Donner son nom à l'abîme, de Amalia Luciani

Amalia Luciani, dont les éditions Òmara viennent de publier le premier recueil simultanément à celui d'Angéla Nicolaï - objet de ma précédente chronique -, n'est pas non plus une inconnue pour moi.
J'avais en effet remarqué ses deux nouvelles en langue corse proposées pour le Premiu Timpesta 2020 et 2021 - U mo sognu svegliatu, reprise dans ce recueil dans une version française remaniée sous le titre Ma part de paradis et A funicella di a tindina - qui firent partie de mon trio gagnant. Puis j'avais beaucoup apprécié également ses textes parus dans la revue Litteratura : notamment l'émouvant Billy (dans le premier numéro d'octobre 2021), nouvelle reprise également dans ce recueil, et surtout L'odeur du chlore où, semblant au sommet de son art, elle exploitait à nouveau une veine sociale mais dans un style particulièrement vif à l'humour percutant.
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Goya, le Sabbat des sorcières
Dans Donner son nom à l'abîme - dont le titre provient du poème de Baudelaire Les plaintes d'un Icare (1) – , elle nous propose de "petites ballades macabres". Privilégiant toujours une approche intimiste en s'attachant au ressenti de ses héros - qu'elle se place, le plus souvent, du point de vue d'un narrateur omniscient ou se glisse parfois dans ses personnages -, cette jeune auteure tout juste trentenaire y réunit en effet quatorze courtes nouvelles d'une tonalité très noire.
Exploitation et domination des plus faibles, appât du gain et escroqueries, violences guerrières, internements abusifs, racisme ou harcèlement, cruauté et sadisme..., le regard qu'Amalia Luciani porte sur le monde d'hier et d'aujourd'hui ici et ailleurs (2), anticipant même l'avenir, s'avère plutôt désespérant.
Et toute la misère du monde, de la pauvreté et du chômage au deuil, à l'abandon et à la solitude en passant par la maladie et le handicap défile sous nos yeux, l'auteure sondant l'âme humaine au travers de ces victimes ou parfois de leurs bourreaux, certaines de ces victimes se transformant même à leur tour en bourreaux, comme dans Ananké, Billy ou Coraline.
1)https://www.bonjourpoesie.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/charles_baudelaire/les_plaintes_dun_icare
2) Peu de nouvelles sont précisément situées et l'auteure ne semble pas attacher beaucoup d'importance au cadre, et notamment aux paysages, son écriture se concentrant sur l'évocation des sentiments et des émotions de ses personnages – dont elle nous donne néanmoins quelques portraits physiques.

Ces nouvelles sont pour la plupart traversées par une même thématique : celle de la difficulté à affronter la réalité, leurs héros se réfugiant dans leur bulle, dans un monde souvent imaginaire, à moins qu'ils ne se donnent la mort. Quatre se terminent ainsi par un suicide, l'une mettant même en scène ce dernier.
Le thème de la fragilité de la civilisation est aussi très présent dans certaines d'entre elles. Dans Betty's fools, directement inspirée d'un crime sordide non élucidé ayant choqué l'Amérique de l'après guerre - l'affaire Elizabeth Short (3) -, l'inspecteur de police «vampirisé» par la vision du corps mutilé de la victime, ne peut supporter ce monde permettant de telles horreurs, et dans Better sleep with a sober cannibal than a drunken Christian, l'auteure illustre avec une ironie savoureuse cette formule du narrateur de Moby-Dick et prolonge la réflexion d'Herman Melville s'interrogeant sur ceux qui, considérés comme civilisés, ne valent en réalité pas mieux que de sauvages mangeurs d'hommes.
Tandis que dans une île du Pacifique (semble-t-il), au milieu des bombardements, une enfant naufragée est revenue à l'état sauvage (Ces oiseaux-là), et que dans Rise early. Work late. Strike oil, l'or noir fait des hommes des monstres.
3) Qui inspirera notamment quarante ans plus tard un célèbre polar à James Ellroy Le Dahlia noir, adapté en 2006 par Brian De Palma dans le film noir du même nom

