L'homme à l'affiche, de María José Ferrada
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Après le succès de Kramp (2017/2023 en version française (1)), son premier roman pour adultes, María José Ferrada avait publié en 2021 El hombre del cartel et les éditions Quidam nous proposent maintenant L'homme à l'affiche, toujours dans une traduction de Marianne Millon.
Pour ce second roman, l'auteure chilienne s'inspire d'un fait réel (2) ayant eu lieu à Carrascal dans la province de Santiago : celui du gardien d'une enseigne publicitaire lumineuse, la plus grande d'Amérique du Sud, qui avait construit son habitation au verso de cette structure de seize mètres de hauteur, la nouvelle vie solitaire de cet "homme-oiseau" lui ayant apporté de sérieux problèmes familiaux !
Elle en tire une sorte de fable illustrant avec humour, fantaisie et poésie les difficultés, les dérives et les paradoxes d'une société chilienne capitaliste en proie à une crise importante du logement, tout en engageant, un peu à la manière d'Italo Calvino dont le baron perché s'était affranchi des normes sociales en vivant dans les arbres (3), une réflexion sur la liberté individuelle, l'amour et la famille et, plus largement, sur la nature humaine et le bonheur.
1) Version française rééditée en mai 2025 par Quidam dans sa collection de poche Les Nomades
2) Un fait relaté par un hebdomadaire chilien en 2008 qui avait inspiré une pièce de théâtre à la dramaturge Carla Zúñiga - jouée en 2012 par la compagnie La Encalillá
3) Il barone rampante (Einaudi, 1957)/ Le baron perché (Seuil, 1960), roman auquel elle semble faire référence quand les voisins du bidonville répondent en choeur à une question d'un journaliste au sujet de l'homme à l'affiche : «les personnes honnêtes dormaient-elles dans les maisons ou accrochées aux arbres ? ».
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Ramón, ouvrier dans une usine de PVC, quitte la routine contraignante de son travail et la promiscuité du bidonville où il vivait avec Paulina depuis dix ans. Il a été en effet embauché pour surveiller les projecteurs du gigantesque panneau publicitaire Coca-Cola surplombant la route : un travail peu chronophage lui laissant beaucoup de liberté. Il décide alors de s'y installer, montant juste le nécessaire pour y vivre, sans oublier la bière. S'élevant au-dessus des bruits du monde dans sa «planète autosuffisante», il peut ainsi, seul comme un ermite, poursuivre «la quête de silence qu'il avait interrompue à l'âge de neuf ans» et contempler au-delà des collines le ciel et les étoiles.
Mais si Paulina le comprend car «une part de l'amour, peu valorisée, consiste à voir l'autre suivre son chemin», sa décision dérange les gens du bidonville, et plus encore l'arrivée de ces Sans-Maison ayant dressé leur campement près du canal qui allument des feux le soir. Ramón et les Sans-Maison sont en effet «des êtres qui ne fonctionnent pas en accord avec les lois de l'ensemble - qu'eux-mêmes, dans leur rôle de juge et de partie, s'étaient chargés de dicter.» Ils alimentent ainsi l'essentiel de leurs discussions lors des réunions de copropriété, et la méfiance et la peur vireront très vite à l'intolérance et à l'hostilité, puis à la violence …
On est malheureusement un peu déstabilisé par ce terme de "bidonville" maladroitement utilisé pour désigner un habitat ne correspondant pas à sa définition courante, ce qui résulte sans doute des spécificités chiliennes et d'un problème de traduction (4). Car il s'agit en fait de petits immeubles de quatre étages, de logements sociaux certes mal construits mais ayant été légalement attribués à des habitants disposant d'emplois licites (Paulina travaille notamment dans un supermarché au rayon parfumerie, sa sœur gérant son propre magasin) et dont les enfants sont scolarisés. Et le «quartier de cartons» et de tentes semblant plus proche de ce qu'évoque ce terme, l'opposition Sans-Maison/ habitants du bidonville sur laquelle repose le livre fonctionne mal pour le lecteur français.
4) Il y a en effet deux sortes de logements précaires au Chili dont l'auteure semble avoir mélangé les caractéristiques : les "campamentos" installés de manière illégale dans les tissus vides des villes - ce qui permet à leurs habitants d'avoir des emplois et à leurs enfants d'être scolarisés - qui jouissent souvent d'une organisation familiale et d'un certain contrôle social. Et les "blocks", logements sociaux mal conçus érigés dans les années 1970/1990, souvent dans des communes manquant de structures d'intégration, d'écoles … d'où une concentration de trafics et de violence (cf : https://www.jetdencre.ch/le-chili-un-des-pays-les-plus-inegalitaires-du-monde-6248)
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Le narrateur est, comme dans Kramp, un enfant : Miguel, le neveu et voisin de Paulina qui, au moment des faits, avait onze ans. Mais il ne raconte cette histoire dont il a été plus ou moins le témoin qu'après coup (on ne sait pas trop à quel âge), avouant ne pas toujours être sûr de sa mémoire et avoir glané nombre d'éléments dans les propos interceptés des adultes : «J'ai appuyé l'oreille contre le mur et j'ai écouté l'histoire de Ramón. Celle qui parlait au téléphone, dans l'appartement d'à côté, c'était ma tante Paulina ... »
Un récit surtout largement complété, amplifié par son imagination : «tout le temps où Ramón est resté dans l'affiche, j'y suis resté aussi. Parce qu'entre deux visites, il y avait un espace que j'ai rempli de conversations et de panoramiques imaginaires de la ville.» Vivant seul avec une mère autoritaire dont l'amour «virait facilement à la haine», il pouvait de plus ainsi se créer une famille imaginaire idéale, nouant une joyeuse complicité avec sa tante et voyant dans son oncle «une figure intermédiaire entre un ami, un oiseau et un professeur» compensant l'absence d'un père qui s'était évaporé des années plus tôt.
