La pensée médicale en action, de Isabelle Lagny

Publié le par Emmanuelle Caminade

La pensée médicale en action, de Isabelle Lagny

Suite aux avancées considérables des sciences et des techniques ces dernières décennies et à l'extrême concentration des richesses au sein de puissantes multinationales, notre civilisation est désormais sous l'emprise d'une pensée technicienne et marchande amenant à regarder les choses mais aussi les êtres sous l'angle de l'utilité et du profit, de l'efficacité et de la productivité. La médecine qui voit de plus en plus sa mission de santé publique dévoyée par des impératifs économiques et politiques est tombée sous l'hégémonie de l'Evidence Based Medecine (1), accordant la prééminence à des données factuelles prétendument scientifique au mépris de «l'expertise clinique et des valeurs et des préférences des patients». Les médecins ont ainsi tendance à devenir de simples exécutant mécaniques de protocoles éludant la variabilité des symptômes selon les individus, étant de plus soumis à des autorités gangrenées par une corruption systémique venant des industries pharmaceutiques - ce qui est clairement apparu durant la crise du Covid où, dans l'irrespect du serment d'Hippocrate fondateur de l'éthique de leur profession, ils se sont retrouvés dépossédés de leur liberté de soigner et, en tant que patients, de leur consentement (2). Tandis que «la médecine numérique automatisée et donc la médecine transhumaniste» qui se profile - dont «une des prétentions est d'éliminer les médecins» s'avère des plus inquiétantes.

1) L'EMB (médecine fondée sur des preuves) est un concept datant de 1992

2) Vaccination obligatoire avec un nouveau type de vaccin fabriqué à la hâte et encore en phase d'expérimentation

 

 

Docteur en médecine et en sciences de la vie, Isabelle Lagny est également diplômée en histoire et en philosophie des sciences. Dans son essai La pensée médicale en action, résistant à cette technicisation et cette marchandisation en cours, elle cherche à faire prendre conscience qu'il existe un cheminement intellectuel particulier et universel pour établir un diagnostic médical et choisir un traitement adéquat. Cette pensée médicale trouvant son origine dans la pensée hippocratique ayant révolutionné la médecine en s'émancipant d'une pensée magique ou religieuse s'appuie certes sur la science et les outils techniques de son époque, mais elle requiert «une adaptation à la singularité du patient et à ses attentes» et doit privilégier l'observation clinique et l'écoute bienveillante du malade pris dans sa globalité. C'est une pensée qui mobilise l'intuition, l'imagination, et nécessite temps et liberté. La médecine en effet n'est pas une science mais une pratique, un art.

 

La carence de cette pensée médicale désormais remplacée par une «pensée réflexe» fait «perdre au malade des chances de guérison, parfois même d'espérance de vie», aussi Isabelle Lagny prône-t-elle le retour à une médecine «à la carte» à la fois réparatrice et consolatrice. Et son essai s'adresse aux «praticiens en quête de sens» ainsi qu'aux étudiants en médecine - dont la plupart ignore ce qu'est une pensée médicale car la notion n'est guère abordée à l'université – mais aussi à tout public. Sans appartenir au monde médical nous avons tous pu en effet constater l'effondrement de notre système de santé et la perte du sens du métier chez nombre de praticiens, et cet ouvrage rédigé dans une langue précise mais simple et claire s'avère d'un accès facile.

 

Médecin à la sensibilité littéraire et artistique (3), l'auteure nous décrit une pensée en action à travers son cheminement personnel qu'elle étaye de nombreux exemples concrets : des exemples tirés de son expérience, de ses rencontres marquantes et de sa pratique en tant qu'étudiante en médecine, chercheuse en neuroscience et médecin du travail. Et la grande qualité de son essai, outre le regard affûté qu'elle y porte - résultant tant du recul temporel et du caractère atypique de son parcours que de sa sensibilité propre -, c'est qu'elle ne s'y enferme pas dans une dénonciation stérile des insuffisances et des dérives de la médecine actuelle, ne cherchant pas à juger mais à comprendre. Consciente que cette évolution de la médecine est indissociable de celle des valeurs portées par notre société technicienne uniformisante de consommation et de loisirs, elle met surtout l'accent sur le rôle conjoint de la formation et du culte voué à la technologie dans la disparition de la pensée médicale hippocratique, et sur la nécessité d'une «pratique de la médecine humaniste universelle »(4).

