L'Usage du Japon, de Emmanuel Ruben

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Fasciné par l'épopée d'Inō Tadataka qui, à l'aube du XIXème siècle, fut le premier homme à faire le tour des îles de l'archipel japonais à pied afin de cartographier ce dernier, Emmanuel Ruben déposa sa candidature à la Villa Kujoyama, établissement destiné à l’accueil d’artistes et de créateurs français situé à Kyoto. Lauréat 2024 dans la catégorie littérature, il y bénéficia ainsi d'une résidence d'écriture de quatre mois (de novembre 2023 à mars 2024) pour préparer un roman s'inspirant de la vie et de l'oeuvre de ce grand maître ayant révolutionné la géographie en faisant entrer la forme entière de son pays sur un atlas et en inventant le code de couleurs des cartes futures.

Et, tout comme sa bourse d'étude à l'Institut français de Jérusalem dix ans auparavant avait donné naissance à deux livres (1), nous pouvons déjà, en attendant ce roman, nous délecter de L'usage du Japon : un journal de voyage illustré dans lequel l'auteur s'ouvre à une autre culture, saisissant dans un «portrait archipélagique» l'âme du Japon.

1) Un "journal de débord",Jérusalem terrestre (Inculte, 2015), s'étant ajouté au roman projeté qui sortira deux ans plus tard :Tous les serpents du ciel (Rivage,2017)

 

 

Si durant les dix-sept dernières années de sa vie son futur héros marcha «quarante millions de pas, soit la longueur de la circonférence de la terre, sans jamais quitter le Japon», c'est à vélo que l'auteur, ne disposant que de quelques mois, va arpenter le territoire nippon. Rayonnant autour de sa résidence de Kyoto, ancienne capitale impériale cernée de montagnes – ce qui sollicite ses qualités de grimpeur -, il n'hésite pas de plus à pédaler sur de longues distances pour retrouver quelques heures ou quelques jours un peu d'horizon maritime. Et il s'astreint à rendre compte chaque jour de ses occupations et nombreuses excursions : «jour après jour le carnet se remplit et comble les lacunes de la mémoire et de la photographie.»

S'ouvrant sur deux cartes manuscrites (à deux échelles différentes) traçant son parcours, ce récit d'arpentage en forme de journal regroupe ainsi une centaine de courts textes, d'instantanés dotés d'un titre et accompagnés d'un croquis qui, au-delà de la sèche succession des dates, éclairent avec chaleur la variété de ces journées bien remplies. Quelques dessins en pleine page et plusieurs aquarelles en simple ou double page augmentent de plus le plaisir du lecteur. Quant au titre L'usage du Japon, il rend hommage à l'écrivain suisse Nicolas Bouvier, à ce récit qui entremêlait ses textes et les dessins de son compagnon de voyage Thierry Vernet (2), Emmanuel Ruben ayant sur lui l'avantage de maîtriser personnellement le dessin.  

2) L'usage du monde, récit d'un voyage de Yougoslavie en Afghanistan effectué en 1953/1954 par Nicolas Bouvier, l'auteur se référant bien plus dans son livre à ses Chroniques japonaises regroupant les souvenirs de son parcours dans l'archipel entre 1955 et 1970.

 

Atlas d'Inō Tadataka

 

Emmanuel Ruben est un écrivain de formation géographique amoureux des cartes. C'est de la nostalgie de son pays d'enfance, de ces heures passées à dessiner les contours de la Zyntarie - cet archipel qu'il avait inventé à l'âge de neuf ans -, qu'est née sa vocation littéraire (3). Ces cartes manuscrites miniaturisant des mondes sont pour lui «les cerfs-volants du roman» et il a toujours cherché dans ses livres à «abolir la frontière entre l'écriture et le dessin», les deux étant complémentaires. 

Sa rencontre avec la beauté et la singularité de l'archipel nippon comme avec les cartes d'Inō Tadataka (4) qui mêlent  «merveilleusement l'écriture et le dessin», «la précision scientifique de son temps et le plus haut souci esthétique», ne pouvait donc que réveiller sa  joie d'écrire et de dessiner. Le Japon en effet «vous met partout, constamment, au défi de l'écriture et du dessin (5).» Il «vous apprend à vivre l'instant présent et à redoubler d'attention».

