Les rues parallèles, de Gérald Tenenbaum
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Mathématicien et écrivain, Gérad Tenenbaum est l'auteur de nombreux articles de recherche et de plusieurs ouvrages consacrés aux mathématiques. Menant parallèlement une intense activité fictionnelle, il a publié une dizaine de romans depuis les années 2000 (1) mais, pour cette rentrée littéraire 2025, c'est un recueil de nouvelles qu'il nous propose, ce qui s'avérerait surprenant si la nouvelle éponyme inspirée d'un recueil de poèmes de Jorge Luis Borges (2) errant avec nostalgie dans une Buenos Aires oubliée ne rendait à mon sens signifiante cette apparente sortie d'un sillage romanesque.
Toute l'oeuvre de Borges - se concentrant sur ses recueils fictionnels après ses débuts poétiques - n'est en effet qu'un labyrinthe temporel qui "sinue entre ses nouvelles et les tissent comme s'il s'agissait d'un seul et même livre"(3), et ce dernier opus à la tonalité mémorielle mélancolique nous faisant éprouver la texture du temps en suivant les méandres du destin de ses multiples personnages est de même un recueil labyrinthique miroitant dont les nouvelles se font écho et nous renvoient également aux romans antérieurs de l'auteur.
1) Après du théâtre (Trois pièces faciles, L'Harmattan 1999) et des poèmes publiés en revue
2) Cf son troisième recueil de poèmes Carnet de San Martín (1929), la citation en exergue de cette nouvelle reprenant l'ouverture du poème La promenade de Jules
3) Cf Jean-Christophe Pichon dans son article Fiction Borges : Le labyrinthe temporel (D Fiction 15/01/2024 )
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Après un quart de siècle d'écriture et un dernier roman (L'affaire Pavel Stein) revenant sur le premier (4), ce recueil déclinant des variations sur les thèmes de ses romans précédent résonne comme une sorte de bilan de son œuvre littéraire éclairant l'unité, l'harmonie de l'univers imaginaire qu'il a construit. Et les deux nouvelles qui l'encadrent mettent ainsi en scène des écrivains : Résidence d'auteur où l'on suit une jeune romancière israélienne en résidence d'écriture à Paris et Les rues parallèles où l'on s'attache aux pas d'un poète confirmé revenant dans la ville de sa jeunesse à l'occasion d'une rencontre littéraire. Tandis que le héros de la nouvelle centrale Le marque-page est tailleur, métier où «on éprouve la texture (…) avant de trancher dans le tissu» s'apparentant à celui d'écrivain (tissu et texte ayant la même étymologie). Un héros qui de plus aime «prendre un livre et entrer dans un monde» et éprouve «une sorte de tendresse fraternelle» pour Leo Perutz, «cet écrivain admiré de Borges, dont les personnages se perdent dans les méandres d'un destin narquois».
4) Ce roman remanie en effet son premier roman Au bord d'une ombre paru en 2002, l'auteur semblant fermer une boucle tout en ouvrant un nouvel horizon
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Gisant du monument des déportés de l'Ain ( Nantua), Louis Leygue
Les rues parallèles se compose de quatorze courtes nouvelles (5) entremêlant les époques et les lieux et nous promenant ainsi des temps bibliques (Le songe d'Ephraïm) ou de l'Antiquité romaine (In memoriam circulo) à l'année 2045 (Coda), anticipant même un futur où le voyage dans le temps serait maîtrisé depuis plusieurs siècles (Une impérissable touche de grâce). Si certaines se déroulent de manière strictement linéaire, beaucoup - même les deux se situant dans le futur - reviennent sur le passé, le souvenir permettant une autre exploration du temps .
