Domaine Lilium, de Michael Blum

Publié le par Emmanuelle Caminade

Domaine Lilium, de Michael Blum

Né en Israël, Michael Blum est un universitaire et artiste montréalais de formation française dont les vidéos et les installations "visent à une relecture critique de la production culturelle et de l'histoire" (1). Il a publié (en anglais, français ou allemand) de nombreux livres, dont un très personnel : Oranienstraße (Klak Verlag, 2019) dans lequel, partant de l'adresse de l'immeuble berlinois où vivaient ses grands-parents morts en déportation à Auschwitz en 1943, il décrivait la vie d'une famille fictive du XIXème siècle à nos jours en l'imbriquant dans tout un réseau de récits factuels lui faisant écho – concernant notamment l'histoire technique du bâtiment, le contexte socio-économique du quartier ou l'histoire sociale de Berlin …

S'inscrivant dans son prolongement tout en donnant une part plus grande à l'imagination, Domaine Lilium, son premier roman noir (2), semble relever avec humour et fantaisie d'une même démarche narrative post-mémorielle réparatrice.

1) Cf : https://centrevox.ca/artistes-et-chercheurs/michael-blum

2) Publié en 2023 au Canada par les éditions québecoises Héliotrope et désormais diffusé en France

 

Vue aérienne de la Cité de la Muette  après sa construction

Dan Katz, Juif israélien de gauche antisioniste s'étant exilé à Montréal où il enseigne l'architecture à l'université McGill, a pour projet d'écrire un livre sur la Cité de la Muette de Drancy. Désirant «synthétiser l'éminence architecturale et l'horreur concentrationnaire», il veut aborder ce lieu d'histoire et de mémoire en combinant «l'analyse technique des bâtiments et ses usages successifs». Conçu dans les années 1930, ce vaste ensemble architectural moderniste destiné à l'habitat social fut en effet réquisitionné par la Wehrmacht et transformé en camp d'internement puis en camp de transit pour les Juifs, devenant un rouage de la solution finale. Après avoir servi de prison pour les Français accusés de collaboration à la Libération, il devint ensuite une caserne de gendarmes avant de revenir tardivement à sa vocation initiale. 

Katz s'envole donc pour la France, tant pour y observer son terrain de recherche que pour y réunir les documents nécessaires, se ménageant un crochet de deux jours à Tel-Aviv pour rendre visite à sa mère. Mais à Paris, en consultant et numérisant nombre d'ouvrages et d'archives à la BNF, il apprend que son grand-père, le lieutenant-médecin Joseph Katz, fut interné à la Muette, torturé et dénoncé par un gendarme français nommé Henri Cannac qui le fit déporter avec sa femme infirmière au camp (et leurs enfants), alors qu'ils n'étaient théoriquement pas déportables. Ignorant presque tout de son histoire familiale - son père taiseux, seul survivant, s'étant donné la mort lorsqu'il était enfant et ne l'ayant pas transmise - il en est totalement abasourdi et bouleversé.

Différant son retour, il ne pense plus désormais qu'à enquêter sur ce gendarme responsable de la mort de ses ancêtres, découvrant que ce dernier n'a écopé que de deux mois de prison. Oubliant son sens éthique élevé, il se laisse alors submerger par un profond désir de vengeance, se sentant l'âme d'un justicier investi d'une mission : celle de recouvrer la dette mémorielle contractée par Henri Cannac. Ce dernier étant mort, il reporte le poids de la responsabilité sur les générations suivantes dans une logique guère défendable, désirant obtenir ce qu'il appelle une «réparation par procuration».

Ses recherches le mèneront ainsi à Saint-Brieux où il retrouvera la trace de deux cousins petits-fils de Cannac : deux personnages peu reluisants appartenant à la "fachosphère", ce qui lui ôte tout scrupule. D'autant plus qu'en les espionnant il subodore leur implication dans une arnaque immobilière de grande ampleur aux résonances politiques. Il va alors s'attaquer à cette bande de pieds nickelés briochins aux ambitions irréalistes au cours d'aventures échevelées qui le ramèneront au Québec et mettront en branle les services secrets israéliens. A moins que ce ne soit l'inverse et qu'il ait été manipulé dès le début …

 

