Terres promises, de Bénédicte Dupré la Tour

Publié le par Emmanuelle Caminade

Terres promises, de Bénédicte Dupré la Tour

Avec Terres promises, saisissant premier roman d'une construction éblouissante et d'une écriture magnifique, Bénédicte Dupré la Tour s'avère sans conteste une révélation de cette rentrée littéraire.

Dans ce roman se déroulant aux Etats-Unis au milieu du XIXème siècle, elle aborde en effet la conquête de l'Ouest et la ruée vers l'or au travers d'hommes et de femmes ordinaires, s'affranchissant de toute l'imagerie, de tout le folklore attaché à cette période marquante qui forgea l'identité nationale de ce pays, pour s'interroger plus profondément sur le rapport de l'homme à l'autre et au monde et sur la nature humaine.

L'idée d'une terre promise au nouveau peuple américain, dans un droit quasi divin à s'approprier les terres de l'Ouest malgré la présence des Amérindiens, fut encouragée par le gouvernement fédéral, et ces immenses territoires furent essentiellement colonisés par des populations européennes fuyant la misère et s'exilant dans l'espoir d'une vie meilleure. Et le titre reflète aussi l'espoir rédempteur que firent naître ces «étendues vastes comme le ciel et encore vierges de tout péché».

 

Une construction éblouissante

 

Brossant une série de portraits, Terres promises est structuré en sept histoires consacrées à Eleanor Dwigt, la belle prostituée, à la jeune mère indienne Kinta et au vieil orpailleur Morgan Bell, la quatrième, celle de Mary Framinger devenue infirmière, en étant l'apogée. Tandis qu'après l'histoire de "Bloody horse" (pisteur indien au service des soldats du fort) et de Rebecca Strattman (jeune fille de fermiers déterminée ayant eu une vie bien éloignée de ses rêves), celle de Nathaniel Mulligan, pasteur s'étant mué en bonimenteur, fait office de conclusion. Et entre ces sept récits qui nous sont contés au passé par un narrateur omniscient se plaçant du point de vue de ses héros, s'intercalent habilement six lettres d'Eliott Burns, déserteur condamné à la pendaison : des lettres de reproches ou d'amour d'une émouvante sincérité écrites peu avant sa mort et s'adressant dans un vibrant présent à ses proches (1).

 

Cette vaste fresque ne s'apparente nullement à un recueil de nouvelles sur un même thème, même si chaque histoire comporte une chute marquante. Car, outre que la psychologie des personnages y est très approfondie, l'auteure établit de nombreuses passerelles entre ces lettres et ces sept histoires - et particulièrement avec la quatrième -, de nombreux recoupements entre les histoires elles-mêmes s'opérant de plus par le biais de personnages secondaires le plus souvent. Et ceci donne à l'ensemble une grande unité. Une unité à laquelle concourent également des thèmes et des motifs récurrents (2) tissant un réseau serré d'échos et l'utilisation des mêmes procédés narratifs.

Toutes ces histoires sont en effet narrées de manière morcelée, "montées" en nombreuses séquences entremêlant plusieurs fils temporels (3) sans pour autant perdre le lecteur, Bénédicte Dupré la Tour réussissant ainsi à mettre en lumière avec maîtrise les espoirs et les désillusions de ses personnages et les étonnants rebondissements ayant affecté leur trajectoire, tout en pénétrant les mystères de la nature humaine. Elle y use par ailleurs régulièrement de répétitions et de reprises qui relancent son récit et lui donnent du rythme. Quant aux lettres, toutes commencent de manière lancinante par une même formule tragique : «Dans quelques jours je serai pendu.»

1) Lettres à sa mère, à son père, à ses frères, à Daniel, à la Sainte Vierge et à Susan

2) Thème de la soif d'être respecté ou choisi, de l'infanticide, du refus par l'enfant du lait maternel ... motif du miroir, du drap, des rituels, de la bataille, des vers et des araignées ….

3) Reconstituant ainsi d'autres époques de la vie du héros présenté en général dans le premier fil narratif dans la dernière période de son parcours

 

Une écriture magnifique

Il y a de plus une grande constance dans l'écriture dont on retrouve la même qualité dans les différentes histoires, l'auteure affirmant puissamment un style qui lui est propre.