«Qu'une partie de ma vie et de mes rêves éveillés se passa là-haut ne signifiait pas que j'abandonnais la vie d'en bas.»
L'intérêt d'une telle voix narrative vient de cette position intermédiaire de Miguel entre le monde de l'homme à l'affiche et la réalité du bidonville. Une position qui lui permet d'entrevoir «les rapports entre ce qui arrive en haut et en bas». Pour les entrevoir en effet «il fallait se placer dans un espace intermédiaire, ni collé à la terre, ni près du ciel», prendre de la distance. L'auteure peut ainsi porter un regard pénétrant dénué de préjugés sur la réalité économique et sociale de ce territoire chilien et sur les liens qui s'y établissent entre les hommes et les choses.
L'angle de vue de María José Ferrada s'avère par ailleurs complexe car, si elle mène le récit à la première personne, son narrateur, curieusement omniscient, se glisse dans les pensées des principaux protagonistes : un narrateur qui, comme l'auteure, part de faits réels pour mettre en branle son imagination. Et on a parfois l'impression de lire le scénario du film que voulait réaliser Miguel, cet enfant amateur d'histoires ayant le goût du merveilleux, le narrateur semblant ainsi s'apparenter à la figure du créateur, qu'il soit réalisateur, dramaturge ou écrivain.
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Pour les habitants du bidonville dont les fenêtres qui ne s'ouvrent pas sur des murs ou des escaliers donnent sur des collines «dissimulées par les affiches depuis des années», pas d'autre horizon que Coca-Cola ! Les fenêtres de leurs rêves affichent ainsi un bonheur résidant dans la consommation malgré les nuisances du capitalisme dont ils ne s'aperçoivent pas pleinement, pris dans leur «hallucination collective».
Les défauts architecturaux de leur habitat entrant en résonance avec ceux de la nature humaine, ils vont être amenés, pour protéger leur confort récent et assurer un avenir paisible à leurs enfants, à repousser avec violence le spectre de la pauvreté. Car ils furent autrefois ces Sans-Maison lorsque, après avoir quitté leur village où il n'y avait «ni travail, ni nourriture», ils arrivèrent sales et des ampoules aux pieds dans ce même terrain vague.
«La lumière s'alluma vers vingt-deux heures, exactement dans le trou de la lettre O du slogan PARTAGER LE BONHEUR, écrit en caractères blancs sur une portière de la décapotable rouge – comme sur la canette de la boisson – que conduisait la femme gigantesque de la publicité.»
D'une manière comique, c'est en vivant dans cette affiche que Ramón trouvera paradoxalement le bonheur en s'émancipant des standards imposés par cette société capitaliste consumériste, apparaissant comme fou aux yeux de la plupart.Tandis que le «vieux au sac», ce sage chef des Sans-Maison ayant avant lui flairé le piège, vit libre sous les intempéries, ne se reconnaissant aucun maître.
Et sans tomber dans ces extrêmes, il existe d'autres échappatoires. Dans cette recherche du bonheur, l'indifférence pour l'avis des autres sauve ainsi Paulina, d'autant plus qu'elle entre dans ses rêves comme dans tout dans la vie. Quant à Miguel, il peut bien sûr compter sur ses ressources imaginaires.
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L'homme à l'affiche, María José Ferrada, traduit de l'espagnol (Chili) par Marianne Millon, Quidam, 14 mai 2025, 150 p.
A propos de l'auteure :
María José Ferrada (Chili, 1977) est journaliste et écrivain. Ses livres pour enfants ont été publiés dans le monde hispanophone, en Italie, au Brésil et au Japon et ont reçu de nombreux prix, dont le Ciudad de Orihuela de poésie, Academia du meilleur livre publié au Chili (2013). Kramp est son premier roman pour adultes. Il a reçu le Prix du Cercle des critiques d’art (2017), du Meilleur roman décerné par le ministère de la Culture (2018) et le Prix de littérature de la ville de Santiago. Kramp a été publié en Argentine, Uruguay, Espagne et traduit en anglais (USA), allemand, polonais, italien, danois, portugais du Brésil et français. (Quidam éditeur)
EXTRAIT :
On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI