Malville, de Emmanuel Ruben

Publié le par Emmanuelle Caminade

Malville, de Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben a grandi dans la commune de Morestel à proximité du Rhône car son père travaillait à la centrale nucléaire Superphénix de Creys-Malville. Et cet écrivain ayant développé un lien privilégié avec tous les fleuves du monde le ramenant à celui de son enfance nous avait déjà gratifié d'un livre magnifique inspiré de sa remontée du Danube à vélo (Sur la route du Danube, Rivage 2019). Sans compter sa nouvelle Confluence imaginaire (Nouvelles Ukrainiennes, Points, 2022) où apparaissait déjà Vlad, le compagnon fictif de ce périple danubien mais aussi une autre version d'un personnage semblant tout aussi fictif dans cet ouvrage rhodanien.

 

Centrale nucléaire de Creys-Malville, Superphénix

 

C'est pendant les confinements imposés par la récente pandémie, alors qu'il résidait dans un village du bord de Loire, qu'est né le projet de Malville. L'auteur y imagine que, cinquante ans après la catastrophe de Tchernobyl dans une France où l'extrême droite a pris le pouvoir (1), la centrale nucléaire Astrid, réacteur de quatrième génération qui aurait succédé à Superphénix, a explosé.

«Le virus radioactif» a ainsi envahi l'atmosphère et nous retrouvons en juillet 2036 son narrateur et alter ego littéraire Samuel Vidouble qui vit confiné depuis six mois dans sa cave spécialement aménagée. Dans cette «demi-vie» sans distractions ni convivialité où même la Loire lui a été confisquée, il passe son temps à relire les livres de sa jeunesse et ses nuits à rêver, ses rêves le ramenant «au bord du fleuve de [son] enfance». Et tous les matins, il retranscrit ces derniers, se rappelant maints souvenirs et dénonçant avec colère les choix politiques ayant menés à cette catastrophe …

1) "Lre atomique et l'ère du fascisme" coïncidant bien dans l'histoire de l'humanité (Cf l'interprétation de l'épigraphe de Vassili Grossman)

 

 

 

Contrairement à Malevil, célèbre ouvrage de Robert Merle, Malville n'a donc rien d'un roman d'anticipation post-apocalyptique, son anticipation n'étant qu'un artifice narratif. Insérées entre un chapitre introductif et conclusif au même titre (Sur les bords de Loire, Juillet 2036), ses trois parties remémorent en effet essentiellement les années 1980 à 2020 avec quelques incursions dans les années 1970, de très rares passages nous ramenant au moment présent de l'écriture.

Et il s'agit plutôt d'un roman d'apprentissage à tonalité géographique et politique s'inspirant de son enfance et de son adolescence dans lequel l'auteur entremêle réalité et fiction (2), l'actualité de l'époque vue au travers de la télévision, ses vagabondages autour du fleuve et ses lectures ayant façonné son imaginaire "zyntarien" (3). Un roman d'apprentissage se muant parfois en robinsonnade - comme dans L'enfant et la rivière ou Tom Sawyer.

Après Sabre (Stock, 2020) et Les Méditerranéennes (Stock, 2022), deux romans consacrés respectivement à sa famille paternelle et maternelle, Malville constitue ainsi le dernier volet de cette "saga familiale en forme de Cluedo" annoncée par Emmanuel Ruben sur son blog : un volet sur la famille nucléaire, centré sur l'auteur, ses parents et son frère. Et le fil rouge du récit s'y avère cette fois une centrale, objet certes moins évocateur du Cluedo que le sabre et le chandelier des deux premiers volets.

 

Comme dans tout roman d'apprentissage de la vie, nous y suivons l'évolution du héros narrateur et de sa représentation du monde, l'auteur mettant particulièrement bien en lumière l'élargissement progressif de son univers.

La première partie, Sam (diminutif de Samuel), s'attache au jeune enfant solitaire jusqu'au double choc contrasté de sa rencontre avec le fleuve à l'âge de neuf ans. Dans la seconde intitulée Tom (clin d'oeil manifeste au célèbre roman de Mark Twain (4)), le héros trouve un ami : un garçon sauvage et libre à la riche imagination qui va le guider dans sa découverte du fleuve, comme dans celle des méfaits de la centrale. Tandis que dans la dernière au titre ambivalent d'Astrid, sont retracés les premiers émois amoureux du lycéen, la rébellion et la prise de conscience politique de l'adolescent.

 

2) "Il m'arrive de me demander si cette expédition a vraiment eu lieu ou si mes rêves d'archipel ne l'ont pas enfantée"...