Très habilement elle délaisse le lexique habituel du sujet pour pouvoir en élargir la portée : pas d'Indiens ni de cow-boys mais des indigènes (ou des sauvages) et des vachers, pas de scalps mais des trophées ou des chevelures poisseuses, pas de saloon ni de maisons closes mais des tripots et des établissements … Et nous sommes bien loin du western simplificateur. Tout en nous livrant de pertinentes réflexions (4), l'auteure privilégie en effet la complexité de personnages évoluant au cours du temps, des événements et des épreuves qu'ils ont vécues (5). Sa peinture, refusant les contrastes binaires, puise dans les nombreuses couleurs de son nuancier car «entre le mal et le bien, entre la lumière et l'obscurité, s'étendent toutes les tonalités de la vie». Et ses descriptions de paysages, chargées de symboles, ne sont pas anodines. Elle réussit ainsi à sonder toute la violence, la solitude et la détresse humaines.

Bénédicte Dupré la Tour sait suggérer, ce qui donne encore plus de force à l'horreur, mais aussi se confronter à cette dernière sans détourner les yeux, ajoutant parfois une pointe d'humour. Elle recourt souvent ironiquement, et très pertinemment, à un registre religieux (6), jouant notamment à bon escient dans plusieurs histoires de formules bibliques qu'elle reprend en anaphores.

Elle témoigne par ailleurs d'une grande sensibilité à la nature à l'instar d'une de ses héroïnes dont «le goût de l'affût» venait de l'enfance (7). Et son style métaphorique éminemment poétique nous bouleverse - notamment dans ces passages sur le drap de Rebecca Strattman, voile pudique masquant la dure réalité de la chair qui se mue en étoffe des songes, ou sur la précieuse boîte en fer de Morgan Bell faisant résonner avec mélancolie les joies innocentes du pays quitté -, ce pas de côté, ce transport d'un domaine à un autre qu'est la métaphore, atteignant son paroxysme pour aborder «l'innommable». Elle sature de plus son texte de comparaisons très évocatrices aux images neuves et percutantes (8), pour notre plus grand bonheur.

 

4) «car l'âge n'est pas le signe de la sagesse, mais celui de la lenteur»/ «la foi, était-ce d'accepter pour vrai ce qui était faux ? » ...

5) Notamment le parcours étonnant d'Eleanor Dwigt et de Nathaniel Mulligan qui encadrent cette fresque et surtout la figure centrale de Mary Freminger : des personnages ayant perdu leur innocence

6) «Le Très Haut s'était fait chair et sa chair avait bon goût»/ «Le Sauveur était peut-être un galet rond qui n'avait fait que ricocher sur l'onde» pense Rebecca jouant enfant aux prodiges (après l'échec du petit Matt à marcher sur l'eau), et plus tard elle bravera Dieu par l'imagination sous le drap conjugal : «Sous le drap, Dieu ne voyait rien. Sous le drap, Dieu n'entendait rien.» 

7) Rebecca Strattman partait ainsi «à l'assaut de la nature»

8) Par exemple : «ses mots rudes étaient dits avec chaleur, comme on bouchonne un cheval transi à grandes poignées de paille», «les rituels tenaient le monde fragilisé des hommes, tout comme les barrages retiennent les eaux » ...

Des femmes sorties de l'ombre

 

Bénédicte Dupré la Tour a le mérite de sortir de l'ombre les femmes de la conquête de l'Ouest - qui demeure dans l'imaginaire collectif essentiellement une aventure d'hommes, le western ayant consacré les figures viriles du cow-boy et de l'Indien, du soldat, du hors la loi ou du chasseur de primes, les quelques femmes présentes y étant surtout ces prostituées, remèdes à la solitude des hommes. Elle consacre ainsi quatre histoires sur sept à des héroïnes, les femmes ayant également une importance majeure dans la destinée de Bloody horse comme dans celle de Morgan Bell. Quant aux lettres d'Eliott Burns, elles sont hantées par deux femmes : sa mère et Susan, sa sœur de lait et de sang.