Les journées de l'auteur sont ainsi «parsemées de milliers de petites illuminations, de petites extases géographiques» qui semblent densifier sa présence au monde. Et il réussit à capter tout le charme, toute «la poésie jamais banale du quotidien», tant dans ses écrits que dans ses croquis.

 

3) "Il faut avoir vécu la perte de ce pays d'enfance comme un véritable exil pour devenir écrivain, avoir cru de toutes ses forces à l'existence de ce pays pour placer plus tard tous ses espoirs dans les artifices de la création littéraire", écrira-t-il ainsi dans son essai L'Archipel de l'écriture

4) Les photos notamment son interdites dans de nombreux lieux au Japon, ce qui permet de mieux regarder, de mieux s'imprégner de l'instant présent

5) Des cartes qu'il mettra du temps à pouvoir consulter en raison de la bureaucratie nippone et de l'obstacle de la langue

 

Carte d'Emmanuel Ruben

Dès son arrivée au Japon, Emmanuel Ruben est frappé d'un «coup de foudre topographique, comme s'[il] avai[t] retrouvé la Zyntarie, l'archipel imaginaire de [son] enfance». Par le découpage extrême de son littoral et sa variété bio-climatique, ce pays s'étirant sur vingt degrés de latitude dont la «géographie tremblante» interdit le comptage définitif des multiples îles et îlots s'avère en effet «un archipel fractal par excellence». "Infini et inachevable", l'archipel "appartient au domaine des fractales", notait déjà l'auteur dans son petit dictionnaire personnel annexé à son dernier essai L'Archipel de l'écriture, une notion recouvrant plusieurs aspects : le morcellement et la variété, et l'inachevé, l'inachevable.

 

«Julien Gracq disait quelque part qu'il y a des écrivains myopes - attentifs aux détails - et des écrivains presbytes - attentifs aux grands panoramas. Le Japon réussit le miracle de rendre n'importe quel écrivain, même le plus presbyte, tout à fait myope. On ne s'intéresse plus qu'aux détails. On redevient un enfant.» La littérature japonaise est «souvent une littérature du fragment, du haïku, de l'historiette, du croquis sur le vif» et l'auteur va ainsi se muer en écrivain japonais attentif à «l'infinitésimal de la vie».
Sa rencontre avec le Japon transforme donc son rapport aux êtres et aux choses 
et confirme ce qu'il appelle «
la théorie des archipels». Nos existences désormais mondialisées s'étoilent en effet «comme des archipels», la diversité s'insérant au sein de cette globalité relationnelle chère à Edouard Glissant (5). Et c'est surtout la notion d'inachevable, d'infini des possibles, qui semble séduire l'écrivain. Dans un désir d'exhaustivité, Inō Tadataka voulait certes «tout noter, ne rien laisser inachevé» mais «la carte ne pourra jamais concurrencer le territoire (6) par définition inachevé, inachevable». Entre le monde réel et sa perception, il y aura toujours un espace imaginaire inextinguible. 

 

Avec L'usage du Japon, Emmanuel Ruben ajoute ainsi une quinzième île à son œuvre archipélagique née de l'échec de sa tentative d'épuisement de ce lieu imaginaire zyntarien ayant enchanté son enfance (il avait écrit à vingt-quatre ans un premier grand roman qu'il ne réussit jamais à publier mais qui engendra ensuite "un archipel de livres" (7)). Une oeuvre qui s'enrichira bientôt d'un nouveau roman retraçant l'histoire fascinante de cet arpenteur nippon il y a plus de deux siècles. 

 

5) https://shs.cairn.info/archipels-glissant--9782379240850-page-7?lang=fr

6) Dans son essai Dans les ruines de la carte (éditions du Vampire actif, 2015), il avait mené une réflexion originale sur les liens entre peinture, littérature et géographie de l'ère classique à l'ère numérique, montrant qu'entre le territoire et la carte, entre le réel et sa perception, il y avait toujours un réservoir d'imaginaire : «un archipel de possibles»

7) Cf L'Archipel de l'écriture

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'usage du Japon, Emmanuel Ruben, Stock, avril 2025, 288 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben

Et sur L'Or des livres :

https://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/ruben-emmanuel.html

 

 

EXTRAIT : 

 

On peut lire les 26 premières pages du livre sur le site de l'éditeur : ICI

 

Retour Page d'Accueil

 

Publié dans Journal, Texte-image

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article