«Une vie est jalonnée de traces dérisoires accumulées. Aucune ne porte un sens profond en elle-même, toutes ensemble dessinent un destin» dont les innombrables possibilités conduisent toujours à la mort. Cette "faille du destin"(6) rendant nos vies éphémères si précieuses hante la plupart de ces nouvelles, qu'il s'agisse de massacres de masse (7) ou d'individus. Nombre de leurs protagonistes y voient en effet venir l'heure de leur propre mort ou évoquent des personnes récemment décédées. Et avec une conscience aiguë de notre finitude et le désir manifeste de raviver les traces des disparus, Gérald Tenenbaum semble quêter une cohérence nous dépassant.
Dans cet ouvrage très borgesien (8), l'auteur navigue ainsi entre monde tangible et imaginaire et, au-delà de la chronologie précise semblant régir nos vies sans laisser place au hasard, il convoque un temps cosmique, cyclique, où les notions de début et de fin n'ont plus de sens. Il nous fait entrevoir la «toile de l'infini», s'attachant à faire surgir des signes de cet univers parallèle que nous ne percevons pas toujours. Nombre de détails se font ainsi écho comme d'étranges coïncidences (9), les symétries interrogent le sens et l'auteur a l'art de saisir les vibrations intimes des êtres, des lieux et des choses de sa plume poétique et musicale toute en finesse. Il se montre très attentif aux vêtements, aux postures et aux gestes de ses personnages comme à leurs regards et leurs silences, mais aussi à l'architecture urbaine et aux arbres, et il joue pleinement sur les ombres et les lumières, sur ces variations d'éclairage selon le cycle des jours ou des saisons, qui changent les repères et font vaciller le temps. Et "la nature dite inanimée" souvent personnifiée (un rai de lumière semblant même prendre en charge la narration au cours d'une nouvelle) "frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique", comme l'affirme la citation de Baudelaire opportunément mise en exergue du recueil.
Outre les caprices du destin, du hasard de nos rencontres comme de notre ultime rendez-vous avec la mort, la thématique de la disparition et de la mémoire est très présente dans cet ouvrage, ce qui n'a rien d'étonnant car la première motivation d'écriture de cet écrivain juif de la seconde génération après la shoah marquée par le manque, par la perte, fut justement la transmission de cette mémoire (10). Les héros de la plupart de ces nouvelles sont ainsi juifs et la culture judaïque y est souvent évoquée (référence biblique avec Le songe d'Ephraïm, tradition du pilpoul (11), sacralisation du livre …). Deux nouvelles entrant en résonance, Pilpoul et Coda, semblent de plus s'inscrire dans une perspective de réparation : combler le vide, donner une identité, une individualité, rendre compte des vies ordinaires de ces victimes au-delà du quantitatif, afin qu'elles retrouvent humanité et ne sombrent pas dans l'oubli.
5) Dont l'une, In memoriam circulo, a déjà été publiée par les éditions belges La Trame en 2005 dans un recueil intitulé L’Engagement
6) Qui hantait aussi Borges, cf son poème La Chacarita (Carnet de San Martín ) :
(La plus éternelle faille du destin,
celle qui perdure en moi, je l'ai entendue cette nuit-là, ta nuit,
quand la guitare dans la main du débardeur
disait la même chose que les mots, et ils disaient :
La mort est une vie vécue,
la vie est la mort qui vient ;
la vie n'est rien d'autre que
la mort qui erre avec crainte .)(…)
7) La shoah (Coda), ces pogroms dont furent victimes les Juifs d'Europe de l'Est (Pilpoul) ou d'autres tragédie de l'Histoire comme le bombardement de Dresde en 1945
8) Où se croisent les destins comme dans son magnifique roman Les harmoniques proche du Jardin aux sentiers qui bifurquent, le titre du recueil s'avérant ambivalent (les parallèles ne pouvant se rejoindre dans l'espace euclidien mais se coupant dans l'infini en géométrie projective)
9) Motif du X (sur les façades art déco d'un immeuble ou sur une cicatrice), écharpes, jeu sur alliance/Alliance (que ce soit l'anneau, le traité d'alliance franco-autrichien commémoré par cette place nancéienne ou le signe de l'Alliance avec Dieu), récurrence du prénom Joseph et du métier de tailleur...
