Des amis de longue date, de Michèle Cohen
Michèle Cohen a conçu et réalisé des émissions sur des philosophes et le langage pour France Culture avant de travailler pour de grandes agences de publicité. Une fois à la retraite, elle a publié un premier livre de forme fragmentaire, La rédactrice (éditions du Panseur, 2023) où elle enchaînait de nombreux textes rendant compte des divers univers qu'elle avait traversés.
S'inscrivant dans le prolongement de cet "auto-documentaire", son deuxième livre décline des variations sur le thème majeur de l'amitié dans une sorte de patchwork ayant pour toile de fond le passage inéluctable du temps.
Des amis de longue date est en effet «un livre sur des relations très longues qui se déroulent sur des dizaines d'années, formant des liens qui s'entrecroisent» dans lequel, privilégiant encore une littérature du fragment et aimant constituer du continu à partir du discontinu, elle s'attache à relier chacune des histoires le composant.
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Dovima with elephants, Richard Avedon
L'auteure a réuni et "monté" vingt-deux textes de taille variable (1) – vingt-trois si on compte l'appendice - : des textes autobiographiques pour la plupart car "plus on dit de choses personnelles, plus on a de chances de toucher à l'universel" (2). Elle y raconte ce qu'elle a vécu, lu, enregistré filmé ou même brodé et s'y remémore les conversations qu'elle a eues, les histoires qu'on lui a racontées... Ce qui ne l'empêche pas d'inventer, de remodeler à partir de certains éléments glanés ici ou là (3).
Ces histoires entrelacées sont riches de rencontres et de retrouvailles, de ces coïncidences qui émaillent le cours d'une vie. Et l'auteure y brosse avec nostalgie, tendresse et beaucoup de malice une série éclectique de portraits d'amis, qu'il s'agisse d'inconnus ou, souvent, de gens connus et parfois célèbres appartenant pour la plupart au monde intellectuel, littéraire ou artistique (4). Beaucoup de plus sont Juifs, la judéité semblant un des thèmes secondaires de l'ouvrage.
1) D'une page et demie à plus de trente-deux pages
2) Cf La rédactrice (éditions du Panseur, 2023)
3) Un texte intègre ainsi une sorte de biographie loufoque parodique, un autre est une fiction mettant en scène Nathalie Sarraute écrivant son livre sur l'amitié, tout comme l'histoire de Marie et de son éléphant, avec ses invraisemblances, semble s'apparenter à une fable
4) Jérôme Savary et le nain Carlos Pavlidis dans le Grand Magic Circus, Georges Perec et son discret ami R. dont on perce l'anonymat (Roger Kléman), le réalisateur anglais Tony Kaye, le poète Emmanuel Hocquard, l'écrivain Gérald Cahen (non nommé mais que de nombreux indices laissent deviner), l'écrivain et philosophe Maxime Rovere et bien sûr Spinoza ...
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Des amis de longue date aborde des amitiés de nature et de degré divers, englobant même des objets, des lieux ou des animaux. Ce sont ainsi des tongs qui ouvrent le livre, «pas des amies, non bien sûr, mais de longue date». Tandis qu'«on peut être ami avec un lieu» comme ce bistrot du canal saint Martin qui vit passer beaucoup d'événements et de célébrités, ou Sfax et son café de la place Chebba. On peut aussi se lier d'amitié, comme Marie, avec un éléphant.
On y trouve par ailleurs de faux amis : du vrai pique-assiette M. à celui se prétendant un «long term friend» ou, plus décevant, à ce poète aimé qui lui dédicaça gentiment tant de livres et lui laissera «un petit regret d'amitié». Et si l'auteure consacre quelques pages à un ami de passage, les textes les plus touchants concernent bien sûr toutes ces amitiés fidèles qui ont vraiment compté dans sa vie : de «très longues amitiés, de celles qui se déroulent sur des dizaines d'années» (comme celle avec Nicole, chercheuse au CNRS qui travaillait en Afrique, celle avec R., le fidèle ami et inspirateur de Perec dans sa première période, ou avec l'écrivain Gérald Cahen …). Mais aussi cette amitié intense avec la psychiatre et écrivaine Caudie Cachard rencontrée «in extremis» peu avant sa mort, même si elle avait eu ses prémices des décennies plus tôt.
Enfin Michèle Cohen évoque aussi des livres parlant d'amitié, qu'il s'agisse de Des amis d'Emmanuel Rove, relu avec humour en diagonale (au sens propre), ou de celui de Nathalie Sarraute pour laquelle il n'y a pas toujours que de bons sentiments dans l'amitié.
