"A défaut d'Amérique", de Carole Zalberg
Avec A défaut d'Amérique, Carole Zalberg achève sa Trilogie des Tombeaux qui retrace l'histoire d'une famille juive au XXème siècle en faisant revivre trois femmes disparues, Sabine, sa mère Emma et sa grand-mère Adèle.
L'auteure a voulu que les trois volets se recoupent mais sans se répéter tout en gardant une pleine autonomie – notamment sur le plan formel. Il n'en reste pas moins que mon interprétation de cette "statue à trois faces" (1) ne peut qu'être différente de celle d'un lecteur ayant lu les deux premiers romans car ma vision d'ensemble de l'oeuvre reste sérieusement amputée, mais ce handicap permet aussi un regard neuf sur la dernière des faces...
1) cf l'interview de Stéphanie Joly, dans le n°4 de Paris-ci la culture
Le titre de ce troisième volet est pertinemment complété par la photo de couverture qui montre d'assez loin, sur une plage déserte, un groupe de femmes dont on ne distingue pas les visages. Trois d'entre elles semblent en partance vers un horizon rêvé tandis que l'autre, prostrée, tête baissée, en est visiblement douloureusement revenue. Un titre et une photo qui nous interrogent sur la vie, sur ce que nous faisons de nos rêves, de nos espoirs déçus et de nos renoncements, de nos souffrances...
A défaut d'Amérique se veut donc le tombeau d'Adèle. Un travail de reconstitution essentiellement fondé sur l'imagination de Fleur, son arrière-petite-fille qui sera complété, pour la deuxième partie de cette vie, par les souvenirs d'une juive étrangère, Suzan, une américaine n'ayant aucun lien biologique avec cette famille et pourtant très proche de Fleur, malgré une situation assez radicalement différente. Il me semble en effet s'agir pour ces deux femmes d'une même démarche vitale.
Le livre s'ouvre fort à propos dans un cimetière, avec une image magnifique: «le petit groupe amassé autour de la tombe évoque une assemblée de longs volatiles penchés au-dessus d'une trouvaille». «Voilà tout ce qui reste de l'arrogante : une poignée d'hommes et de femmes venus rendre un hommage hâtif et frigorifié» à celle qui fut le grand amour secret du père décédé de Suzan, ainsi qu' un tombeau de pierre parmi d'autres , «naïve offrande (...) vouée non pas aux vivants mais à leurs disparus (...) pour qu'ils les laissent en paix». Mais ni Suzan, ni Fleur ne peuvent se libérer de leurs fantômes et trouver la paix sans ériger, elles, une offrande aux vivants que furent ces disparus.
Et ce premier chapitre capital ne se contente pas d'annoncer la motivation du double récit qu'il inaugure, il en précise un premier angle de vue. Démarrant au présent sous la plume d'un narrateur extérieur, il introduit en effet le point de vue de Suzan qui contemple cette scène «embusquée sous un bouquet d'arbre» , submergée de souvenirs si réels, si vivants... Une première voix très complexe qui va inclure à la fois les souvenirs vécus par Suzan et ceux légués par son père en les prenant en charge avec le recul supplémentaire donné par un narrateur omniscient. Une voix qui commence d'emblée à remonter le temps dans une succession de flashes-back et retracera, imbriquera, non seulement la seconde partie de la vie d'Adèle mais aussi la vie de Suzan et celle de sa famille ...
Dès le deuxième chapitre résonne la deuxième voix se révélant être celle de Fleur qui regarde «comme au bord de la route». Un récit à la première personne commençant par un retour en arrière en expliquant les raisons qui distillera ainsi régulièrement quelques rares renseignements sur cette dernière femme de la lignée se muant en narratrice de la vie de son arrière-grand-mère . Et comme elle en connaît bien peu de choses, elle s'attachera à inventer ce qui lui manque, racontant ainsi, le plus souvent dans un présent plein de vie, cette prime enfance dans une Pologne encore province russe où se profile à nouveau la menace des pogroms, l'exil imposé par la violence des événements, l'arrivée en France - «à défaut d'Amérique» - le jour de l'armistice en novembre 1918, son appétit pour la vie, adolescente, puis jeune mariée et jeune mère pendant l'entre-deux guerres, jusqu'aux épreuves personnelles et collectives qui influeront sur la suite de son parcours ...
Et les deux récits finiront insensiblement par se rejoindre, Fleur recourra parfois aux souvenirs et Suzan, tentant ensuite de retracer le chemin de sa propre mère se mettra elle aussi à imaginer pour combler les blancs...
