pire douleur que de se souvenir de son bonheur quand on a cessé d'être heureux, et il est peut-être tout aussi vrai que les misères passées finissent par donner une sorte d'autosatisfaction. Le simple fait qu'elles soient révolues nous dispose à les considérer avec complaisance. Assurément, je me souviens déjà avec un sourire et un affectueux haussement d'épaules des problèmes qui voici quelques années me semblaient effrayants. Mais cette fois, ce malheur qui m'a saisie n'est-il pas trop profond, n'attaque-t-il pas trop férocement les racines de ma vie pour que je réussisse un jour à en sourire ? Il me semble impossible d'y parvenir jamais. Je pense que le souvenir de cette année sera toujours comme le tranchant d'un couteau coupant en travers du peu de bonheur qu'il me sera donné de récolter.

Voyez-vous, ce qui s'est passé m'a enlevé la foi en la bonté – je ne sais qui vous êtes, vous à qui je continue de raconter ces choses, mais je dois vous parler, je dois vous les dire. Oui, c'est l'effet que cela a eu ; et la blessure va trop loin pour être guérie. Je sais bien pourtant que le temps est une chose étrange et salutaire. J'ai vécu assez longtemps pour l'avoir découvert. Le temps est très salubre. Il nettoie tout. Il ne manque jamais de stériliser, de purifier. Il est fort possible que je finisse par être une vieille dame sage qui causera avec la plus grande vivacité, entre ses repas bien réglés, de ses angoisses passées et en tirera maints agréables divertissements, voire de l'amusement. (…)

 

p. 19

2 août

(...)

Je pense qu'il doit être assez inhabituel de ne jamais s'ennuyer. Je m'en aperçois lorsque j'entends les autres parler. Certes, je ne m'ennuie jamais comme les gens paraissent s'ennuyer quand ils sont seuls, en l'absence de divertissement venant de l'extérieur. Quant aux raseurs – je parle de ces personnes qui, de toute évidence, ne peuvent que susciter l'ennui – ils ne m'ennuient pas, ils m'intéressent. C'est tellement extraordinaire à mes yeux, cette inconscience qu'ils ont d'être des raseurs. De plus, ils sont en général très gentils ; par ailleurs, même si j'ai honte à l'avouer, les raseurs m'aiment, et je suis toujours touchée d'être aimée, même par un raseur. Il est vrai que j'ai dû parfois me réfugier temporairement par cette opération que le Dr Johnson trouvait si commode - «retirer son attention» -, mais c'est un dangereux procédé, du fait de l'oeil inévitablement vitreux et errant qui en est la conséquence. On peut néanmoins progresser beaucoup par la pratique, en combinant la cohérence des réponses avec une méditation personnelle distincte.

(...)

 

 

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Publié dans Fiction, Journal

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