Mascarade, de Robert Coover
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Robert Coover est mort en octobre 2024 à l'âge de quatre-vingt douze ans et Mascarade est la version française posthume de son dernier roman publié (1) aux Etats-Unis dans lequel, au travers d'une farce métaphysique carnavalesque, il se livre à une vigoureuse satire d'une société américaine sordide et brutale, décadente et incontrôlable, d'une Amérique de losers et non de vainqueurs. Un roman jubilatoire où, avec une imagination débridée, une écriture étourdissante et un humour noir et paillard étonnants pour son âge, cet écrivain nous entraîne dans le tourbillon d'une danse endiablée entre Eros et Thanatos. Dans un divertissement qui résonne comme "l'écho du rire de Dieu" (2).
Il n'y a pas à proprement parler d'intrigue.
Au centième et dernier étage d'un gratte-ciel new-yorkais se déroule une intrigante réception ouverte à tous dans un vaste appartement doté d'une terrasse vertigineuse. On n'aperçoit guère le mystérieux propriétaire de ce luxueux penthouse qui a pourtant embauché chef cuistot, barman et serveuse ainsi que trois musiciens. Quant aux nombreux invités, ils semblent avoir débarqué là plus ou moins par hasard et ignorer la raison de leur venue. «Pourquoi suis-je ici ?», s'interroge ainsi un protagoniste. «A question existentielle, réponse existentielle : à savoir, aucune idée».
Amuse-bouches et boissons sont servis à profusion dans une sorte de flux infini et l'ascenseur déverse sans cesse de nouveaux arrivants dans l'appartement tandis qu'il s'avère difficile d'en sortir sans chuter dans le vide et être propulsé dans le néant. Et cette soirée enivrée s'apparentant à une sorte de rêve ou de cauchemar surréaliste va très vite dégénérer ...
1) Open house, OR Books, juillet 2023
2) Pour reprendre l'expression de Kundera dans l'Art du roman
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L'auteur, figure importante de la littérature contemporaine américaine d'avant-garde, s'est largement inspiré d'une œuvre d'Herman Melville : The Confidence-Man : His Masquerade (Dix, Edwards & Co.,1857) – un livre tièdement accueilli à son époque mais qui fut réhabilité par la critique du XXème siècle en goûtant toute la modernité.
L'épigraphe semble souligner cette filiation et peut-être Robert Coover, vieillissant et conscient d'écrire son ultime roman, a-t-il voulu rendre un malicieux hommage à ce dernier opus publié de son vivant par son compatriote : un roman satirique allégorique entremêlant les genres et les perspectives narratives. Aussi la reprise du sous-titre de "L'escroc à la confiance " comme titre français s'avère-t-elle très pertinente de la part du traducteur (et de son éditeur).
Imprégné de sexe et de violence, Mascarade mêle avec entrain réalisme magique, grotesque et réflexions métaphysiques, ainsi que moult considérations sur la littérature et dans une moindre mesure sur l'art. Et l'auteur donne à son texte une dimension très théâtrale, à l'instar de Melville. Respectant comme lui les unités de lieu et de temps (3), il joue au maximum sur les entrées et les sorties de ses très nombreux personnages et introduit une savoureuse mise en abîme entraînant un brouillage entre réalité et fiction. Ce penthouse figurant l'Amérique (ou plus largement le monde) recèle en effet un théâtre privé sur la scène duquel les invités seront amenés à jouer un rôle dans une petite comédie macabre concoctée par un invité dramaturge (4)...
3) L'action se déroulant dans le penthouse d'un gratte-ciel (au lieu d'un bateau naviguant sur le Mississippi) sur une unique soirée (et non journée)
4) Le grand escroc de Melville se démultipliant lui en de nombreux avatars
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All characters (collage poster), Rick & Morty
Dans ce penthouse se rencontrent une foule de personnages variés très hauts en couleurs dont certains se révèlent autres par-delà leur apparence (5). On y croise des riches comme des pauvres et des jeunes comme des vieux : un avocat et une agente immobilière alcoolique, un vieux professeur à l'érection biscornue, un compositeur de musique sérielle et un pasteur évangélique, plusieurs représentants de la littérature de fiction (6), deux gamins portant un chapeau de cow-boy et un gang de loubardes, des voyous et des escrocs et même un violeur en série... Et, hormis le cuisinier estropié Cookie, ces personnages ne sont jamais désignés par leur nom mais par un élément les caractérisant et produisant souvent un effet comique (7).
Robert Coover rend compte de toute cette diversité humaine avec brio en confiant la narration à une bonne vingtaine de personnages (dont neuf femmes) qui vont mener le récit jusqu'à son terme, l'enrichissant et le complétant en revenant sur les événements venant de se dérouler tels qu'ils les ont perçus et en se livrant à des digressions sur leur histoire passée ou sur divers sujets, chacun s'exprimant avec sa spécificité ou même ses tics verbaux. Et le jeu narratif comme la langue qu'expérimente l'auteur avec virtuosité ont une fonction essentielle dans ce roman traduisant cette «effervescence collective» qu'est la vie.
La narration glisse ainsi quasi insensiblement d'un personnage à l'autre au détour d'un paragraphe, d'une phrase ou même d'une virgule, et avec une grande audace grammaticale (dans le jeu sur les pronoms) et parfois situationnelle (avec notamment un changement de narrateur en plein viol (8)). Quant à la langue imagée et truculente, souvent grivoise et argotique et parfois blasphématoire et scatologique, elle est d'une richesse éblouissante. Et l'on doit saluer la performance du traducteur car le texte s'écoule alertement dans une sorte de flux sonore bariolé ininterrompu semblant répondre à la myriade de personnages affluant sans cesse dans l'appartement (comme à la variété de ces amuse-bouches servis qui semblent ne jamais s'épuiser).
5) Comme la nonne coiffée d'une cornette et arborant un scapulaire ou le témoin de mariage à la fine moustache...
6) On croise ainsi une romancière à succès, une fermière aspirante écrivaine, un dramaturge et même, semble-t-il, l'auteur
7) Comme par exemple "l'épouse plantureuse du type à moustache que le barman a passé à tabac" ...
8) "Une minute !" je crie, mais il colle la main sur sa bouche et je lui enfonce ma bite dans le cul.
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Ce «fourmillement» humain aléatoire apparaît comme «une interaction programmée d'individus, sans aucun centre de commande» et il n'y a guère d'harmonie dans le monde dissonant de ce roman qui résonne comme «un hymne à l'absence de sens».
Le dernier narrateur, un vieux papy conversant avec une jeune loubarde, tente d'en tirer la leçon : mieux vaut en rire de bon coeur comme sa petite compagne qui a «fort bien compris la blague dans laquelle elle se trouvait - qui n'est autre que la blague en quoi consiste la vie, cosmique et indécente».
Vivre intensément comme elle au mépris de la mort ou choisir cette dernière est pour lui la seule alternative possible. Mais nous ne saurons jamais quelle option il privilégie car l'auteur se range au conseil prodigué par son alter ego malicieux (9) à la célèbre romancière : «laissez la fin ouverte». La vérité nous glissera toujours entre les doigts et «les histoires les plus intéressantes» sont en effet «celles qui n'ont pas de fin».
9) La romancière narratrice nous indique en effet avoir appris un peu plus tard que ce vieillard mélancolique au feutre cabossé s'exprimant de manière pédante était "une sorte assez douteuse de conteur expérimental "!
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Mascarade, Robert Coover, traduit de l'anglais (E-U) et préfacé par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam, 9 janvier 2025
A propos de l'auteur :
https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Coover
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages (p.17/19) sur le site de l'éditeur : ICI