"Un dieu un animal", de Jérôme Ferrari
Ce n'est pas une histoire d'amour, du moins pas d'amour humain. Ce sont plutôt les histoires parallèles, malgré quelques points de rencontre épisodiques, de deux jeunes héros dépossédés de leur destin, sacrifiés sur l'autel des nouvelles divinités qui se partagent notre monde moderne : l'entreprise et la guerre. Un récit emblématique d'une certaine jeunesse perdue, soumise à la violente emprise de ces multinationales économiques et guerrières, une jeunesse dépersonnalisée, déshumanisée, incapable de trouver en soi le courage de conduire sa vie, une jeunesse martyre, préférant s'aliéner à une entité supérieure dans un rapport mystique.
Le livre s'ouvre, justement, sur l'épigraphe d'un mystique persan du IXème siècle dont le martyre se déroula sur un des lieux du roman, ce qui donne , dès le départ , le ton de ce dernier. De même, le «tu», adopté dès la première phrase, interpelle le héros en dispensant l'auteur de le nommer, accentuant ainsi la déshumanisation et la dépersonnalisation d'une narration qui se prive délibérément de dialogues.
Le héros semble avoir vécu jusqu'à l'adolescence une vie «normale» : un ami d'enfance, Jean-Do, un confident, presque un frère et un premier amour à peine ébauché avec Magali, une jeune touriste passant ses étés au village. Mais il n'arrive pas à devenir adulte.
«Incommensurable ennui» d'un village natal vécu comme «un cimetière», «odeur de tout ce qui est joué d'avance», refuge dans l'ectasy et découverte du plaisir de la violence gratuite, avant de finir par s'engager comme mercenaire en Irak pour y chercher l'aventure et combler «la béance» de son «âme», en entraînant avec lui son ami d'enfance.
Mais la mort de Jean-Do dans un attentat kamikaze le fait rentrer au pays où il ne se sent plus chez lui. Privé de la fascination du sang, de «l'affolement» donné par «la perspective de tuer» et de «la joie immense soulevée par l'offrande miraculeuse du chaos», il ne trouve que le souvenir de ses premiers émois amoureux auquel se rattacher.
Réinvestissant, réinventant cet amour oublié, il envoie à Magali, devenue entre temps chasseuse de têtes dans une grande entreprise, une lettre enflammée.
L'aventure était promise à l'échec, mais la jeune femme reçoit cette lettre au moment où, désemparée, elle vient de prendre conscience «d'être enfermée dans une vie (...) minuscule» et cherche une issue pour s'échapper. Aussi, se raccroche-t-elle à l'idée d'un amour pur et passionné comme à un dernier recours.
Jérôme Ferrari propose un roman à la forme et au format originaux.
Il opte en effet pour une narration à la deuxième personne sans autre respiration que quelques rares paragraphes, un pur récit au rythme régulier et bien ponctué, écrit dans une langue limpide et fluide. Une forme qui n'aurait pu, cependant, «tenir la distance», le livre ne se lisant facilement que parce qu'il n'excède pas la centaine de pages. Entre nouvelle et roman, Un dieu un animal est un court récit qui s'apparente à ce qu'on nomme au cinéma un moyen métrage.
L'intérêt du livre réside dans le parallèle fait par l'auteur entre la folie meurtrière de la guerre et la cruauté du monde de l'entreprise ainsi que dans le regard mystique porté sur cette violence.
«La seule raison valable» des engagements guerriers que Jérôme Ferrarri nous décrit, ce ne sont en effet ni l'argent, ni la religion, mais «la guerre» qui à elle seule est «un mystère aussi puissant» que celui qui fait «courber la tête devant l'élévation du calice». «Rien n'est éternel, si ce n'est la guerre» dont «l'étreinte sanglante» renvoie «chaque vie humaine à son insignifiance (...), la vie des vainqueurs comme celle des vaincus». Et le héros, «guerrier» s'enfonçant dans «les déserts arides» devient «parfaitement étranger et démuni de tout». Par ses yeux, «Dieu se repaît de sa création» et il consentira à devenir martyr, «son âme voluptueuse» ne pouvant exister que dans la mort.
Quant à la vie professionnelle de Magali, elle permet à l'auteur une virulente dénonciation de la dépersonnalisation de l'individu* qui est réalisée au sein de l'entreprise, cet «être mystérieux mais tangible appartenant à un ordre supérieur immuable». Une entreprise dont les membres ne sont que «les organes provisoires» qui «collaborent ensemble à la perpétuation d'un mystère (...) digne de vénération». Une entreprise qui extirpe jusqu'à «la dernière parcelle d'individualité», si bien que ses membres en sont réduits à s'assurer sur Internet «des preuves tangibles de leur existence», ne parvenant qu'à bâtir «un temple vide dédié au culte d'un fantôme».
