"Le mal des fantômes", de Benjamin Fondane

Publié le par Emmanuelle Caminade

Benjamin Fondane (pseudonyme de Benjamin Wechsler) fut critique littéraire, dramaturge, réalisateur de cinéma et surtout poète.

Né en Roumanie en 1898, exilé à Paris en 1923, il adopta avec brio la culture et la langue française après avoir écrit en roumain et en hébreu.

Traqué, dénoncé comme juif, arrêté par la police de Vichy, il fut interné à Drancy le 14 mars 1944, puis transferré à Birkenau où il fut gazé en octobre 1944.

 

Le mal des fantômes regroupe, selon le désir exprimé par l'auteur ( dans une lettre qu'il avait fait parvenir à sa femme du camp de Drancy), ses cinq livres de poèmes écrits en français : Ulysse, le livre éponyme Le mal des fantômes, Titanic, L'exode et  Au temps du poème.

Dans ce recueil, Benjamin Fondane aborde de manière récurrente les thèmes de l'errance et de l'exil, de la solitude et de l'anonymat des immigrants et celui de l'écrasement des individus par l'histoire. «Emigrant de la vie», «fantôme de l'histoire», il nous livre des poèmes de mort nés du dégoût des millions de cadavres de la première guerre mondiale, poèmes visionnaires pressentant la catastrophe du génocide juif, le néant qui se profile à l'horizon, mais aussi poèmes de révolte criant la réalité de la vie, de la souffrance et de la joie.

 

Aux frontières de la langue et de la musique, la poésie de Benjamin Fondane, vers libres, le plus souvent, au souffle long et heurté, images apocalyptiques et oniriques, ou, soudain, lumineuse puissance d'une épure, est un chant dont la violence nous atteint directement au coeur, sans passer par les méandres de la pensée. C'est un langage à la portée universelle, clamant l'urgence de dire la vie et l'imminence de la mort, un cri, toujours d'une actualité poignante face à la folie des hommes.

 

 

Benjamin Fondane, Le mal des fantômes, éditions Verdier, octobre 2006

 

 

EXTRAITS :

 

J'ai quitté les trottoirs de la ville pour d'autres trottoirs

     de villes,

les millions d'hommes pour d'autres millions d'hommes,

les mêmes à n'en plus finir,

je n'en avais jamais assez!

Pourquoi me suis-je déplacé ?

Les mots se meurent de changer de bouche,

La chance s'use de fournir les dés.

Quel curieux voyage j'ai fait parmi les hommes,

que de routes avons-nous parcourues ô mon oeil

et quel étonnement à chaque tournant neuf

que les matins fussent les mêmes,

que les hommes eussent même visage,

vieux canots amarrés aux pontons pourrissants,

existences jaunies -

ne savais-je donc pas leur racine enfouie

sous terre - et le voyage inutile, et la soif ?

C'est dans leur tubercule qu'il y avait du neuf :

Miracles de la faim,du froid,

vous êtes si plein de figures!

 

Que le monde était plein quand nous avons quitté

le port! Etait-ce une vue ou bien une vision ?

Et maintenant que les mers ont salé mes poumons

mouette vieillie, espoir usé et ébruité

je ferme le vieux livre et je dis : A quoi bon ?

Pourquoi tant d'eau multipliée par tant d'eau ?

tant de terre ?

L'homme est peut-être roi de ce monde, mais moi

mais vous, toutes ces ombres usées par la colère,

la pitié et l'envie de n'être nulle part,

qu'y cherchons-nous ? Vous ai-je inventées ? Mon regard

est las. Que font les hommes ? Sont-ils absents ?

     d'eux-mêmes ? -

Ou bien, rongés de fièvres secrètes comme nous,

revenus d'un voyage où eux aussi avaient

vu des êtres, des ports et des mers insensées,

des choses éternelles, si fades au palais,

et de sensibles, tendres et périssables choses

- si chères!

( Ulysse )

 


XII

 

«Pas même seul. Des tas. Des tas de SEULS!»

Ainsi jadis criais-je en un poème

où ce long vers rimait avec «linceul»

 

faute d'une autre rime - ou du courage

d'abandonner le texte inachevé

quand on n'est plus le maître de l'ouvrage.

 

«Pas même seul!» criais-je.

                                        Et ce long cri

revient encore en ce décasyllabe,

tel un fuyard en quête d'un abri.

 

Combien de fois le thème en ce prélude

revient et reviendra : «Pas même seul!»,

aux touches d'orgue de la solitude ?

 

«Des tas!» Coeur envieux, il roule en toi

l'heureux noyé sauvage sur le fleuve

dont tu n'as su – ni pu – trouver l'emploi.

