L'Ora di i tonti/ L'Heure des fous, de Philippa Santoni

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

L'ora di i tonti/ l'Heure des fous se présente comme la suite de Da Parighji sin'à tè/ De Paris jusqu'à toi (Òmara, 2022) où l'alter ego fictif de l'auteure racontait cette douloureuse passion pour Lilina qui lui avait fait perdre l'esprit : une amoureuse toxique qu'elle prenait pour sa muse mais qui se révéla plutôt une Erinye.

Dans ce nouveau court roman bilingue corse/français dédié à une grand-mère chérie sans doute morte au cours de son écriture (1) - et à qui le titre (2) rend hommage -, Philippa Santoni nous plonge de même dans une atmosphère confinant à la folie dans laquelle réalité et imagination s'entremêlent sans cesse, le quotidien désormais rangé de sa narratrice s'en trouvant bouleversé.

Mariée à une femme rassurante (tout l'opposé de Lilina) et enseignant la langue et la culture corse dans «le plus petit collège de France», sa jeune héroïne est en effet sujette depuis plus d'un an à des crises hallucinatoires qui troublent sa sérénité : «J'ai une peine énorme à distinguer la réalité du fantasme. Je n'en suis plus capable, ça doit être la raison qui fait défiler ces images que je n'arrive pas à remettre en ordre, ou qui m'empêchent de distinguer le vrai du faux.»

1) Plusieurs passages évoquent notamment le retour au village de l'héroïne pour son enterrement et son refus de vider les tiroirs de sa maison ou les derniers jours de cette grand-mère

2) "Vous connaissez l'heure des fous ? C'est ainsi que ma grand-mère appelait l'heure de la sieste, disons entre une et trois heures de l'après-midi, à peu près. L'heure des fous parce que à cette heure-là, on reste à la maison, on ne sort pas, et avec la chaleur seuls les fous se baladent à l'extérieur."

 

Pan en sphinx, pastel de Sypherian

«La cryptozoologie, la recherche de ces animaux introuvables, le désir de croire en l'existence de ces êtres qu'on situe entre l'imaginaire et la réalité. Sans doute une quête illusoire, dépourvue de sens, même si certains lui dédient leur vie. Et alors? Le véritable sens n'est-il pas là? Une quête de soi-même.»

Evoquant souvent son enfance, cette héroïne perturbée va se livrer à une introspection sans concessions, analysant ses émotions et ses contradictions, ses goûts et ses choix et procédant à une sorte d'«étude sociologique» au sujet d'elle-même et de ce qui se trouve autour d'elle. Elle s'interroge ainsi sur son métier de professeure et son rapport à la Corse comme sur sa vie amoureuse et son écriture, tout en portant un regard acéré sur son entourage. Des questions auxquelles elle donne rarement de réponses fermes, émettant tout au plus des hypothèses, cette quête de soi s'avérant sans doute par essence infinie. 

Outre «la Faucheuse» qui s'invite dans son récit - et notamment plusieurs pages ravivant le souvenir de sa grand-mère se greffant sur cette quête de soi -, beaucoup de pages sont ainsi consacrées à son métier que manifestement elle aime même si elle le suggère de manière décalée et humoristique, disant pis que pendre de ses élèves : «Sachez que certaines copies que je corrige, même pas je m'en servirais pour me torcher le cul. Mais c'est un métier magnifique.»

Quant à l'enseignement de la langue et de la culture corses à l'époque actuelle, il est aussi l'occasion de tordre le cou à certaines hypocrisies et certains mythes dont elle n'a pas besoin pour se sentir corse.

Et, comme dans son précédent roman, Philippa Santoni établit un lien entre vie amoureuse et écriture.

Au travers de l'agitation amoureuse essentiellement fantasmée de son héroïne, on approche en effet le processus d'écriture d'une auteure nous confrontant à un roman en train de s'écrire (3).