Amalia Luciani semble avoir voulu s'essayer à plusieurs registres, avec plus ou moins de bonheur à mon sens.
Le recueil s'ouvre ainsi sur deux nouvelles s'insérant dans un contexte historique. Puisqu'il a commis le crime de naître à la droite du Rhin retrace par la fiction l'internement en Corse de civils austro-allemands dont le seul tort fut d'avoir été présents en France lors du déclenchement de la guerre de 1914, «sur le mauvais territoire au mauvais moment» : des prisonniers ayant vécu dans le monde clos du couvent de Corbara dans des conditions de surpeuplement déplorables qui furent brutalement renvoyés dans le monde extérieur après quatre ans de conflit.
Et Livingstone, se déroulant dans le Sud des Etats-Unis après la guerre de Sécession et notamment à Vicksburg - où eut lieu en 1874 un massacre d'affranchis en représailles à l'élection d'un shérif afro-américain -, aborde le racisme toujours ambiant et le monde des combats clandestins sur le Mississipi, la mafia locale y exploitant les Noirs pour lesquels la boxe était la seule issue pour sortir de la misère.
Mais si ces nouvelles ont l'intérêt de nous faire découvrir des épisodes peu connus de l'Histoire, leur traitement assez documentaire rejaillit sur l'écriture de l'auteure qui s'y révèle à mon sens un peu fade.
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Quant aux deux nouvelles de science-fiction en fin de recueil - registre pour lequel j'avoue n'avoir aucune appétence -, elles ne m'ont guère convaincue. Le déroulement de Ab imo pectore dont le héros tente de compenser la perte de son épouse en perfectionnant un humanoïde m'a semblé bien laborieux, et la construction narrative de la nouvelle post-apocalyptique Boum plutôt maladroite. Je n'ai de plus retrouvé dans aucune des deux la langue incisive de l'auteure.
Je goûte modérément le fantastique, surtout à tonalité gore, mais Amalia Luciani y semble globalement plus à l'aise. Dans Ananké, petit conte cruel combinant efficacement misère affective et faits divers avec une touche de fantastique, elle joue ainsi habilement des ressemblances de ses trois héros promis au même destin (4), mais sa langue véhicule étonnamment trop d'expressions toutes faites. Une savoureuse ironie irradie les horreurs de Better sleep with a sober cannibal than a drunken Christian, soulignant ainsi avec subtilité les apparences trompeuses. Et la dernière nouvelle où elle exploite d'une écriture très affirmée le registre gore (Rise early. Work late . Strike oil.) s'avère dans son genre plutôt réussie.
4) Trois innocents démunis se muant en tueurs : un homme et une fillette (dont les prénoms Genaro et Agenora sont de quasi anagrammes) et un chien aveugle (dont le nom Ananké est une personnification du destin) faisant écho au mutisme de la fillette
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C'est dans la veine sociale que l'auteure excelle, explorant avec sensibilité la difficulté à vivre des individus. Elle aborde ainsi les mondes complexes de l'enfance maltraitée dans les magnifiques Billy et Coraline (5) - où elle évoque aussi le sort peu enviable de femmes démunies en charge de familles monoparentales trop lourdes pour elles.
Dans Ma part de paradis, elle évoque toute la détresse affective d'un voyeur épiant l'intimité d'un couple par une fenêtre éclairée (qui pouvait dans la version originale en corse se faire métaphore de l'écran cinématographique). Mais elle a malheureusement cru bon, sans doute pour introduire un effet de contraste ou étoffer cette courte nouvelle, de rallonger la fin dans sa version française, ajoutant une remarque triviale et des dialogues familiers ruinant toute la finesse de sa chute initiale.
5) Le prénom éponyme de l'héroïne étant significativement remplacé dans la nouvelle par «la fille de Nathalie»
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L'auteure brille particulièrement par ailleurs dans un registre comique se combinant à un arrière-plan social. Dans Armadillo, jouant sur l'absurde de la situation, elle s'intéresse aux souffrances de ceux qui, confrontés à la maladie, deviennent les proies faciles d'un escroc, son narrateur se plaçant avec humour du point de vue de ce dernier. Et avec Ya muriò la cucaracha, traitant du désespoir le plus sombre, elle nous livre un petit chef d'oeuvre d'humour noir au style alerte et familier qui vous emporte comme dans L'odeur du chlore, nouvelle (publiée dans le numéro trois de Litteratura de juin 2022) dont la dextérité m'avait éblouie.
Donner son nom à l'abîme est ainsi à mon sens un recueil inégal (mais quel recueil ne le serait pas avec quatorze nouvelles ?) qui n'a pas totalement répondu à mes fortes attentes, mais dans lequel le talent incontestable d'Amalia Luciani se confirme dans certains registres.

Donner son nom à l'abîme, Amalia Luciani, Òmara, mars 2024, 144 p.
A propos de l'auteure :
Née en 1994 à Bastia, Amalia Luciani a grandi à Corte où elle vit toujours actuellement. Après diverses expériences dans le journalisme et l’enseignement, elle réalise actuellement une thèse en histoire et linguistique en parallèle de son activité de médiation culturelle autour des mangas.
EXTRAIT :
On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ici