 

«Des tas!»

               Je les ai vus.

                                  J'étais du nombre!

Que d'ombres! J'en étais. Nous attendions -

nous attendons encor la fin du monde.

 

«Des tas de seuls!» Chacun sur son ballot

assis, colis perdu, une monade -

et cependant figure d'un ballet

 

mystérieux, mobile, monotone

d'Iphigénies en marche vers l'autel...

Mais tout à coup le Choeur : «Quel Dieu ordonne

 

que nous ayons tout seuls,sans être seuls,

à traverser ces mers et cette vie

sans autre rime riche que «linceuls» ?

( Le mal des fantômes )

 

IX

 

Croyez-vous qu'il suffise de naître pour chanter,

                      et de mourir pour vivre ?

Je suis né de la chair comme le vin du diable

avait jailli des trous forés dans une table -

                      je suis né de rien,

et cependant,plus tard dans la chair de la femme

j'ai cherché cette chose amère et emmêlée,

l'obscure volupté qui m'a ouvert les yeux.

Mais comment cette chair devient esprit, le sais-je,

comment le lait se transforme en paroles

                      et le sang en angoisse

et comment la matière se mue en désespoir ?

Je flottais sans souci sur les fleuves du sang

quel pêcheur à la ligne s'est pris à ma dorure

pour me jeter dans un filet sale et humide

avec d'autres vivants, prisonniers comme moi,

réveillés comme moi aux pires solitudes,

                      privés de leur milieu salin ?

 

Je sors sur le balcon et je crie : Arrêtez!

Qui se souvient encore de son pays natal ?

                      Cette terre n'est pas à nous,

                      la lumière n'est qu'une cage

                      et le temps qu'un fouet,

 

nous ne sommes que des esclaves

                      nos outils chantent-ils,

                      chante-t-il le travail

et nos poumons jumeaux respirent-ils jamais ?

 

Je me souviens : j'habitais le pays des paresses,

les maëlstroms y chantaient sur les bords.

De grands oiseaux de songe y déposaient leurs oeufs

                      de feu et de l'eau conjugués.

( Titanic )

 

La voix dans le désert

 

C'est dans ce point précis d'absence

que les oiseaux coulaient à pic dans l'oeil du vide

ailes et sang -

ils tournoyaient avant de couler dans le vide

dans le jour devenu plus grand qu'auparavant.

 

C'est dans ce point précis :

Tout finissait, les routes et les besoins humains,

je tenais une nuit nouvelle dans mes mains,

un phare cependant balayait mon visage,

le poumon s'essoufflait

parmi les voix j'ai vu des canots qui partaient

vers un pays sans paupières

ce n'était pas le temps mais un autre espace,

la lumière était si sourde où l'on marchait,

elle coulait de nos poches comme un sang noirci.

 

- C'est dans ce point

que j'ai douté enfin de ma lucidité

en me voyant moi-même, mais détaché de moi.

Ce n'était pas la peur mais une autre joie,

ce n'était pas le bonheur mais une autre amertume,

et je criais honteux de m'entendre crier :

C'est dense!

 

Cette vie est-elle donc plus épaisse que l'autre ?

Ce désespoir est-il plus sage que l'espoir ?

C'est dans un monde sans rémission que j'avance,

c'est dans un monde sans retour que je m'enfonce,

c'est dans

un monde évanoui qui cherche sa matière,

et c'est un monde sans commencement ni fins,

un monde flamboyant dont la voix rauque crie :

 

 

C'EST.

( L'Exode )


 

Tout à coup

 

 

   J'étais en train

  de lire un livre

        quand tout à coup

  je vis ma vitre

                 emplir son oeil absent d'oiseaux légers et ivres.

 

    Oui, il neigeait.

    La folle neige!

 Elle tombait

           tranquille et fraîche

                dans le coeur tout troué comme un filet de pêche.

 

  C'était si bon

 et j'étais ivre

    de ces flocons

       heureux de vivre

                que ma main, oublieuse, laissa tomber le livre!

 

En ai-je vu

      neiger la neige

         dans le coeur nu!

            Ah! Dieu que n'ai-je

                su garder dans mon coeur un peu de cette neige!

 

     Toujours en train

  de lire un livre!

     Toujours en train

    d'écrire un livre!

                Et tout à coup la neige tranquille dans ma vitre!

                                                                                     1944

( Au temps du poème)

A lire absolument : le bel article de Patrice Beray (qui participa à l'établissement de la présente édition), Fondane, poète du "Mal des fantômes", sur le site de Mediapart : link

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Poésie

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