3) Elle a notamment publié plusieurs recueils de poésie et pratique la musique et la photographie

4) Le sous-titre de l'ouvrage étant "Pour une pratique de la médecine humaniste universelle"

 

 

La disparition de la pensée médicale pour la médecine de diagnostic et de soin «trouve en partie ses racines dans l'enseignement indéniablement appauvri dans les années 1980» : un enseignement s'appuyant sur une croyance en la toute puissance des techniques médicales et ignorant que «la technologie porte en elle un usage double bienfaisant et destructeur».

Ayant commencé ses études en 1979, Isabelle Lagny témoigne de la prétendue objectivité de cet enseignement dispensé qui, elle s'en rendra compte a posteriori, véhiculait «une quantité impressionnante de représentations erronées». La croyance que la technologie supplanterait la sémiologie rendait les signes cliniques et le récit du malade inutiles et elle enfermait ainsi d'emblée le futur médecin dans un schéma réducteur et une illusion de toute puissance.

Personnellement, l'auteure a vécu cet enseignement «comme une suite de procédures à mémoriser» tant pour le diagnostic que pour le traitement, ce qui développe des comportements pavloviens mais, vu l'ampleur du programme, cela était volontiers accepté. Et les nouveaux examens instaurés à cette époque : Questionnaires à Choix Multiple principalement ou Questions à Réponses Ouvertes Courtes - qui certes allégeaient le poids des corrections et permettaient des notations moins subjectives dans un concours très sélectif – ne laissent pas place aux nuances et aux subtilités ni à la réflexion. L'idée s'installe ainsi  que la médecine est simple et non complexe, les étudiants ne se frottant au terrain que bien plus tard (et quand arrivent les stages, ils sont malheureusement pris en charge par des internes mal formés, les chefs de clinique plus compétents mais surchargés étant le plus souvent absents)...

Cet enseignement théorique était par ailleurs exempt de toute mise en garde, d'apprentissage du doute ou de l'humilité, chacun y trouvant son compte : les professeurs délivrant tacitement une vérité avec «une capacité à asséner des certitudes» frisant l'arrogance et cette vision simpliste aidant à la mémorisation et calmant «l'angoisse du concours». Ce regard critique est pourtant nécessaire pour éviter les erreurs de diagnostic et de traitement et entretenir une éthique médicale. Et son absence entravant toute réflexion favorise de plus un conformisme rassurant (et une certaine paresse intellectuelle) comme la soumission à un ordre supérieur, ce qui fait des médecins une proie facile de la désinformation (5).

 

Depuis les années 1980 les choses ont encore empiré avec les progrès de l'imagerie médicale. On a ainsi «l'illusion de voir la maladie dans sa totalité» alors qu'on ne voit que des lésions ou, pire, «des variantes de la normale prises injustement pour des anomalies». Et si les examens radiologiques ou biologiques ne détectent rien les médecins, formés à reconnaître les pathologies organiques et ayant tendance à nier les pathologies fonctionnelles, seront souvent prompt à conclure, dans un processus de «défense mentale» dissimulant leur échec, que le malade n'a rien, ne s'intéressant guère à sa souffrance, pourtant bien réelle.