La conquête de l'Ouest fut une colonisation des terres dans le mépris de ceux dont elles constituaient le territoire de chasse, les Indiens étant considéré comme des sauvages. Elle se déroula dans un contexte d'appropriation des corps et de la vie de l'autre, notamment avec l'esclavage (indirectement évoqué avec Susan et sa mère). Et le thème de la liberté et de l'appartenance irriguant ce roman s'affirme ainsi dès la première lettre d'Eliott Burns : «ces terres n'appartiennent qu'à elles-mêmes. Susan n'appartient qu'à elle même».

 

 

L'auteure éclaire fortement ce rapport de domination et de possession de l'autre, et c'est surtout de l'appropriation du corps des femmes par les hommes qu'il s'agit dans ce roman, même si d'autres cas de figure y sont évoqués - comme l'appropriation de leurs enfants par les mères.

La première histoire met en scène une prostituée et nous en donne une approche inhabituelle en la reliant non à la misère mais au système patriarcal : au pouvoir du père et du mari - mais aussi de la religion - dans cette société hypocrite du XIXème siècle prompte à envoyer à l'asile (8) (ou au couvent) celles qui ne se plient pas à ses normes. Et Eleanor Dwigt sera ainsi embarquée sur un de «ces bateaux qui partaient chaque semaine pour les terres barbares du Monde Neuf, remplis de ceux qui n'avaient rien à perdre, ceux qui étaient définitivement perdus».

 

«Dieu a chassé Eve du Paradis. Adam est son châtiment» et, au travers de ses héroïnes, l'auteure s'attache au triste sort de ces femmes vendues, enfermées, soumises à des rituels humiliants et parfois battues jusqu'à la mort. De ces femmes-cloaques dans lesquelles les hommes se vident  : «Ni son œil boursouflé, ni sa lèvre fendue, ni ses jambes lacérées n'empêchèrent les hommes du bourg de se vider en elle (...) et tous faisaient leurs besoins  en elle pour quelques grammes d'or».

Mais aussi de ces femmes-ventres uniquement destinées à la reproduction et à l'élevage des enfants n'ayant pour lot que les grossesses à répétition. De jeunes filles livrées en mariage à des hommes mûrs alors qu'elles jouent parfois encore à la poupée : «Un, deux, trois, quatre. Des coups de reins. Une cadence, un temps infiniment long. Cinq, six, sept. Le temps démultiplié en cris muets. Huit, neuf, dix, le mari, en cadence, découpait l'enfance.» Des femmes qui endurent les brutaux assauts de corps crasseux et avinés, ou subissent leur mari sans désir ni joie en s'absentant de leur corps.

Elle évoque également les femmes de pionniers ayant accompagné leurs maris dans ces convois traversant d'immenses étendues hostiles, qui supportèrent avec eux et leurs enfants la rudesse du climat, la chaleur et la soif comme le froid et l'irréductible faim ou la crainte des attaques de bêtes sauvages et d'Indiens. Ainsi que ces femmes de fermiers au labeur harassant. Des femmes violées de plus à la moindre occasion.

 

Les héroïnes de Bénédicte Dupré la Tour tentent souvent de se rebeller, en vain. La belle Eleanor, bien qu'ayant un temps régné en exploitant le filon de l'espoir et la crédulité des orpailleurs, ne réussira qu'à être «maîtresse de sa fin», Kinta saura se dérober au harcèlement sexuel de son mari et, veuve, connaîtra même un éphémère bonheur avec un homme étranger qui «offrait des cadeaux en échange de rien», avant que son clan ne lui choisisse un nouveau mari (9). Quant à Rebecca, jeune fille pourtant déterminée ayant entrevu sans préjugés un amour entre deux êtres s'étant mutuellement choisis, elle n'osera pas s'isoler en transgressant les frontières et finira par accepter l'homme que lui impose son père .