Bat Yam (Israël)

Avec un regard d'architecte porté sur le bâti, l'auteur décrit dans de «lents travellings» mélancoliques ces paysages urbains contemplés par son héros lors de ses déplacements qui mettent en lumière l'oeuvre du temps. Kiryat Avoda à Holon, ce bloc d'appartements où ce dernier a grandi et où vit toujours sa mère apparaît ainsi comme le «fruit d'une idéologie qui n'avait pas résisté à l'épreuve du temps», tandis que Bat Yam «ressemblait de plus en plus à Tel-Aviv dans ses excès hédonistes alors que, dans ses souvenirs d'enfance, c'était une suite de cités-dortoirs où s'entassaient les nouveaux immigrants». De Paris à Bobigny et Drancy, il voit défiler des «paysages dystopiques à perte de vue loin de l'idylle Hausmanienne». A Saint-Brieux par contre, ce sont des paysages périurbains donnant l'impression qu'une «tranche de territoire parasite (…) s'était glissée entre la ville et la campagne» qui l'accueillent avant qu'il ne tombe sur le paysage «aussi vernaculaire qu'historique du centre-ville». Quant à Murdochville en Gaspésie, agglomération d'une «vingtaine de blocs disposés en forme de marelle étendue», il la renomme malicieusement «Kfar Murdoch», terme sonnant «comme un kibboutz irlandais en Galilée»...

 

On apprécie l'humour qui irrigue constamment le livre, parfois de manière appuyée lorsque celui-ci vire au roman à clé, avec notamment cet Alphonse Le Guen quasi centenaire, «figure tutélaire de l'extrême droite française» surnommée «le Menhir» ou ce «journal satirique d'investigation breton» intitulé «La galette déchaînée». Mais le plus souvent de manière subtile quand il s'agit des réflexions attribuées au héros : «Les maisons, encore plus que les voitures et les chiens, exprimaient l'âme de leur propriétaire. C'était une psychanalyse à ciel ouvert.»/ «Les poubelles représentent l'inconscient de la consommation, offert à quiconque sait les analyser.»/ «Derrière les silhouettes attirantes des trentenaires, on distinguait déjà les corps empâtés et conservateurs qu'ils deviendraient sous peu». Et, de son lit clos breton du XVIIIème siècle où «il avait l'impression d'être allongé dans un cercueil», son héros ressort rapidement «refroidi par l'expérience »...

 

La Cité de la Muette, lieu de mémoire

Le narrateur expose dans le huitième chapitre le projet d'un héros qui se demande si les idées modernistes radicales ayant sous-tendu le travail des créateurs de la Muette n'ont pas été un «facteur prépondérant dans la conception du fonctionnement du camp», persuadé que la question centrale de sa recherche réside là. Mais cette dernière ayant pris par la suite une orientation bien différente, cet aspect qui pourtant «le travaillait» n'a été qu'indirectement développé, l'auteur incitant le lecteur à tirer lui-même ses conclusions. 

Michael Blum traduit en effet, essentiellement par le biais de la langue, toute la déshumanisation de nos sociétés modernes où, à l'instar de la cité HLM de la Muette avec sa «numérotation des escaliers et des blocs», son héros navigue dans un monde envahi de chiffres, de sigles ou d'acronymes (3), tandis que nombre d'objets, désignés par un nom propre, sont personnifiés (4)… Et au travers de ses pérégrinations et de ses aventures, il brosse le portrait de sociétés où règne la méfiance, où l'on doit sans cesse justifier son identité et les raisons de ses déplacements ou de sa présence dans un lieu, le motif du contrôle étant récurrent dans le roman. Un roman dont le titre (5) évoque de plus tant le symbole national du Québec que la monarchie française ou les catholiques intégristes. 

Le narrateur constate ainsi la revitalisation de l'extrême-droite dans un racisme et un colonialisme décomplexés, que se soit en Israël, «ce pays autoritaire,violent, cinglé, meshugge et infantilisant», en France où la haine peut «s'exprimer au grand jour en plein Paris, à l'heure de l'apéro», à Saint-Brieux ou au Québec. Et il souligne la forte collusion des forces de l'ordre avec cette extrême-droite, rappelant la collaboration des gendarmes français avec l'occupant nazi.