Des femmes emblématiques de la transmission
Carole Zalberg a beaucoup écrit sur les femmes et notamment sur les mères. Et son intérêt pour les femmes ne semble pas dans ce roman - où les hommes ne sont pas absents mais plutôt pâles et faibles - se limiter à une simple solidarité catégorielle ni illustrer un quelconque déterminisme biologique.
L'auteure s'éloigne en effet des clichés dont nos sociétés modernes sont encore largement porteuses. Elle nous présente une grande variété de femmes dont les différences individuelles priment, différences dues à leur caractère et aux épreuves traversées, aux époques et aux lieux , aux milieux dont elles sont issues plus qu'à leur condition féminine ou même aux liens du sang.
Si la question des enfants, de la maternité - ou de la non-maternité - occupe une place importante dans ce livre, c'est qu'elle permet à mon sens de poser le problème de la transmission au sens large en se référant à la figure "nourricière" de la mère : une mère ne se contente pas en effet de donner la vie, de la «recycler in utero», elle l'entretient , la développe jusqu'à ce que l'enfant devenu adulte puisse assumer seul la sienne.
Comment se transmet cette aptitude à vivre, ce désir d'Amérique qui fait avancer les hommes ? Comment, malgré les souffrances traversées, peut-on continuer à survivre ou même à vivre ? Comment l'homme arrive-t-il, de mort en naissance et de métamorphose en renaissance, à perpétuer la vie, à "recycler" en permanence ?
Fleur dit avoir reçu un héritage mortifère qu'elle ne veut transmettre et dont elle doit au contraire se libérer, c'est pourquoi cette narratrice dont le nom symbolise le printemps - cette renaissance cyclique – invente l'histoire d'Adèle pour la transmettre à ses deux fils. Il semble en effet que quand un maillon est déficient ou vient à manquer, d'autres puissent prendre le relais dans cette gigantesque chaîne. Ainsi, si on n'a pu être mère ou si on a refusé de l'être, existe-t-il d'autres manières d'entretenir et de transmettre cette précieuse flamme vitale, c'est sans doute ce que veut nous signifier la tante de Suzan, Sophia – un personnage annexe qui n'a rien de secondaire - à la fin du livre...
Et le personnage féminin qui s'impose, celui sur lequel, à mon sens, repose tout le livre n'est pas Adèle mais sa mère Kreindla, cette forte femme à l'« amour nourricier» (pour son mari comme pour sa fille ou ses petits-enfants) qui, chassée de son pays natal par la recrudescence de l'anti-sémitisme , aura le courage de s'adapter à un lieu étranger et finira gazée à Auschwitz. Un personnage incarnant les violences de ce terrible siècle, l'affrontement des forces de vie et de mort ...
Ecrire la trace des disparus
A défaut d'Amérique est un livre empli de la présence des disparus, de fantômes anonymes au passage fugace comme le frère aîné d'Emma dont on a oublié le nom et que Fleur baptisera Jean pour lui redonner existence, ou même d' enfants «noyés» dans le ventre de leur mère avant même d'être parvenus au seuil de la vie, des disparus dont des instants précieux, joyeux, ont parfois été immortalisés par des photos ou par des lettres, des fantômes dont les voix résonnent encore au fond de vous. Ainsi la voix de Kreindla que Fleur entend si fort qu'elle la restituera auprès d'Adèle au-delà de la mort, la faisant ainsi reposer dans son tombeau.
Et, dans cette reconstitution d'une lignée sur cinq générations de femmes, du berceau polonais de la famille où Kreindla donna naissance à la petite Adèle au début du XXème siècle, à la France de Fleur ( et l'Amérique de Suzan) à l'aube du XXIème siècle, c'est à tous ces juifs persécutés, puis anéantis massivement par la shoah, que ce roman semble, plus largement, dresser un tombeau.
*
De Carole Zalberg, je n'avais lu que son précédent livre, L'invention du désir, un court récit poétique, très musical, dont la beauté des mots m'avait beaucoup touchée.
On retrouve dans A défaut d'Amérique une très belle langue imagée et rythmée, sonnant juste, mais assez différente, plus dans la concision et la précision que dans l'ampleur. Une écriture forte mais laissant moins d'espace au lecteur, à sa rêverie, d'autant plus que les commentaires des narrateurs, propices à ces formules percutantes dont l'auteure a le secret, semblent parfois clore un peu le propos.