3) A neuf ans, suite à la chute du mur de Berlin, l'auteur inventa et cartographia un pays, la Zyntarie, qu'il peupla longtemps de ses rêves, se lançant même dans l'écriture d'un roman

4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tom_Sawyer

 

 

 

 

 

 

 

Emmanuel Ruben a su relier avec habileté les thèmes d'une enfance au bord du fleuve et du nucléaire. Outre le prénom Astrid désignant tant le premier amour de son héros que la centrale qui explosera, il décline ainsi notamment les motifs des lichens et des champignons dans une double résonance. Et j'ai retrouvé avec bonheur son talent d'aquarelliste dans ses descriptions de paysages où il réussit à nous rendre palpable son «extase géographique», son écriture excellant notamment lors de cette première rencontre avec le Rhône dans des pages évoquant L'enfant et la rivière d'Henri Bosco.

Mais son parti-pris stylistique d'une narration dans une langue très souvent familière ne m'a guère convaincue, cette langue délibérément relâchée ayant gâché mon plaisir de lecture. Sans doute l'auteur a-t-il voulu ainsi donner une tonalité populaire à son récit. Il charge en effet également le portrait d'un père qui se balade en caleçon en se grattant le ventre après avoir ôté son bleu de travail : un père qui souffrira des «maux de tous les prolos, de tous ceux qui ont connu le vrai trimard». Mais avec une mère lisant à son fils des poèmes de Victor Hugo ou l'emmenant contempler des fresques dans une église romane, cette famille semble plutôt appartenir aux classes moyennes.

Et j'ai regretté l'écriture souvent baroque et fabuleuse des deux premiers volets de cette trilogie et ses personnages hauts en couleurs (5). Il est vrai que ce roman raconte une histoire personnellement vécue même si l'auteur brode beaucoup dessus, et non des histoires maintes fois rapportées et enjolivées confinant déjà à la légende.

4) Notamment des personnages hauts en couleurs comme le baron de Saint-Pesan dans Sabre ou l'oncle Chemouel dans Les Méditerranéennes

26 avril 1986, explosion de la centrale de Tchernobyl

Après l'explosion de la centrale, le narrateur est «enterré vivant» dans sa cave. Il ne peut vivre que par procuration en faisant revivre «le temps perdu de [son] enfance fluviatile au bord du Rhône». Et l'auteur joue avec brio de cette opposition entre vie et mort : entre ce fleuve, «école du vivant», et le nucléaire mortifère.

Malgré ses dangers (noyade de deux enfants de la centrale, héros frôlant la mort dans les sables mouvants), ce Rhône libre «n'en faisant qu'à sa tête» dont la «puissance érotique» éveille tous les sens apparaît ainsi comme un symbole de vie : «le fleuve était vivant – car l'eau n'était pas seulement source de vie, elle était l'habitat de nombreux êtres, des plus petites bactéries à l'énorme silure».

Le nucléaire au contraire est uniquement associé à la mort. D'ailleurs tous les noms de lieux proches de la centrale semblent porter une malédiction, de Morestel transformé en Mortesel au défilé de Malarage ou à Malville. Et le héros qui ressent «le mal de ville comme on a le mal de mer» est revenu vivre à la campagne auprès d'un autre fleuve, la ville étant pour lui «un mouroir car on n'y voit pas le temps passer».

Dans ce roman au rythme alerte dans lequel Emmanuel Ruben affectionne le présent de narration pour ressusciter des scènes marquantes du passé, c'est bien la vie qui triomphe, l'auteur tentant même d'animer ce «monde replié sur lui-même, géométrique et monotone» de la cité de son enfance en donnant à ses rues le nom de grands fleuves européens et en faisant malicieusement habiter son alter ego rue du Danube. Et, la mort faisant aussi partie de la vie, le héros, après l'explosion fatale, finit par sortir de son enfermement. «Libéré de l'angoisse du futur», il se livre à nouveau aux «lois du vivant», l'auteur terminant Malville par un poème apaisé en vers libres :

« (...)

En descendant la Loire, je penserai à Tom, je

penserai à Astrid, je penserai à mes parents,

nous voguerons tous ensemble, là-bas, vers l'ouest,

vers l'aval, vers l'horizon, vers l'océan,

dans nos sarcophages flottants,

et, comme dans les contes et les poèmes de notre

enfance,

La Loire écrira la suite de notre histoire …»

 

 

 

 

 

 

 

Malville, Emmanuel Ruben, Stock, août 2024, 270 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben

 

 

EXTRAITS :

 

On peut lire les premières pages  sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction, Autobiographie

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