"A l'origine notre père obscur", de Kaoutar Harchi
A l'origine notre père obscur, troisième roman de Kaoutar Harchi, jeune écrivaine française d'origine marocaine, explore encore la vaste thématique des rapports hommes/femmes en interrogeant cette fois leur violence à travers des voix féminines. Une violence qui, déjà inscrite dans les textes fondateurs de la culture judéo-chrétienne, n'est pas spécifique aux sociétés arabo-musulmanes, et ne s'avère pas non plus le seul fruit de la domination masculine sur le corps des femmes.
Ces dernières en effet, gardiennes acharnées de la tradition, sont le principal relais d'une violence révélant l'ampleur de la répression sexuelle et de l'asservissement des femmes mais aussi de la misère sexuelle et affective des hommes dans une société verrouillée mortifère. Réussir à exister dans ce monde, à vivre, c'est à dire à «prendre son élan et sauter dans le vide», nécessite ainsi un courageux «travail sur soi» pour pouvoir assumer le «vertige» de sa liberté.
Née dans cette «maison des femmes», cette «maison des délits du corps» où sont exilées, rejetées, enfermées des épouses, soeurs ou filles jugées impures par le clan familial, une fille vivant «dans le silence de la Mère», d'une mère «habitée par un éternel chagrin», va peu à peu s'approprier son corps et affirmer sa singularité. S'émancipant à la mort de sa mère, cette fille «privée d'amour» osera affronter l'extérieur, «la ville et ses ruelles labyrinthiques», pour «aller vers soi» en retrouvant la maison familiale où réside ce père inconnu à peine entraperçu dont la présence corporelle lui a tant manqué. Elle y perdra ses illusions et surmontera sa peur en brisant le silence pour devenir une femme forte et libre s'appropriant son destin, ayant foi en la vie. Une femme que cet acte de «rupture» a transformée en un individu capable de s'aimer et pouvant alors s'ouvrir à l'amour de l'autre et au pardon.
Kaoutar Harchi inscrit délibérément son roman dans la légende, insérant le récit de son héroïne dans la coque d'une sorte de récit mythique qui en retient l'essentiel, ce prologue et cet épilogue en italique et à la troisième personne semblant lui donner la dimension cathartique d'une tragédie. Ses personnages particuliers, désignés par des termes génériques (la Mère, le Père), sont érigés en figures universelles et les lieux comme les situations acquièrent une portée symbolique. La maison des femmes, notamment, à la fois concrète et «aux frontières de l''irréel», peuplée de la Mère indifférente et silencieuse et de femmes formant «une entité», un choeur univoque, représente l'espace mental féminin, tandis que la réclusion derrière ses hauts murs s'avère un exil et un enfermement avant tout intérieurs. L'auteure peut ainsi mieux rechercher l'origine de cet asservissement, de cette violence faite aux femmes, qu'on ne peut véritablement comprendre sans sonder les profondeurs de l'inconscient.
Le grand mérite de l'auteure, dans ce court roman à la langue littéraire et à la construction très travaillée, est d'avoir réussi à mettre en scène cette histoire d'enfermement et de libération dans la forme-même de la narration.
L'écriture, plutôt minimaliste et poétique, sensuelle et suggestive, traduit les émotions avec simplicité et finesse en recourant à la puissance des images. Avec ses phrases courtes, elliptiques et syncopées, elle impulse un rythme haletant comme des battements de coeur, en alternance avec des passages plus lyriques scandés de répétitions et de refrains qui donnent de l'élan au texte.
Le roman est structuré en quinze chapitres, deux volets de sept chapitres - dans la maison des femmes puis dans celle du père - autour d'un huitième chapitre décisif, charnière faisant basculer à mi-parcours le destin de l'héroïne lorsqu'elle décide de sortir enterrer sa mère au cimetière. Une jeune fille s'affranchissant enfin de la Mère et accomplissant la première étape d'une double libération :
«Et je parle, je parle, et je lui dis merci (...) Merci de m'avoir appris, en m'aimant de si loin, en m'aimant si peu, en m'aimant si mal, à devenir ma propre mère, à m'aimer moi-même».
Chacun des chapitres semble par ailleurs niché, gardé sous le rempart d'une citation biblique en exergue qui introduit une tension entre le poids de la tradition et ce désir d'exister émergeant des différentes voix féminines qui s'y expriment. Car la parole des femmes y émerge, ou tente d'y émerger, dans un enchâssement de récits.