8) La quatrième histoire évoque ainsi le sort d'Helena Strattman, la tante de l'héroïne ayant refusé de servir les hommes ou Dieu et pactisé avec le diable, et la cinquième met en scène ces femmes prêtes à tout pour fuir la misère, les prisons ou l'asile

9) Les femmes étant aussi d'abord des ventres à engrosser pour les Indiens. Dans Bloody horse une tribu décimée par les épidémies réclame même qu'on lui livre des femmes pour palier le manque d'Indiennes

 

American Progress, John Gast

Une aventure tragique révélatrice

 

Les habitants des tout jeunes Etats-Unis se voyaient comme des élus de Dieu ayant une mission providentielle : celle d'apporter le progrès, de construire un pays exemplaire. Mais cette périlleuse marche vers les terres promises de l'Ouest et cette éprouvante recherche de pépites dans la boue des rivières révèlent bien autre chose. Elles sont surtout révélatrices de l'insignifiance des  hommes se débattant dans un monde sans Dieu, mais aussi de la nature humaine, l'âpreté et la dangerosité de ce nouveau monde exhumant les instincts les plus bestiaux.

A l'échelle de ces immenses territoires, l'homme, semblable à une fourmi, une chenille ou un ver..., n'est rien en effet : «La lointaine silhouette observait ces vermisseaux se débattre dans l'hostilité des terres arides et ramper sur la face du monde.» Et on ne peut que constater l'indifférence du monde à son égard comme à celui des animaux : «La forêt attendait avec sa patience végétale, dans sa très grande indifférence au sort des êtres de sang». «Il n'y avait pas d'amour dans ces paysages».

L'homme est ainsi abandonné dans un monde où on ne décèle «nulle trace de pas divins», Dieu se montrant sourd à ses souffrances et ses appels. Il évolue dans un monde «formé sans intention ni but», «l'assemblée des humains» n'étant éclairée que par «un soleil sans cause, un soleil sans dessein».

 

Ils étaient partis emplis d'espoir de richesses, d'une vie meilleure ou d'une rédemption, mais la nature humaine reste toujours la même : «persistante dans ses bas appétits, elle apportait où qu'ils aillent la marque indélébile de [leur] perte». Et des «forces malignes» semblent à l'oeuvre dans toutes ces histoires.

Ainsi, ceux qui étaient partis chercher de l'or n'ont-ils fait que «remuer [leur] boue intérieure» et la plupart des personnages connaissent-ils également une sorte de «glissement de leurs terres intérieures» car, dans des conditions extrêmes, on s'affranchit vite des règles les plus sacrées. Les hommes perdent vite «l'éclat de leur humanité», traitant les autres comme des bêtes et semblant souvent eux-mêmes proches des bêtes, de ces insectes à première vue inoffensifs dont Wakasi s'étonne de la «cruauté naturelle». Et l'on notera que c'est sur un «marché aux humains» (et non un marché aux esclaves) que Susan est vendue, comme un animal.

Certes quelques personnages font exception mais même Edmund Feldt, ce professeur compagnon de Morgan Bell si différent des «autres hommes qui semblaient des bêtes», finira par sombrer dans l'alcool. Et Eliott Burns, sorte de figure christique refusant toute violence et dont l'enrôlement dans l'armée fut un prétexte, avoue s'être «habitué à l'odeur de la guerre» et avoir ressenti «l'appel du sang».

Cette aventure ne fut donc nullement rédemptrice. La «nouvelle humanité» ne fut «pas lavée de sa tache» originelle, la souillure l'ayant «suivie jusqu'aux Terres promises où elle se répandit à nouveau». 

 

S'attaquant à la "colonisation de l'imaginaire", comme l'indique sa phrase mise en exergue de Terres promises (10) Bénédicte Dupré la Tour porte ainsi un regard acéré et plutôt sévère sur la conquête de l'Ouest, mettant sérieusement à mal le mythe américain. Et, tout en y développant une tonalité féministe bienvenue, elle réussit avec brio à donner à son roman une dimension universelle et philosophique venant en élargir la portée.

10) "C'est l'imaginaire tout entier qui est colonisé."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Terres promises , Bénédicte Dupré la Tour, les éditions du Panseur, 22 août 2024, 320 p.