«Certes la haine circule dans l'amitié, mais aussi la générosité, la délicatesse, l'empathie, l'attention à l'autre, l'amitié quoi», se dit néanmoins l'auteure, et c'est ce qui ressort de son livre où elle privilégie ces relations d'échange et surtout d'écoute attentive, de soutien. S'avèrent ainsi précieuses tant l'écoute du psychanalyste que celle de l'ami vous soutenant dans les moments difficile. Et ces relations perdurent par delà la folie et la mort. On peut même, «paradoxe de l'amitié posthume», se revendiquer l'amie d'un auteur mort depuis des siècles tant ses textes permettent un dialogue avec leurs lecteurs pendant des générations, les touchant et alimentant leur propre travail. Et on peut rejoindre ainsi une communauté d'amis (L'association des amis de Spinoza) partageant une même admiration pour son oeuvre : des amis «par» Spinoza.
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L'auteure entremêle parfois plusieurs relations d'amitiés se superposant au sein d'une même histoire. Elle aime aussi mêler les genres ou du moins les formes et les points de vue narratif. Elle passe ainsi du récit au dialogue, de la lettre ou du message à la biographie ou à l'éloge funèbre, du journal à la transcription d'un enregistrements ou du tournage d'un petit film (usant alors de toute une grammaire et d'un lexique spécifiques). Sans compter les multiples citations de livres ou de manuscrits, de vers ou de chansons... Et si elle privilégie le "je" et le "nous" (tout en laissant place au "il/elle" et au "on"), elle recourt aussi au "vous" de l'adresse.
Ecrire c'est avant tout pour elle composer, et elle a manifestement été très attentive, non seulement à relier ses textes (reprenant et développant souvent de mêmes personnages ou certaines remarques), à soigner leur transition et leur chute, mais aussi à choisir leur place, l'ordre dans lequel ils se succèdent, en tenant compte de leur longueur, de leur tonalité ou de leur spécificité propre, ménageant ainsi des respirations et introduisant de la variété pour éviter toute lassitude. Le petit texte introductif sur les tongs se présente ainsi comme une mise en bouche aussi incongrue que malicieuse, son hommage à R., caché au milieu du livre, respecte la discrétion du personnage (5) et l'appendice vient parfaire une définition de l'amitié telle qu'elle la conçoit en éclairant la tonalité spinozienne de son livre.
Comme l'explique Maxime Rovere en effet, «la théorie de Spinoza sur l'amitié, c'est l'idée que la vertu circule et se partage. C'est pour cela que c'est associé à la générosité.» «On n'est pas sage tout seul, on est sage ensemble» et donc on a besoin d'amis qui nous aident à dépasser notre singularité. «Tout seul on est un cadavre» et s'entourer d'amis permet de nourrir son âme «d'alimenter ses propres idées et d'avancer».
5) «Longtemps j'ai pensé commencer le livre avec ce portrait de vous. Les autres textes se seraient bien enchaînés ensuite. Et puis j'ai réalisé que c'était trop vous mettre en avant, que vous ne l'auriez pas supporté. C'est pourquoi je vous ai mis ici, bien caché au milieu du livre.»
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Carlos, Grand Magic Circus
D'une écriture précise et légère, simple et drôle, émouvante, Michèle Cohen se remémore ainsi sa vie en évoquant également celle de ceux qu'elle a croisés : des fragments d'existence montrant combien la vie tourne jusqu'à son échéance fatidique. Elle avait ainsi brodé le nom de tous les amis présents lors de vacances de Noël communes et ce petit tableau, «témoin d'un temps où personne ne manquait», s'avérera au fil du temps et des disparitions «à la fois beau et douloureux» , se muant en «liste de ceux qui restaient à mourir».
Le temps passe et l'auteure, qui était souvent la plus jeune et compte maintenant trois quart de siècle, a vu beaucoup de ses amis mourir. Mais si la maladie, la vieillesse et la mort sont très présentes, ce sont la vie et la joie qui l'emportent. Et son ouvrage orchestre en quelque sorte une "musique de danse pendant que le bateau sombre" - comme le notait Clément Rosset sur le Titanic dans La logique du pire, éléments pour une philosophie tragique qu'Emmanuel Hocquet cite avec jubilation. Avec une énergie se déchargeant dans le rire même quand cela va mal, comme celle de cet ami qui, confronté aux souffrances occasionnées par l'autisme de sa fille, écrit des «fictions drôles et truculentes». Un rire de "naufrage" devant le chaos de nos existences qui, de manière très bergsonienne procède "du mécanique plaqué sur le vivant" (6) : «Je lui ai raconté alors comment ma mère, très âgée, avait retrouvé son dentier perdu au fond de la poubelle, et quelle rigolade cela avait été »...