Et, bien que tous les projecteurs soient braqués sur cette héroïne cernée de toutes parts - par Suzan ou son père Stanley et par Fleur si attentive à combler les blancs -, je n'ai pas réussi, sauf quand elle était enfant à Varsovie ou adolescente à Paris, à bien voir Adèle. Malgré l'empathie dont fait preuve l'auteure pour ses personnages dont elle cherche seulement à éclairer et à comprendre les comportements, Adèle adulte ne m'a pas véritablement émue car je ne me suis pas approprié totalement cette héroïne. Assez vite, l'abondance de détails donnés sur elle m'a empêchée de lui donner chair, alors que j'ai bien "vu" Kreindla qui a toujours su me toucher et même senti intensément la présence de Fleur, imaginant ces fêlures que l'on devine, sans doute grâce au mystère qui l'entoure dans ce roman.
Carole Zalberg s'est lancée dans un récit très ambitieux évoquant cinq générations sur un siècle à la fois terrifiant et riche en changements, et se déroulant sur trois continents, la vieille Europe ainsi que l'Amérique et même l'Afrique (Sophia, la tante de Suzan ayant émigré très tôt en Afrique du Sud).
Désirant, de plus, que ce denier volet de sa trilogie ait son autonomie et ayant fait le choix d'une narration alternant deux voix, il lui fallait donner beaucoup d'informations pour que ses nouveaux lecteurs ne soient pas perdus tout en évitant de se répéter, ce qui aurait lassé ceux qui avaient déjà lu les deux premiers volets. Elle devait donc tenir très fermement son récit jusqu'au bout, ce qu'elle réussit sans faillir, et on ne peut que saluer cette performance.
J'ai personnellement trouvé éblouissante cette construction narrative, même si elle a donné lieu chez moi à quelques effets pervers et que j'émets quelques réserves sur la dernière partie du livre.
Carole Zalberg tricote ainsi un maillage extrêmement serré entre ses deux voix narratives dont elle ménage régulièrement l'alternance : mailles impaires et mailles paires se succèdent ainsi pendant soixante-douze chapitres ! Et, dans la première partie du livre où elle doit délivrer un flot de renseignements permettant de situer ses nombreux personnages, elle soigne particulièrement ses transitions, ses liaisons et ses enjambements. Les deux voix successives rebondissent ainsi de part et d'autre de l'océan sur le nom d'un même personnage (Adèle le plus souvent), sur l'évocation d'un lieu ( Amérique ,Paris...) ou d'une activité (karaoké, observation de photographies...) identiques. Tandis que chacune des voix se prolonge en laissant le plus souvent une question en suspens à laquelle il ne sera répondu que deux chapitres plus loin – ceci étant rendu possible par la brièveté de chapitres tournant en moyenne autour de deux pages.
Il était impossible pour moi de m'abandonner totalement, de relâcher mon attention avant d'avoir pleinement intégré l'organigramme familial et cette attention m'a sans doute un peu détournée de l'histoire. Et ceci d'autant plus que la minutie de cette construction narrative m'a captivée et que j'ai pris un immense plaisir à admirer ce maillage d'orfèvre, émerveillée de plus par la manière époustouflante dont l'auteure jongle avec les temps dans ce récit ( les temps de base et les temps annexes, sans parler des participes présents) : du grand art !
Une fois l'arbre généalogique installé, l'étau se relâche mais soixante-douze chapitres, c'est beaucoup, et cette régularité horlogère finit à la longue par peser, même si l'auteure enrichit son récit en le tournant vers la mère de Suzan et l'ouvre à un autre continent.
Cet épisode en Afrique du Sud ne m'a pas convaincue d'ailleurs, me paraissant greffé un peu artificiellement. Il me semble que l'évocation de la condition des noirs et de l'apartheid n'ajoute aucune force à celle de la persécution des juifs. D'autant plus qu'elle s'avère à la fois trop longue pour ce roman et bien trop brève pour un sujet qui mériterait à lui seul un livre, car notre imaginaire, moins nourri, réagit moins intensément aux stimulations et ne peut compléter tous les blancs.
Ce ressenti est sans doute lié aussi à mon manque de vision d'ensemble et peut-être, quand on a lu toute la trilogie, cet épisode final voit-il son importance proportionnellement réduite et conclut-il simplement en ouvrant une perspective...
Quoi qu'il en soit, A défaut d'Amérique reste un beau livre et les lecteurs qui aiment les histoires ne s'en feront pas détourner, comme moi, par la forme. Mais je conseillerais à ceux qui n'ont pas lu les deux volumes précédents de dresser un arbre généalogique au début du livre afin de pouvoir rapidement s'y abandonner totalement.