Il y a d'abord le "je" libérateur de la narration romanesque, celui d'une héroïne s'adressant régulièrement au lecteur («vous savez»...). Mais aussi le "je" de la Mère dans l'éternelle attente du Père, racontant son histoire non à sa fille mais aux femmes partageant cette «dépendance au mal qu'infligent les hommes». Un récit qui sera complété par la découverte du carnet intime qu'elle rédigea dans la maison de son époux avant la naissance de sa fille. Et s'y ajoute également le "je" des carnets intimes de deux femmes emmurées avec elle, retrouvant soudain une individualité, ainsi que celui de la discrète gouvernante de la maison du Père. Des femmes qui n'ont pas trouvé le courage ni de montrer leurs écrits, ni de parler. Quant à l'héroïne, elle osera parler, non seulement aux femmes mais aux hommes, pour dire cette vérité qu'ils ne veulent pas voir, pas croire, conquérant ainsi sa liberté.
On remarque la parenté manifeste reliant A l'origine notre père obscur à La répudiation de Rachid Boudjedra (1), un écrivain algérien qui comme Kateb Yacine semble avoir marqué l'auteure. Dans ce célèbre roman dénonçant également la violence, l'hypocrisie et la névrose d'une société patriarcale, le héros narrateur, cherchant à exister, s'affranchit en effet de même doublement par la parole. Il exorcise ainsi la honte de la répudiation de sa mère par un récit libérateur à son amante étrangère, et s'émancipe du clan familial, du père, par sa violence verbale. Et on peut analyser l'acte de «désaffiliation» prôné par le roman de Kaoutar Harchi (2) comme la répudiation d'une culture traditionnelle répressive et hypocrite. Une culture certes rejetée par l'auteure mais avec une immense compassion pour «l'étendue du manque d'amour» qu'elle recouvre, tous sexes confondus. Et cette répudiation/libération semble passer, comme chez Rachid Boudjedra, par l'écriture.
1) http://www.limag.refer.org/Textes/Manuref/boudjedra.htm
2) Un récit encadré par un prologue et un épilogue semblant lui donner la vocation didactique de la tragédie antique
(Article publié sur La Cause littéraire le 26/08/14)
A l'origine notre père obscur, Kaoutar Harchi, Actes Sud, 20 août 2014, 176 p., 17,80 €
A propos de l'auteure :
Née à Strasbourg en 1987 de parents marocains, Kaoutar Harchi est titulaire d'une licence de lettres modernes, d'un master de socio-anthropologie et d'un master de socio-critique. Elle a enseigné à la Sorbonne nouvelle ainsi qu'à l'université de Poitiers et vit aujourd'hui à Paris. Elle est l'auteure de trois romans : Zone cinglée (Sarbacane, 2009) et, chez Actes Sud, L'Ampleur du saccage (2011) et A l'origine notre père obscur (2014).
EXTRAITS :
I
p.14/15
(...)
A tout moment du jour comme de la nuit, vous savez, le chagrin l'envahit et la rend muette. Distante. Les femmes, parfois, remarquent les pupilles dilatées, la bouche entrouverte, le corps immobile. Elles saisissent alors la Mère par le bras et murmurent à son oreille : reprends-toi. Soudain la Mère se met à pleurer. Nous pleurons toutes.
Enfant, j'ignore le pourquoi du malheur. Je n'en connais que l'image.
C'est l'image de la grande porte de bois de l'entrée principale contre laquelle, de toutes ses forces, la Mère frappe parfois sa tête jusqu'à se blesser le front. Elle hurle : s'il vous plaît, je veux, je veux, s'il vous plaît, je veux rentrer chez moi, s'il vous plaît. Les femmes saisissent alors ses mains pour l'empêcher de se griffer le visage. La Mère crache sur les femmes. Les insulte. Les mord. Les provoque. Cherche à se battre avec elles. Et surgit fatalement cet instant où la Mère s'effondre sur le sol, à demi-nue, les yeux fermés, comme morte. Durant un long moment, je reste agenouillée près de la Mère. Je guette le frémissement des paupières, le mouvement fébrile des doigts, le soulèvement difficile de la poitrine. Lorsque la Mère reprend peu à peu conscience, je caresse l'ovale de son visage et lui demande comment elle se sent. La Mère me regarde fixement, sans me répondre.
Aussi loin que je me souvienne, je vis dans le silence de la Mère.
(...)
II
p.22/23
(...)
Les femmes se réunissent au centre de la salle commune et, assises en tailleur sur un sol dur et froid dont elles ne tarderont pas à se plaindre, se levant chacune à leur tour pour chercher une couverture dans la grande armoire du premier étage, elles évoquent, tête baissée, cet instant où tout à basculé.
