"Ame qui vive", de Véronique Bizot
Après Mon couronnement, récompensé notamment par le Grand Prix SGDL, et Un avenir, lauréat du prix du style, Véronique Bizot qui s'était auparavant fait remarquer comme novelliste publie Ame qui vive, un troisième et toujours aussi court roman s'inscrivant dans le parfait sillage des deux précédents.
Chacun de ces romans, à l'instar des nouvelles d'un recueil, illustre en effet une même thématique en nous faisant pénétrer dans le même univers étrange, embrassant, survolant plutôt la tragi-comédie humaine : l'absurdité d'un monde hanté par la disparition des êtres, toujours inattendue et brutale - qu'elle soit imprévisible ou dans le cours des choses -, et la solitude foncière des hommes. Et l'auteure y fait évoluer des personnages falots et timorés qui semblent toujours en marge de ce monde que paradoxalement ils n'osent ni investir ni quitter, s'accrochant à des idées fixes ou aux infimes détails du quotidien pour tenter d'échapper à l'absurde de leur condition.
Ame qui vive traite des relations humaines et de la capacité des hommes à «faire face à l'existence», au travers de quatre personnages qui s'enferment dans leur solitude, craignant cette «dégradation brutale et mystérieuse qui conduit la plupart des relations dans l'impasse». Quatre personnages retirés dans le silence d'une campagne montagneuse au climat hostile où il n'y a quasiment pas «âme qui vive», qui voient pourtant parfois l'autre «déboucher du tunnel comme un genre de secouriste». Quatre âmes qui n'osent pas vivre.
Fouks, auteur de théâtre célèbre, fuit ainsi tout contact avec ses admirateurs, s'acharnant à écrire dans la bibliothèque de son immense ferme cerclée de haies, enfouie dans la végétation. Son lointain voisin – et traducteur- et son jeune frère sur lequel il veille depuis l'incendie qui a fait disparaître leur famille vivent dans leur ferme à moitié détruite qui offre une vue plongeante et circulaire sur la vallée, tandis qu'un autre voisin, plus éloigné encore, Montoya, s'est retranché sur les hauteurs dans un ancien garage ayant servi d'atelier à un peintre, totalement coupé du monde dès qu'il neige.
Ces personnages peu loquaces dont on ne sait pas grand chose n'ont aucune réalité, ils semblent n'être que la personnification d'une attitude face à la vie : se préserver en devenant invisible aux autres, en surveillant les autres ou en s'éloignant dans un lieu désertique; et le tandem fraternel incarne les deux tendances contradictoires qui s'affrontent au sein de chacun d'entre nous : risquer la vie, «affronter la liberté», ou survivre avec «pantoufles et parapluie». Si le narrateur est le plus jeune des frères devenu mutique suite au traumatisme de l'incendie, un fin observateur qui nous livre ses perceptions des autres et du monde, le héros du livre s'avère en effet double. Et nous suivons son parcours, la manière dont une tendance va prendre le pas sur l'autre, par le biais des quelques rencontres de voisinage qui peu à peu se tissent et surtout par les livres qui s'avèrent la meilleure ouverture sur l'autre et sur la vie.
Si ces personnages de papier n'ont délibérément aucune épaisseur, les paysages et les objets, moins éphémères, sont décrits en détail et contribuent au réel. Ces derniers semblent ainsi, comme le disait Michel Butor, "les fossiles de la réalité humaine", ils en sont le "squelette externe". Et ce décor à valeur non ornementale mais symbolique est un langage qui indirectement parle des personnages.
On retrouve là dans l'écriture de Véronique Bizot un aspect assez balzacien (même si elle préfère les personnages ordinaires) que sa prose vient conforter.
Cette auteure aime en effet dérouler des phrases complexes et précises riches en relatives et utilisant toute la palette des circonstancielles, dilatant ainsi le récit dans un enchâssement de mini bifurcations qui n'occultent jamais le fil principal. Son écriture fluide et limpide, mouvante et cadencée, attentive aux articulations et aux proportions, tient compte de la force de la respiration et de l'intelligibilité de la pensée. Une écriture raffinée, soutenue, nous faisant retrouver le charme désuet des imparfaits et plus-que-parfaits du subjonctif, et dont l'ironie subtile se déduit du premier degré du texte. Et ce qui fait l'originalité du style de cette auteure, c'est sans doute l'alliance de cette belle langue classique et des décalages, des dissonances propres aux écrivains de l'absurde.
Mais si l'on savoure avec plaisir ce court roman du fait de sa petite musique singulière, ce plaisir reste néanmoins très éphémère. Pas plus que ses personnages désincarnés, pour lesquels on ressent aussi peu d'empathie que l'auteure ne semble leur en témoigner, il ne laisse de trace, sombrant dans l'oubli à peine la dernière page tournée. Et ceci d'autant plus que Véronique Bizot exploite toujours, et assez superficiellement, le même filon.