La formation continue des médecins libéraux, financée par l'industrie pharmaceutique qui voit en eux avant tout des prescripteurs de médicaments permettant d'augmenter leurs bénéfices, est de plus totalement déficiente. Et les revues médicales les plus réputées, souffrant de conflits d'intérêts, ne sont plus une source d'information sûre. En milieu hospitalier par ailleurs on se heurte toujours au paternalisme du système qui «fabrique des armées de moutons» d'abord préoccupés par l'intérêt de leur carrière. La nomination aux postes hospitaliers dépend en effet (ce qui n'est pas nouveau) de la cooptation par des professeurs en exercice dans les facultés de médecine.

5) Ce que l'on a pu constater lors de l'épisode pandémique avec la désinformation de gouvernements influencés par des cabinets de conseils mondialistes et des autorités de santé ayant perdu leur indépendance

 

 

De manière judicieuse, Isabelle Lagny pointe en amont le changement du recrutement des étudiants en médecine. Autrefois les étudiants avaient  bénéficié pour la plupart d'une formation classique (latin/grec) et avaient "fait leurs humanités". Leur esprit était formé par les lettres, ce qui encourage une pensée nuancée et créative, critique et argumentée. Désormais recrutés sur des critères opératoires scientifiques négligeant la sensibilité humaine, ils sont plus vulnérables à la technicisation réductrice de la médecine.

Selon l'auteure, la littérature (et le cinéma) aide à devenir meilleur médecin : «en temps que lectrice, j'étends ma capacité à comprendre l'autre, le personnage», nous dit-elle, la lecture développant ainsi l'empathie et une «ouverture sur le monde extraordinairement vaste». Et la variété de son parcours lui a permis une approche plus globale et critique des problèmes.

Pour son diplôme d'histoire et de philosophie des sciences, elle a ainsi mené une étude comparative de l'histoire de deux écoles psychosomatiques radicalement différentes, ce qui l'a aidée à mieux saisir l'influence du psychisme sur le corps et la complexité du rapport entre maladies fonctionnelles et organiques. La dimension psychologique est en effet «présente en permanence dans toute expression du corps, qu'elle soit normale ou pathologique» et il y a une véritable «intrication des phénomènes psychiques et somatiques pathologiques».

Grâce à l'interruption de ses études médicales pendant sept ans pour faire de la recherche dans un laboratoire de biologie, elle a pu de plus par son expérimentation directe sur le vivant comprendre «la variabilité des phénomènes vitaux».

Enfin sa longue pratique en tant que médecin du travail - praticien non prescripteur de médicaments devant chercher à résoudre des problèmes de santé physique ou mentale résultant du contexte matériel ou humain dans lequel l'individu travaille - lui a permis de prendre conscience de l'importance fondamentale de l'écoute attentive du récit du patient et de la qualité de la relation humaine.

 

La pensée médicale en action est ainsi un essai passionnant qui s'avère, comme le conclut Reza Moghaddassi dans sa préface, "un témoignage précieux pour les futures générations de médecins". Encore faudrait-il que les étudiants en médecine (et les jeunes médecins) soient nombreux à le lire pour espérer un changement dans les années à venir. Et si on ne peut que saluer cet acte de résistance livresque d'Isabelle Lagny, on peut douter qu'une tendance implantée depuis près d'un demi siècle et en pleine accélération puisse s'inverser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Pensée médicale en action, Isabelle Lagny, éditions Résurgence, mars 2025, 176 p.

 

 

A propos de l'auteure :

Isabelle Lagny est née en 1961 à Paris. Chercheuse en biologie, puis médecin du travail, elle est retraitée depuis 2023 et a créé une microentreprise pour analyser des situations de travail problématiques et donner des conseils individuels en santé au travail : https://www.acistef.fr/our-team.
Elle est déjà l'auteure d'essais en Médecine et Psychologie et a publié cinq recueils de poésie. Elle est également collaboratrice à la traduction de l’arabe depuis 1996 avec Salah Al Hamdani et est l'auteure d’un livre de photographies en couleur avec des textes de Nicole de Pontcharra traduits en arabe par Salah Al Hamdani.

 

EXTRAIT :

Publié dans Essai

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article