Appuyée contre le chambranle, des bribes de mots me parviennent.
Regards.
Epousailles.
Belle-famille.
Rumeur.
Et soudain les bouches se scellent. Les dos se courbent. L'atmosphère devient pesante et j'ai le coeur qui. Mon coeur se met à battre de plus en plus rapidement. A tâtons, je pénètre dans la salle commune et m'approche des femmes éplorées. J'entends les souffles haletants. Vois les yeux qui gonflent, les mains qui tremblent, qui s'agrippent au tissu de la robe et vois, encore, les ongles qui grattent entre les dalles, les ongles qui égratignent la peau. Qui griffent.
Les poignets. Les chevilles.
(...)
VIII
p.84/85
(...)
Et, en repartant vers la maison où les femmes m'attendent, certainement regroupées dans la grande salle commune – comme à leur habitude - , tout le long du chemin, je continue de penser à la Mère. A ce qui me reste d'elle, de cette famille qu'à deux nous formions certains jours. Puis certains jours pas. Cette famille que je forme désormais seule et à chaque mètre franchi, c'est ressentir, qui remonte de si loin, une image trouble, ancienne et obsédante, se mêlant à l'image de la Mère, l'image de la main du Père.
Et plus j'avance, plus j'ai devant moi, là, qui obstrue ma vue et ralentit ma marche, le portrait indistinct de ce père qui habite à S., une ville voisine située plus au nord, à quelques heures d'autocar d'ici. Un Père coupé de mon existence, de son tumulte, un Père qui ignore que la Mère est morte et à qui je voudrais dire combien moi, la fille – la fille dont une fois il a pris la défense -, je suis vivante.
Et je ne veux plus rentrer à la maison, je ne veux plus entendre claquer la lourde porte de bois, je ne veux plus sentir sur moi les regards apitoyés des femmes, je veux demeurer sur cette route dans l'attente du jour qui se lève, dans sa clarté, dans sa fraîcheur. Je veux assister au réveil de la ville. Je veux retrouver ce qui m'a été pris. Tout ce temps, ce temps infini, ce temps éternel de l'adolescence. Je veux connaître ce qui m'est inconnu. Cette situation d'être en présence du Père, ressentir sa force, sa grandeur, comprendre ce qui a empêché cet homme d'être un père (...) En moi naissait l'ivresse profonde au fur et à mesure que je parcourais la ville, zigzaguant entre immeubles et bâtiments, le souffle haletant, le coeur prêt à imploser. Folie de vouloir vivre ainsi, au grand jour, sans plus personne pour m'épier, me surveiller, me contrôler. Mes pensées, mes gestes, qui ne seraient plus jamais entravés. La liberté que je m'apprêtais à recouvrer, enfin, car, en allant vers le Père, c'est vers moi que j'allais.
(...)
XI
(Carnet intime de la vieille gouvernante découvert dans le tiroir de sa table de chevet :)
p.112/113
(...)
Sans le savoir, le prétendant, de fraîche date veuf, a fait entrer dans la demeure familiale – il faudrait dire : dans la cage aux fauves – ce qu'elles ont toutes, et très rapidement, considéré être une rivale. La soeur cadette du prétendant, fortement blessée dans son orgueil, a été la première à attaquer. Je l'entends encore lancer, au détour d'une conversation, d'un ton méprisant : mais avez-vous seulement prêté attention à sa peau brûlée par ces heures de travail au soleil ? Ou encore : sa maigreur n'est que le signe flagrant de son infécondité. Et la jeune fille, passant par là, a surpris ces messes basses et n'est pourtant jamais entrée dans le jeu mesquin de sa belle-soeur. Elle s'est tenue, autant qu'elle a pu, à distance d'elle comme des autres femmes.
Mais un jour, tandis que j'étendais des vêtements humides sur la corde à linge, des cris ont retenti qui m'ont fait sursauter. J'ai laissé tomber au sol la chemise que je tenais entre les mains, et en toute hâte j'ai rejoint la maison. Les cousins, les cousines, les oncles, les tantes, les frères et les soeurs, tous se tenaient debout dans le salon, encerclant la jeune fille et exigeant d'elle qu'elle retire et rende les bracelets, les colliers et la bague qui lui avaient été offerts au lendemain de sa nuit de noces.
Et toute ma vie, dans ma tête, je l'entendrai hurler, émouvante dans sa terrible détresse, une main posée sur son ventre : je veux voir mon mari. Je ne parlerai qu'à mon mari.
(...)