A défaut d'Amérique, Carole Zalberg, Actes Sud, février 2012, 214 p.
Bibliographie de l'auteur :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg
EXTRAITS :
(ch 1)
p.11/12
Elle ne jugerait pas qu'ils sont émus. Pas d'où elle se tient : un refuge d'ombre qui la dissimule aux regards et aux interrogations. A cette distance, on ne perçoit rien du deuil ou d'un soulagement. Le petit groupe amassé autour de la tombe évoque une assemblée de longs volatiles penchés au-dessus d'une trouvaille. Collés les uns aux autres pour faire barrage au vent. Piétinant d'impatience ou de froid.
Voilà donc la famille et les proches d'Adèle la Française. C'est cela que Suzan contemple, embusquée sous un bouquet d'arbres de cette cité un peu grotesque, vouée non pas aux vivants mais à leurs disparus, naïve offrande de pierre et de verdure pour qu'ils les laissent en paix. Voilà tout ce qu'il reste de l'arrogante : une poignée d'hommes et de femmes venus rendre un hommage hâtif et frigorifié à celle qui fut le grand amour secret de feu son père.
Elle pourrait s'approcher. Se présenter. Le secret n'en est plus un depuis longtemps. Suzan a quitté Palm Beach hier, n'a pas dormi pour arriver à l'heure à l'enterrement. Elle n'aurait que quelques pas à faire. Mais les silhouettes agglutinées sur une minuscule parcelle de ce cimetière trop grand où se croisent les cortèges lui semblent bien moins réelles que les souvenirs de son père ou que les siens. Car elle-même a fini par la rencontrer la Française venue revoir après des décennies son beau soldat yankee. Dans les traits de la vieille dame d'alors Suzan avait pu deviner la jeune femme joyeuse et frustrée dont son père s'était entiché.
(...)
( ch.2)
p.14/15
C'était très récent. Après toutes ces années de violent corps à corps avec ma lignée, d'un rejet si ardent que c'était une passion, j'ai réalisé il y a peu que je pouvais faire enfin un pas de côté; regarder – comme du bord de la route une procession, avec cette même curiosité vaguement solennelle – le chemin de ces femmes auxquelles j'avais tremblé de ressembler. Je n'avais pas passé le relais, moi : j'avais eu des garçons.
L'effet n'avait pas été immédiat. J'étais mère, quand même. Ca suffisait à me maintenir aux aguets. Au début, je cherchais dans mes actes et mes paroles des répétitions. J'aurais triomphé, presque, très amèrement, si j'avais pu dire, voilà, je suis comme elles. C'était tout ce que je connaissais. Et puis ils ont grandi et les choses entre nous se sont bâties sans effort, un quotidien de douceur et de trivialité où même les conflits ne dérivaient pas vers la folie. On pouvait s'affronter, parfois jusqu'à l'épuisement, mais je n'étais jamais une menace ni eux un empêchement. Auprès de mes fils, auprès de Julio, leur père, qui sans faillir m'arrime à son monde à lui, je me suis désengluée de la transmission. La mauvaise. Celle dont on ne veut pas et qui vous hante. Alors j'ai pu décider de tirer sur le fil. C'était même impérieux. Je voulais prendre la mesure de ma libération.
Les garçons sont grands maintenant. Dimitri a quitté la maison et Loup va et vient sans avoir réellement besoin de moi. J'ai du temps pour chercher, lire, écouter ceux qui sont encore en vie, laisser tout cela s'insinuer. Je peux m'approcher d'elles, me glisser dans leur ombre où je n'étais pas. C''est comme une brèche que pour la première fois je veux bien ouvrir. Et par cette brèche, je les vois, je me rêve dans les pas de la petite Adèle à Varsovie. Elle n'aurait ni faim ni froid à ce moment-là. Ce serait le plein été et j'entendrais d'abord son rire filer le long de la ruelle.
Elle a deux ans, trois peut-être. Elle suit tant bien que mal les grands dans leurs jeux. Les regarde, avide, de sa très petite hauteur. Affamée de pousser, de grimper jusqu'à eux, qui lui sont comme un ciel splendide, et faire enfin tout ce qu'ils font . Adèle, déjà, veut gravir. Elle a ce menton dressé que toute sa vie on lui connaîtra. Qui lui donnera un air d'audace, même quand en elle ça tremblera. Qui fera dire d'elle, toujours et partout, qu'elle se prend vraiment pour quelqu'un.(...)