10) Cf son interview donnée à L'arche magazine en 2020
11) Le pilpoul (de l'hébreu פלפול: "débat aiguisé") est initialement une méthode de raisonnement introduite vers 1500 dans les actuelles Pologne et Lituanie, qui consiste en une étude et discussion systématique du Talmud

Gérald Tenenbaum, en bon mathématicien (11), soigne particulièrement la structure de ses livres, celle-ci participant du sens. Il n'a pas seulement construit tout un réseau d'échos signifiants entre ses nouvelles - ce qui dans son esprit semble un pléonasme (la traductrice britannique de Nourith dans la première nouvelle hésitant entre résonance et sens ! ). Mais il a veillé aussi à leur ordonnancement et au choix de leur nombre.
Il a notamment placé à dessein la nouvelle éponyme annonçant la couleur du recueil en dernière position car dans l'épaisseur du temps début et fin n'importent guère, pas plus que première ou dernière page. L'héroïne de la première nouvelle ouvre ainsi son «petit carnet noir, qu'on aurait dit commencé par la fin. Première page dernière page comme on voudra, mais page blanche en tout cas» .Et dans la huitième, Joseph K., tailleur et grand lecteur, a l'habitude de «reléguer les prologues au-delà du récit, anticipant un petit plaisir posthume». Quant au choix de quatorze nouvelles, il ne peut être anodin. En Kabbale en effet le 14 est associé à l'arbre de vie qui transcende les frontières du temps et de l'espace, c'est un symbole d'harmonie et de sagesse divine. De même, les 14 stations du chemin de croix catholique (représentant la passion du Christ jusqu'à sa mort et sa mise au tombeau) mènent-elles à la Lumière de la résurrection.
L'auteur nous fait ainsi pénétrer dans une jungle de symboles qui rendent son univers fascinant, y apportant également une touche ludique. On connaît son attachement à la symbolique des nombres trouvant son apothéose dans L'affaire Pavel Stein, roman dans lequel il trace malicieusement un chemin numérique, faisant courir son héroïne Paula de nombre en nombre et posant à la fin dans les mains se son héros Antoine endormi "le petit livre sur la kabbale qui ne le quittait plus, ouvert à la page de la symbolique du sept : effacement, mort, rien, implication, retour, renaissance, tout". Et Les rues parallèles se place de même sous le signe du 7 (et de ses multiples) renvoyant à la lumière et à la connaissance, à la transcendance, tant dans sa composition que dans plusieurs de ses nouvelles (avec insistance dans Résidence d'auteur et dans Le songe d'Ephraïm, beaucoup plus discrètement dans Bureau de nuit évoquant cette fameuse nuit du 6 au 7 décembre 1941 – matin de l'attaque surprise de Pearl Harbour - ou In memoriam circulo dont le héros s'appelle Septimus).
L'auteur recourt également à d'autres symboles concernant surtout les couleurs, tandis que Nourith dont le prénom signifie étymologiquement "lumière" s'installe dans la «ville lumière» et que Paul (dans En souvenir du Printemps) exerce le métier de régisseur lumières...
11) Cf cette même interview : "Les mathématiques consistent à rechercher des structures dans notre pensée rationnelle, alors que la littérature consiste à inventer des structures dans notre imaginaire (…) ma pratique des mathématiques m’a suggéré des plans de construction romanesque"
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On ne peut enfin aborder ce recueil ni l'oeuvre fictionnelle de l'auteur sans souligner l'importance qu'y joue la musique. Dans son roman Par la racine mêlant mythologie juive et question du deuil, il doublait même le parcours géographique et le "chemin de songerie" de son héros d'un accompagnement musical précis épousant ses états d'âme et résonant surtout comme un dialogue avec son père par delà la mort. Car "la musique est une mathématique mystérieuse dont les éléments participent de l'infini"(selon Debussy dans Monsieur Croche) et elle a le pouvoir d'exprimer l'indicible, nous faisant entrer dans une autre temporalité.
