"Avec tes mains", d'Ahmed Kalouaz
Quinze ans après la mort de son père, Ahmed Kalouaz parvient à écrire Avec tes mains, «ces pages maintes fois repoussées».
Avec sobriété et dignité, sans colère et même avec une certaine tendresse, l'auteur instaure enfin ce dialogue qui jamais ne put avoir lieu. Entremêlant le je et le tu, interpelant son père sans complaisance , parlant en son nom, lui trouvant, sinon des excuses, du moins des raisons expliquant son «manque d'amour» , il instruit un procès à charge et à décharge, cherchant à lui rendre justice, en toute impartialité, mais aussi à combler «cette carence affective mutuelle».
Dans ce beau roman autobiographique, Ahmed Kalouaz tente tout d'abord de retracer l'enfance et la jeunesse de ce père avant qu'il ne s'installe définitivement en France avec sa famille, quelques mois après sa naissance en 1952.
A l'aide de vieilles cartes postales jaunies et «des bribes des paroles retenues, entendues dans des conversations près d'une table d'adultes bavards», il «invente des lambeaux de vie pour peupler les blancs, les vides (...) que personne n'a su lui raconter en détail».
Emerge alors la silhouette d'un «enfant de la famine» «en manque d'amour et de lait», dur au mal et corvéable à merci qui jamais ne connaîtra l'école et devra se battre chaque jour pour «survivre» «en ce pays» où «la fatalité effaçait les gens», où «être vivant relevait déjà de l'offrande».
Avec pour seul «viatique», «l'acte d'existence» délivré à quinze ans par l'agent du recensement qui lui «offrit une date de naissance», ce solitaire s'engage dans l'armée «à l'époque où l'on confondait tous les tirailleurs», pour y trouver un «semblant de fraternité» et une solde inférieure à celle des Européens, mais lui permettant de manger à sa faim . Et pour la «drôle de guerre» qu'il ménera avec courage, il ne recevra pas la moindre reconnaissance...
Ce passé éclaire sous un autre angle cet «homme aux manières abruptes» qui regarda grandir ses douze enfants «avec si peu d'affection», cet «étranger» taciturne et colérique, «ni joyeux ni mélancolique» qui ne sut jamais lire ni même manier correctement «la langue de France» . Un homme au «langage mutilé» qui, toute sa vie, n'eut que «son corps pour s'exprimer».
«Tissant ses souvenirs flous», Ahmed Kalouaz s'attache également à reconstruire avec honnêteté «le chemin d'homme» de son père.
C'est l'histoire «falsifiée» d'un homme à qui on «invente un état-civil n'ayant cours nulle part» : «Français musulman», deux mots qui rendent doublement étranger. Et de raconter l'impossible assimilation de ce père qui use toutes les forces de son corps pour nourrir sa nombreuse famille , ce «trimardeur» qui accepte un «travail d'Arabe», c'est à dire les conditions les plus dures pour un salaire dérisoire, le mépris aggravé du racisme exacerbé par la guerre d'Algérie, en rêvant d'un retour glorieux au pays.
Et, à travers ce portrait d'Abd el-Kader, c'est tout un pan douloureux de l'Histoire coloniale et postcoloniale de l'Algérie et de la France qui est évoqué, le livre d'Ahmed Kalouaz ayant le mérite de redonner un visage, une identité, à toute cette génération anonyme d'«indigènes» miséreux, de soldats sacrifiés et de travailleurs de force exploités .
C'est aussi la triste histoire d'un père dont les seuls mots furent «le langage des mains» qu'il «pratiqua jusqu'à l'épuisement», un père dont les doigts ne tinrent jamais un seul livre, étranger à ses propres enfants qui ne «devisent» pas dans «la même langue». Un père qui, avec ses mains, permit néanmoins à l'auteur de vivre et de devenir libre.
Avec tes mains, Ahmed Kalouaz, Les éditions du Rouergue, Février 2009
Ahmed Kalouaz a publié une vingtaine de livres, nouvelles, romans , théâtre et livres pour la jeunesse.
Il vit dans le Gard et intervient dans de nombreuses lectures publiques, en atelier d'écriture ou de paroles notamment en prison.