Face aux variantes nationales ou locales de ce repli identitaire remarqué par Dan Katz - qui se définit comme un nomade cosmopolite -, l'auteur nous amuse des clichés différenciant Israéliens, Français ou Parisiens, Américains du nord ou Québecois, entremêlant avec plaisir yiddish et langage des jeunes de banlieue, anglais ou anglicismes ayant gagné le monde de l'entreprise, termes québecois (parfois inventés) et même langage crypté dépourvu de voyelles. Et, défenseur de la diversité architecturale, son héros se délecte «du paysage hétéroclite de la banlieue parisienne, alternance de pavillons avec jardins, de petits immeubles de l'entre deux guerres ou de la dernière décennie».

 

3) Si l'abondance de sigles français ne pose pas trop de problèmes de compréhension au lecteur, il n'en est pas de même des sigles canadiens (SQDC, CAQ, TVA et CTV, SQ ) qui auraient peut-être nécessité quelques notes de la part de l'éditeur, même si cela illustre parfaitement combien ce procédé rend le monde obscur pour les non-initiés

4) Un procédé marquant en général une certaine ostentation et déférence envers des objets de marques prestigieuses que l'auteur utilise avec humour tout autant pour des modèles courants : mobilier de chez IKEA,  simple sac en plastique zippé (un "ziploc" ) ou  paracétamol ("un Tylénol")

5) "Lilium" signifie "lys" en latin

 

Murdochville en Gaspésie

Domaine Lilium, roman à la dimension architecturale et historique mais aussi politique et sociale, se double d'un roman noir à la fantaisie débridée, son héros troquant son habit de chercheur universitaire contre celui d'espion amateur et maladroit (6). Et, malgré une intrigue à dormir debout, l'auteur réussit à captiver son lecteur car, outre qu'il a soigné sa construction en semant plusieurs indices prémonitoires, il développe cette fiction délirante ponctuée de nombreux rêves - ou plutôt de cauchemars surréalistes - en serrant au plus près la réalité. 

Il s'appuie en effet sur des faits documentés. L'histoire centrale du grand père est ainsi celle, véridique, d'un certain Marcel Sazias, l'auteur n'y ayant changé que très peu de choses (7) pour les besoins de son roman. Et il a tenu à conserver le nom de ce Henri Cannac resté impuni (8), se livrant à une sorte de réparation romanesque pour ses victimes en sortant son crime de l'oubli.
Il s'attache de plus aux pas de son héros en décrivant minutieusement ses itinéraires dans des villes, des quartiers et des rues n'ayant rien de fictif, ce qui donne de la vraisemblance à ses aventures.

Intégrant (dans une police et une taille de caractères différentes) nombre d'extraits documentaires comme une sorte de pendant factuel à tous les rêves du héros notés en italique, ce roman hétéroclite et bigarré déjà unifié par une tonalité humoristique légère trouve ainsi son équilibre, tirant richesse et harmonie de la diversité contrastée des éléments qui le composent. Une caractéristique formelle qui s'avère profondément signifiante.

 

6) Sa sœur aînée Nurit appartenant à la "nébuleuse militaire" (terme vague englobant sans doute le Mossad et ses sous-traitants) l'a d'ailleurs toujours surnommé "Lebish" (ce qui signifie "maladroit" en yiddish)

7) Cf le fichier PDF "Refuser l'inadmissible" des archives de la Nièvre : https://archives.nievre.fr>refuser-l-inadmissible

8) Gracié, il ne purgea même pas sa peine et sera relevé de l’indignité nationale au bout d’un an. Amnistié en 1953, il sera même réintégré dans la gendarmerie sans interruption de service !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Julia Marois

 

 

Domaine Lilium, Michael Blum, Heliotrope, 14 mai 2025, 246 p.

 

A propos de l'auteur : 

Né à Jérusalem en 1966, Michael Blum a obtenu une maîtrise d'histoire a Paris 1 avant d'étudier la photographie à l'Ecole nationale de photographie d'Arles. Photographe et vidéaste, il s'est installé en 2010 au Canada où il travaille comme professeur à l'École des arts visuels et médiatiques au sein de l'Université du Québec A Montréal.

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction, Histoire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article