Très jeune déjà il était difficile pour son héroïne de «choisir entre les femmes» et elle avait «toujours plusieurs amoureuses en même temps». Maintenant qu'elle est mariée, elle ne peut pour autant se satisfaire d'une seule femme dans sa vie et «laisser les autres». Les images de toutes ces femmes qu'elle a connues ou découvertes dans ses lectures, qu'elle rencontre ou dont elle rêve peuplent ainsi son esprit imaginatif de manière vertigineuse : «Toutes ces femmes se mélangent comme Laura et Lucile (4), je ne peux plus les différencier, chacune prenant les caractéristiques de l'autre. Il n'y a que Lilina et ma femme qui demeurent intactes».

Avec Lilina, elle n'avait «pas besoin d'inventer de personnage» car elle l'avait devant elle, et on semble ici avoir affaire à un mécanisme de création de personnages propre à un «vrai écrivain» : «Je me suis habituée à noter tout ce qu'elles me disent, tous les messages, afin de pouvoir ensuite les reprendre et comprendre ce qui arrive.» Ses crises hallucinatoires s'apparenteraient alors à des sortes de transes d'écriture.

 

Le livre s'amorce sur la réaction de Lilina à la publication du précédent roman de l'auteure racontant leur histoire et, d'emblée, cette dernière y pose le problème du travail littéraire. Si cela rassurait autrefois l'héroïne plutôt adepte de l'écriture automatique de penser qu'écrire, c'était seulement raconter une histoire et ne nécessitait pas «un travail soigné et chirurgical», et si elle croyait qu'il y avait des muses, ce n'est plus le cas désormais. Car bien que la narration se fragmente en multiples petites séquences épousant avec spontanéité le jaillissement de ses ressentis et de ses pensées, elles ne s'ordonnent en effet nullement au hasard et les passages entre réalité et fantasmes sont particulièrement soignés (5). Nous sommes passés de plus de la muse au «monstre», d'une source d'inspiration extérieure à une inspiration enfantée et nourrie de ses tripes.

A la fin du livre, ce monstre si pesant qu'elle abritait et qui la parasitait s'émancipe : «Il a tellement grandi qu'il a décidé de se révéler au monde. Je ne le pensais pas si sociable. Avant il n'avait confiance qu'en moi, et voilà qu'il s'ouvre aux autres et qu'il déblatère avec n'importe qui. » Et une fois le roman terminé il disparaît, ce que constate la narratrice dans l'excipit :  «Il n'y a plus de Monstre.» 

3) "J'écris justement à l'heure des fous" (en français)/ "Il est presque trois heures, je vais pouvoir reprendre en corse."

4) Les héroïnes de Carmilla (de Joseph Sheridan Lafanu) et de La Chamade (de Françoise Sagan)

5) Elle aime notamment jouer sur les pronoms pour entretenir un temps une certaine confusion

 

 

Philippa Santoni écrit en corse dans une société désormais totalement francophone (6) mais n'a rien pour autant d'une militante. Et elle ne s'empêche pas, au-delà des propos rapportés, d'intégrer des passages en français (en italique) et de jouer du contraste des deux langues. 

On retrouve avec bonheur dans ce deuxième roman son écriture si particulière : ce contraste entre un art du flou affirmé laissant le lecteur dénouer l'écheveau, un art de suggérer de manière décalée et même loufoque qui incite ce dernier à lire «derrière les lignes», et un style familier alerte et railleur très direct. S'adressant parfois à certains protagonistes - notamment à Lilina qu'elle évoque de nombreuses fois ou à sa grand-mère - elle interpelle surtout le lecteur, le prenant régulièrement à témoin et le faisant ainsi participer à son récit, un récit qu'elle ponctue d'incises pleines d'humour et d'auto-dérision.

Et avec cette écriture singulière si rafraîchissante, Philippa Santoni réussit parfaitement à nous faire pénétrer l'univers tourmenté de son héroïne narratrice, à éclairer son énigmatique et complexe monde intérieur.