(Article publié sur La Cause Littéraire le 05/03/14)
Ame qui vive, Véronique Bizot, Actes Sud, 5 février 2014, 110 p.
A Propos de l'auteure :
Véronique Bizot est née à Paris en 1958. Journaliste et écrivaine, elle est déjà l'auteure de deux recueils de nouvelles, Les Sangliers (Stock 2005) et Les Jardiniers, (Actes Sud 2008), ainsi que de deux romans, Mon couronnement (Actes Sud 2010) et Un avenir (Actes Sud 2011).
EXTRAITS :
p.16/18
(...) Cette bibliothèque couverte de livres jusqu'au plafond était l'endroit dans lequel Fouks écrivait ses pièces et où j'étais entré un jour par hasard. J'avais dû y rester un certain temps car lorsque mon frère m'avait trouvé là, tranquillement installé dans le fauteuil de cuir, il a vait eu l'air de quelqu'un qui m'avait cherché pendant un bon moment. Puis, d'inquiet, son visage avait pris une expression étrange quand il s'était aperçu que j'avais ce livre à la main – Eugénie Grandet – mais je n'avais tout à coup plus eu envie de prêter attention aux expressions que prenait le visage de mon frère chaque fois qu'il me regardait et je m'étais aussitôt replongé dans ma lecture. Mon frère était resté un instant à m'observer puis il avait dû aller rejoindre Fouks quelque part dans la maison et, quand j'avais eu terminé le livre, j'étais seul dans la pièce où je n'avais pas remarqué que quelqu'un était entre temps passé allumer une lampe. A notre visite suivante, j'étais directement allé à la bibliothèque et j'avais vu, posés près du fauteuil de cuir, quelques livres. J'avais pris celui qui se trouvait sur le dessus de la pile. Alors qu'est-ce que tu as lu aujourd'hui ? demandait mon frère quand nous remontions chez nous, comme s'il s'attendait à ce que je me mette enfin à parler, et bien qu'il ne crût naturellement pas que je lisais vraiment – moi-même au début d'Eugénie Grandet, je ne l'avais pas tout de suite cru – mais pensât que je faisais comme si je lisais, puisque, selon les médecins j'en restais au stade de la pensée post-traumatique, disaient-ils, ne donnant pas cher de mon développement cognitif. Mais c'était déjà quelque chose à ses yeux, une sorte d'initiative que j'avais prise, un signe encourageant – le genre de signe que mon frère ne cessait de guetter de ma part -, et les heures que je passais avec un livre entre les mains lui offraient au moins un répit dans la surveillance constante qu'il exerçait sur moi. (...)
p.35/36
A compter de ce jour, Fouks, Montoya et mon frère ont pris l'habitude de se voir assez régulièrement, soit chez Fouks, soit là-haut chez Montoya quand Fouks ne se déclarait pas trop fatigué pour monter. Je crois aussi que lui et Montoya se voyaient parfois seuls, de même que mon frère voyait parfois Montoya sans Fouks. Lorsqu'ils étaient ensemble tous les trois, j'avais remarqué que Fouks s'exprimait davantage que lorsqu'il était seul avec mon frère et moi. Montoya, lui, ne disait pratiquement rien, et la plupart du temps son visage disparaissait dans la fumée de son cigare. A le voir tellement silencieux, et pour ansi dire paisible, je m'étonnais du récit détaillé qu'il nous avait fait, le jour où mon frère et moi l'avons connu, de son installation dans l'atelier du peintre Haupt. Mais il est possible qu'il nous ait vus ce jour-là déboucher du tunnel comme un genre de secouristes, car après tout, et si déterminé qu'il fût alors à vivre dans l'isolement, il n'avait pas croisé âme qui vive depuis des semaines, et je n'oubliais pas l'air qu'il avait eu à notre approche, celui d'un type sur le point de perdre tout contact avec la réalité. Le récit de Montoya, me disais-je, lui avait donc en quelque sorte permis d'entériner son installation chez Haupt, mon frère et moi ayant fait office de témoins muets mais attentifs. Et nous avions certainement l'air suffisamment solitaires tous les deux pour que sa propre solitude se dilue dans la nôtre. Concernant cette histoire de solitude, Fouks disait que c'était un état à viser en toute priorité de même qu'à fuir en toute priorité, et pour avoir constamment tergiversé entre l'un et l'autre de ces états, il en était arrivé à la conclusion qu'il n'y a pas plus de solitude idéale que de compagnie idéale, rien qu'une agitation grotesque des nerfs, si bien que d'après lui c'est à notre apparition inespérée dans son champ de vision que Montoya devait selon toute probabilité d'avoir in extremis recouvré la maîtrise de lui-même.(...)