 

A propos de l'auteure :

 

Née en 1978 à Buenos-Aires, Bénédicte Dupré la Tour a passé son enfance sous la dictature argentine, avant de revenir en France avec sa famille.
Après des études de Lettres Modernes, elle est aujourd’hui conceptrice-rédactrice free-lance et scénariste.

 

EXTRAIT :

 

ELEANOR DWIGT

p.11/12

 

C'était jour de paix pour les vachers des plaines. Au bord du lit, Eleanor Dwigt remontait son bas le long d'une jambe brune. La chambre sentait encore le mauvais tabac que l'homme de la veille n'avait pas cessé de chiquer. Il n'avait pas cessé, hormis pour cracher un jet noir dans le bassin avant de se vider plus bas, les yeux écarquillés de stupeur.

Eleanor en avait trop vu pour se souvenir des visages.Tous venaient avec cette même odeur pestilentielle. Cette nostalgie du refuge maternel. Ils souillaient tout ce qu'ils touchaient. Et s'ils avaient pu croiser son regard lorsqu'ils faisaient en elle, ils se seraient recroquevillés comme des feuilles mortes sous le soleil du désert, consumés par la lumière de la vérité. Toujours, elle fermait les yeux, l'immense mépris enclos sous les paupières.
C'était jour de paie pour les vachers des plaines.

C'était jour de peine pour les filles de joie.

Dehors, des cavaliers mettaient pied à terre, ils s'agitaient devant l'établissement, parlaient fort, grossièrement, sûrs d'obtenir leur part avec le fruit des transhumances. Ils claquaient la croupe des bêtes, leurs bottes cinglaient les planches comme pour la bataille qui bientôt se livrerait dans la grande salle enfumée, puis dans les chambres à moitié closes. La bataille aurait lieu jusqu'à l'aube et les vaincus, vidés de leur argent, de leurs humeurs, s'en iraient hagards et sans but, dans les rues désertes encombrées d'excréments.

Eleanor Dwigt remontait ses bas reprisés, des bas qui ne connaissaient que la grande salle et le lit, le lit et la grande salle. Elle s'observa dans le petit miroir qu'elle tenait de Wendy Sparrow, sa chère sœur de silence. Elle l'aimait plus encore que son propre sang. Soeur de misère, sœur des mauvais temps. Sa coiffure s'affaissait, de grandes mèches sombres s'échappaient sans vraiment défaire l'ensemble, comme les planches éparses d'une vieille maison qui peine à s'effondrer. Le tain du miroir était voilé. Eleanor passa le doigt sur son reflet en murmurant les restes d'une antique berceuse.

(…)

MORGAN BELL

p.113/114

 

Dans ce bourg construit à la hâte et quitté précipitamment, la poussière recouvrait toute chose, cataracte progressant sur l'orbe du monde. Les objets se laissaient envahir par l'invisible danse des particules inertes, ils étaient gagnés par l'avènement de la poussière, qui imposait son règne aux choses, lorsque les êtres avaient disparu. Seules les ombres se mouvaient encore. Elles se levaient, croissaient puis déclinaient, obstinément lentes, car le temps sans les hommes n'est plus du temps qui passe : il devient permanent. Et survolant le bourg, au-dessus des toits faits de tuiles de bois mal équarri, d'imposants nuages passaient, ventres impassibles de très lointains voiliers.
Les façades de bois avaient depuis longtemps viré au gris, se rapprochant de la pierre. La sève avait quitté les bardages et les portes béaient sur des intérieurs pillés. Plus loin, les berges de la rivière, retournées comme après les passage de la guerre, formaient un chaos de planches et de trous. La rivière coulait toujours, glaciale en toute saison, et dans les hauteurs, les deux versants hérissés de sapins semblaient prêt à se refermer sur la vallée.
Le vieux se trouvait dans l'eau à faire tourner la boue dans son écuelle percée. Le dos courbé, il se laissait bercer par le mouvement circulaire, une litanie de boue, le chant monotone des graviers tirés du lit de la rivière. Parfois il scrutait l'eau saumâtre comme pour y lire un présage, avant de reprendre ses oscillations. Soudain, il s'arrêta.

(...)

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Publié dans Fiction

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