Dans ce livre, Jérôme Ferrari utilise le langage simple de la littérature pour s'interroger sur la liberté et la responsabilité de l'individu, sur le rapport entre l'homme et Dieu.
«Nul n'est la vérité que Dieu», un dieu «innocent du sang des hommes» dont «l'infinité de l'amour monstrueux» s'étend sur l'univers. Les hommes ne sont-ils donc pas capables d'affronter leur responsabilité, l'individu ne peut-il assumer sa liberté ?
«Les hommes ont besoin de quelque chose de plus grand qu'eux pour vivre. Peu importe ce qu'est cette chose».
Un dieu un animal, et, peut-être, sans dieu enfin un homme ?
* Le thème de la dépersonnalisation est cher à Jérôme Ferrari, qui,un temps engagé dans le mouvement nationaliste corse, le quitta en raison, justement, de la dérive inhérente, à ses yeux, au militantisme qu'est la dépersonnalisation de l'individu dans le groupe .
Un dieu un animal, Jérôme Ferrari, Actes Sud, Janvier 2009
EXTRAITS :
p.31/32
«(...) il lui passe tendrement la main dans les cheveux et l'embrasse. Sa langue a un goût de champagne et de vodka. Magali la sent s'agiter dans sa bouche et elle pense soudainement à une tumeur, à un fruit de mer ou à un parasite vorace et elle essaie désespérément de canaliser ses pensées mais c'est trop tard : son désir reflue le long de ses bras et de ses jambes et se condense un instant dans son ventre et, en quelques secondes, il ne reste plus rien. Elle se laisse manipuler tristement, l'esprit vide, elle se retourne docilement quand il lui demande de se retourner, sa joue frotte l'oreiller, elle sent les coups contre ses fesses et elle s'abandonne au ressac monotone, son corps tangue pesamment, c'est un grand vaisseau mélancolique abandonné aux caprices des djinns de la mer, couvert de lourds coraux, d'algues et de coquillages qui le font se pencher vers des abysses, elle est fatiguée et elle sent le goût fade du Baileys dans sa bouche qui s'emplit soudainement de salive. Nicolas donne un violent coup de reins et quelque chose se disloque dans le craquement des haubans arrachés, et elle vomit sur l'oreiller. Nicolas se retire d'elle, elle se redresse péniblement et, avant même qu'elle ait eu le temps de penser clairement, non, non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi, pas moi, une vague déferle et un second spasme la projette en avant, et elle vomit encore. Elle a si mal a la tête qu'elle ne peut pas bouger, une odeur sucrée d'alcool lui brûle les narines, elle ferme les yeux de toutes ses forces, la voix de Nicolas la fait souffrir, ne t'en fais pas, ce n'est rien, ce n'est rien, et les djinns la prennent en pitié, les abîmes marins s'ouvrent en leurs cavernes secrètes et l'engloutissent enfin avec son humiliation.
Elle se réveille à l'aube.(...)
p.33/34
(...)Car toutes les nuits du monde sont propices à l'oubli. Mais son coeur bat toujours trop fort, sa bouche a le goût du sang, elle se sent coupable d'un crime abominable qu'elle devra expier et elle ne peut pas s'enfuir. Cet homme l'a ouverte en deux comme une carcasse d'animal, une carcasse impudique exhibée sur un étal sanglant sous ses propres yeux horrifiés, et elle n'arrive pas à se défaire de la certitude que jamais auparavant elle n'a posé sur sa vie un regard aussi lucide. Si fort qu'elle se débatte, tous les chemins la conduisent finalement ici ou dans une chambre semblable. Elle se retourne sur le dos et se force à écarter les bras et les jambes et à respirer lentement en gardant les yeux ouverts sous l'oreiller. Elle renonce à se défendre contre les soubresauts de son esprit jusqu'à ce qu'il soit l'heure de prendre le train, d'appuyer sa joue sur la vitre froide et d'échapper à la laideur poignante des campagnes mouillées en cherchant ta lettre au fond du sac. Elle regarde à nouveau ton écriture ronde et maladroite d'enfant illettré, les phrases surchargées et incohérentes où se bousculent des oiseaux morts et des maisons qui sont comme des tombeaux, une chose étrange qu'on ne peut pas perdre mais qu'on finit par perdre quand même, des guerres perdues depuis mille ans, des jambes fragiles, brisées par l'impitoyable intégrité de l'amour, et la fraîcheur d'une fontaine dans la lumière de l'été qui ne finit pas. Elle relit tout avec attention et elle pense qu'elle devra relire encore, autant qu'il le faudra, jusqu'à ce qu'apparaisse la vérité de ce que tu as voulu lui dire et qu'elle finisse par se rappeler ton visage comme tu te rappelles maintenant le sien en regardant le feuillage sombre des oliviers onduler dans la dernière clarté du ciel. Le chien a posé sa tête sur ta cuisse. Tu n'as pas retrouvé son propriétaire (...) »