6) Son héroïne reconnaît d'ailleurs qu'elle n'a que quelques fois l'occasion de parler corse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Ora di tonti/ L'Heure des fous, Philippa Santoni, traduit du corse par Marc Biancarelli, Òmara, novembre 2024, 126 p.

 

A propos de l'auteure :

Née à Ajaccio en 1997, Philippa Santoni est professeure agrégée de Langue et Culture Corses et enseigne dans son île. Elle a déjà publié des recueils de textes courts, L'eiu Stesu (Albiana - CCU 2018) ayant remporté le prix du livre corse. L'Ora di i tonti/ L'Heure des fous est son second roman publié en version bilingue chez Òmara. 

 

EXTRAIT BILINGUE :

 

p.7/8

 

«Tu n'es qu'une salope», eccu u missaghju ch'aghju ricivutu quand'hè sciutu u me libru. Ch'aspittaiu ciu? Filicitazioni? Ch'è tù vidissi o almenu ch'è tù parcipissi ogni cosa ch'aghju vulsutu metta? Ma ùn ai capitu è bedda sicura a sapiu ch'ùn capisciaristi. Sè accicata, accicata da stu schifu di tè stessa ch'ai avutu lighjindu u nosciu racontu. Ùn ai pussutu veda aldilà, leghja trà i filari com'eddi dicini. Sta sprissioni m'hè sempri parsa d'una cunnuria strema, ùn si leghji micca trà i filari ma daret'ad eddi. Ci piattemu daret'à qualcosa ùn hè vera? Tandu, ghjè listess'affari pà a significazioni daret'à i paroddi. Daret'à ogni parodda ch'aghju scrittu par tè ci era un «ttc». Ghjera a noscia manera di dicci «ti tengu cara». Ma stu «ttc» ùn saria un «ti tiniu cara»? Ùn a socu manch'eiu. Ùn socu mancu leghja daret'à i filari mei. Ci vularia ch'e principiessi un aserciziu difficiuli difficiuli, quiddu di disciffrà u me testu. Ghjè quantunqua un paradossu maiò pà una parsona com'è mè chì ghjè sempri scumpunendu, analizendu è cummintendu i testi di l'altri. Sarà più faciuli di dà un'intarpritazioni quandu ùn semu micca cuncernati di modu direttu. Soca mi sbagliu ognitantu, eppuru à partasi da u mumentu ch'è no ghjustifichemu, ghjè accirtatu.

(…)

 

p.67/68

 

«Tu n'es qu'une salope», c'est le message que j'ai reçu quand est sorti mon livre. J'attendais quoi, moi? Des félicitations? Que tu voies ou qu'au moins tu perçoives chaque chose que j'avais voulu mettre? Mais tu n'as pas compris et, bien sûr, je savais que tu ne comprendrais pas. Tu es aveuglée, aveuglée par ce dégoût de toi-même que tu as ressenti en lisant notre histoire. Tu n'as pas voulu voir au-delà, lire entre les lignes comme on dit. Cette expression m'a toujours semblé être d'une extrême connerie, on ne lit pas entre les lignes mais derrière elles. C'est derrière quelque chose qu'on se cache, pas vrai? Du coup, c'est pareil pour la signification derrière les mots. Derrière chaque mot que j'écrivais pour toi il y avait un «ttc». C'était la manière de nous dire «ti tengu cara», je t'aime. Mais ce «ttc» ne serait pas plutôt un «ti teniu cara», je t'aimais. Je ne le sais pas moi-même. Je ne sais même pas lire derrière mes propres lignes. Il faudrait que j'entame un exercice extrêmement compliqué, celui du déchiffrage de mon texte. C'est tout de même un sacré paradoxe pour une personne comme moi, toujours à décortiquer, à analyser, à commenter les textes des autres. Ca doit être plus facile de livrer une interprétation quand on n'est pas directement concerné. Peut-être que je me trompe, mais à partir du moment où on se met à justifier, pour moi c'est avéré.

(...)

 

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Publié dans Micro-fiction

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