Certains personnages des Rues parallèles sont musiciens ou écoutent de la musique à la radio et, dans Les quatre vents, les habitants d'un village apprennent à vivre ensemble en harmonie grâce à la musique. L'auteur recourt volontiers à un lexique musical, lui empruntant le titre de sa nouvelle Coda dont les protagonistes se sont consacrés à «poursuivre le geste arrêté par la mort, apporter une gigantesque coda à la partition ébauchée sous le joug de l'oppresseur» nazi, et deux œuvres musicales jouent de plus un rôle particulièrement important dans son recueil. Dans la première nouvelle, la sonate en si mineur pour flûte et basse continue de Bach rapproche ainsi les deux inconnus nourrissant de mêmes «sentiments en mineur» que sont la jeune Nourith et le vieux Moïse. Et l'adagio en sol mineur pour cordes et orgue de Remo Giazotto (inspiré d'Albinoni) vient lui faire écho dans l'avant-dernière, Genèse d'un adagio : un adagio «imprégné de tristesse et de nostalgie» qui s'avère bien éloigné de l'insouciance de l'écriture du compositeur vénitien.
Une «douce musique, qui répète sans fin le chemin du destin» à l'image de ce recueil de Gérald Tenenbaum.
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Les rues parallèles, Gérald Tenenbaum, Cohen&Cohen, août 2025, 136 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rald_Tenenbaum
https://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2019/11/tenenbaum-gerald.html
EXTRAIT :
Les rues parallèles
p.125/126
Je le jure, ce n'est pas délibérément
que je suis revenu à cette rue.
Jorge Luis Borges, Cuaderno San Martín
Comme dans la plupart des cités européennes, il existe à T. une ville vieille et une ville nouvelle. Dans la seconde, l'air circule, les trottoirs sont confortables, les chaussées larges et les façades lumineuses. Ici et là, des balcons de fer forgé laissent augurer des petits déjeuners conviviaux et des applaudissements chaleureux aux jours de parade. Flanquée de marronniers centenaires, l'avenue Wilson respire le contentement de soi ; scindé d'une promenade gazonnée, le cours de Juillet affiche une sereine foi en la permanence des choses.
Rien de semblable dans le secteur médiéval. L'étroitesse des voies y contingente l'accès à la lumière. Seules miroitent, à de rares heures, les fenêtres des étages supérieurs. Les ombres émaciées règnent sans partage sur les arrière-cours. Quant à la disposition des artères et venelles, courbes et angles témoignent d'une histoire tourmentée et d'événements oubliés. La rue des Bûchers tire son nom du bois de chauffe qu'on y stockait en attente de livraison. Serpentant entre la cathédrale et la rue des Innocents, la rue du Maure-qui-trompe rappelle l'existence d'une hôtellerie dont l'enseigne représentait un Sarasin soufflant le cor.
C'est dans ce théâtre obscur que déambule en fin d'après-midi le poète Chaz Denkel. C'est un homme grand et mince, aux gestes maladroits, qui marche avec précaution. Epaisses lunettes cerclées d'écaille, chevelure désordonnée et duffel-coat déboutonné, sa silhouette se reconnaît de loin. Son recueil Trouble nuit a jadis été érigé en manifeste par une jeunesse en mal d'ambiguïté et d'empathie. Que la jeunesse s'égaye en s'appuyant sur des manifestes est une loi universelle, du moins tant qu'une génération succédera à une autre.
Ce soir, Chaz doit présenter son nouvel ouvrage à la Maison du Verbe, dont l'architecture hypermoderne attire autant que la programmation. Il affectionne les rencontres publiques, les discussions avec les gens, et surtout les lectures. Il a une manière bien à lui de dire ses textes, en plaçant les silences à des endroits inattendus, faisant ainsi entendre des résonances qui sans cela passeraient inaperçues de presque tous.
(...)