Grâce à l'écriture de plus, l'auteure peut «[se] défendre de la vacherie de R. à propos de [sa] lecture de Spinoza (façon Alain Minc)», ce qu'elle n'avait pas osé faire de son vivant. Et elle peut enfin rendre justice à sa ville natale de Sfax injustement maltraitée par Georges Perec dans ses écrits, ce qu'elle aurait aimé pouvoir faire la seule fois où il lui fut présenté. Mais elle était alors «trop timide pour entrer dans la conversation».
Des amis de longue date permet ainsi à Michèle Cohen non seulement de raviver nombre d'échanges amicaux mais aussi de les prolonger de manière posthume. Et ces éclats de conversations redonnent vie à de multiples interlocuteurs et font resurgir une époque révolue.
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Xenia Cohen
Des amis de longue date, Michèle Cohen, Editions du Panseur, 12 juin 2025, 250 p.
A propos de l'auteure :
Née en Tunisie en 1950, Michèle Cohen a travaillé à France Culture avant de rejoindre de grandes agences publicitaires, d’abord en tant que rédactrice, puis directrice de création, y obtenant de nombreux prix internationaux. Elle vit actuellement à Paris.
EXTRAIT :
1
Où l'on comprend que la grandeur de l'amitié ne se mesure pas en centimètres. Où l'on se rappelle le Grand Magic Circus et ses Animaux Tristes et l'on se demande : pourquoi tristes les animaux ?
p. 13/15
Carlos est arrivé au début des années 1970. J'étudiais alors la philosophie et vivais dans une minuscule chambre de bonne, sans eau, au sixième étage d'un immeuble du boulevard Montparnasse à Paris. J'avais une amie ethnologue, Nicole, d'une dizaine d'années de plus que moi. Chaque fois que Nicole partait en mission en Afrique – plus précisément au Niger, en pays haoussa, où elle travaillait avec Jean Rouch – elle me prêtait son appartement de la Tombe-Issoire, à Alesia. C'était un joli trois-pièces, avec une salle de bains, une baignoire, une chaîne stéréo, des statuettes africaines, une moquette violette (c'était la mode du violet), une vraie cuisine où tout m'impressionnait – depuis les tresses d'ail jusqu'à la moutarde de Meaux « à l'ancienne ».
C'était l'occasion pour moi de vivre quelques semaines dans un lieu bien plus confortable que ma petite chambre, et en échange, j'arrosais ses plantes, m'occupais de son courrier, et nourrissait son chat.
Au cours de l'une de ses missions, Nicole a rencontré, dans un bateau, sur un fleuve, près de Dakar, un drôle de petit bonhomme. Il s'appelait Carlos, c'était un nain, il était grec, et semblait égaré. Il baragouinait le français en roulant terriblement les r. Il expliqua à Nicole que le cirque pour lequel il travaillait – l'un de ces petits cirques qui faisaient des tournées dans la brousse - venait de faire faillite. Il lui raconta qu'il y exécutait toutes sortes de numéros, s'occupait aussi de la lumière et du transport des animaux sauvages. Mais voilà, c'était fini, et il était maintenant sans travail et sans le sou. Il dit aussi que son rêve était de venir un jour en France.
Nicole passa un moment avec lui, l'écouta, lui donna cent francs CFA et, comme il insistait pour lui rendre un jour cet argent, elle écrivit son adresse à Paris sur un petit morceau de papier et lui donna.
L'année suivante, Nicole est repartie pour le Niger et je suis retournée habiter chez elle. Un matin, très tôt, quelqu'un a sonné à la porte. Encore pleine de sommeil, à peine habillée, je suis allée ouvrir et voici ce que j'ai vu : un petit homme, un nain, entouré de ses bagages, tenant dans une main un billet de banque et dans l'autre un petit morceau de papier sur lequel je pouvais lire l'adresse, 90 rue de la Tombe-Issoire, écrite de la main de mon amie Nicole.
Nous nous sommes raconté cette histoire des dizaines de fois, Carlos et moi. L'histoire de notre première rencontre. Lui prétendait qu'en ouvrant la porte j'avais naturellement regardé droit devant moi et que je n'avais donc vu ... personne. Et qu'il m'avait fallu baisser les yeux pour le voir et que, de frayeur, j'avais fait un bond en arrière. Il mimait mon air endormi, mon réveil brutal devant cette chose incongrue, posée là devant ma porte, ma trouille. Il en faisait la pantomime, comme dans un théâtre ancien, ou dans un film muet. Moi, je protestais. Je disais que pas du tout, je n'avais pas eu peur. Car le reconnaître, c'était avouer qu'il pouvait faire peur parce qu'il était nain, et ça non, jamais. Et puis on se tordait de rire à essayer de se rappeler le bout de phrase qu'il avait baragouiné en roulant les r, pour me rassurer, et qui ne m'avait pas rassurée du tout. Oui, nous nous sommes raconté cette histoire des dizaine de fois, chaque fois que nous nous retrouvions après une longue absence.
(…)