"Ciels de Loire", d'Emmanuelle Guattari
Ciels de Loire d'Emmanuelle Guattari se présente un peu comme le deuxième volet de son premier roman publié l'année dernière chez le même éditeur. L'auteure qui a grandi avec ses parents et ses frères au domaine de La Borde, en pays de Loire, dans cette célèbre clinique psychiatrique hors norme co-dirigée par son père - qui employait également de nombreux membres de sa famille - continue en effet d'y explorer sa mémoire. Mais la petite fille grandit, devient adolescente puis mère. Une nouvelle génération s'annonce qui prendra le relais de celle qui progressivement s'est éteinte : «au suivant !»
Ce second roman n'est donc pas la répétition de La petite Borde. Le mouvement s'y inverse, entraînant un «feuilletage différent des perspectives» et «quelque chose de subtilement décalé dans la vision». Les gares ferment, les lieux changent, comme les corps, et la narratrice s'y éloigne progressivement de son centre, de ce «monde fou» autour duquel tourna sa petite enfance, de ces cavalcades dans un espace hors du temps, ignorant des frontières, où tout semblait possible.
Son premier livre l'annonçait déjà, la fête de l'enfance a une fin. Finie la période du «corps radieux», désormais seuls les fous pourront attendre que leurs dents repoussent avec «devant les regards l'horizon plus lointain que celui de la géographie ordinaire». Une «attente absolue» au merveilleux goût d'éternité.
Ciels de Loire développe ainsi une thématique qui affleurait déjà dans La petite Borde, celle de l'inexorable passage du temps qu'on ne peut retenir et de la soudaineté de la disparition. La prise de conscience du vieillissement et de la perte, de ce «lent effacement du visage glorieux, [de] cette longue distillation du changement dans les traits» se précise en effet dans cet ouvrage et en devient l'élément structurant, le fil conducteur repris en écho tout au long du livre (et notamment au travers du motif des dents) :
«A l'époque, les gens mouraient plutôt à soixante ans. A quarante, ils disaient :
-Je vieillis.
A soixante, ils disaient :
-Je suis vieux.
Ensuite ils mouraient.»
Il faut malheureusement un jour quitter le cercle protecteur, s'inscrire dans cette suite des générations en assumant sa vie éphémère :
«la nuée des passereaux déforme un cercle , à gauche , à droite dans le ciel, s'effondre derrière une maison. Les derniers oiseaux disparaissent comme des flammèches noircies».
Ce roman n'a donc plus pour objet principal de restituer les fragments d'une perception enfantine du monde s'apparentant un peu à celle des fous. Il n'y a plus de Petite Borde et la narratrice semble errer dans le «décor perdu de sa vie de famille» :
«sur notre linoléum à damiers noir et blanc, sans nos meubles certes, mais avec le fantôme des gestes et des us du passé, la nostalgie inexpugnable de ces cloisons conservées blanches, le rosier que ma mère avait planté (...) qui continuait à fleurir».
Dépassant la simple exploration d'une mémoire, elle s'interroge sur le lien de cette dernière avec l'identité, sur cet héritage qui la constitue :
«Est-ce qu'une vie se fait sur deux générations, avec les morts, les vivants, l'héritage et tout le fatras du souvenir des autres et de leurs problèmes ? Quand est-ce qu'on est soi-même alors ?»
C'est pourquoi elle se recentre sur sa famille - une famille s'élargissant aux oncles et aux tantes, aux grands-parents -, nommant ceux qui ont disparu pour les retenir comme sur «le monuments aux morts, avec la stèle et la litanie des noms», tentant de sauver le maximum du naufrage mais «les choses glissent, s'échappent », irrémédiablement.
Et le maintien d'un récit éclaté, plus disparate à mon sens que le précédent, semble prendre une autre signification. Il ne s'agit plus d'arracher à l'enfance des fragments vivaces (images, paroles ou courtes scènes), d'épouser ces libres cavalcades, joyeuses et désordonnées, des enfants de La Borde. Nous sommes plutôt dans la musique de la vie, dans cette «musique lente, syncopée» «à la cadence hypnotique» qu'est la «petite chorégraphie» du quotidien «sous la grande, celle du haut». Nous sommes aussi dans cette approche morcelée de l'autre dont on ne saisira jamais l'énigme et dans cette fragmentation douloureuse de l'adulte en quête d'identité.
Ciels de Loire s'élargit ainsi à une perception du monde et des autres par un adulte qui semble néanmoins refuser de faire le deuil de son enfance, qui voudrait continuer comme Alice à «prendre le thé chez les fous». La présence «d'autres univers» au bord de ce réel tangible «qui fait la toile de fond de notre présence au monde» y est toujours sensible, en dépit de ce «mécano du quotidien» dérisoire organisé par les adultes. La narratrice croit toujours revoir le père disparu – qui revient cette fois non plus en rêve mais sous forme d'un «sosie», et c'est souvent «la lame de fond du minuscule» qui l'emporte jusqu'au rebord dont on peut tomber, d'où elle aime se pencher sur l'abîme de manière vertigineuse. Vertige au bord du «cône du fourmilion», vertige sur ce pont de Blois surplombant «la sauvagerie stupéfiante de la Loire et de ses remous». Désir de s'abandonner à ce «sentiment physique» grisant de la descente pour contrebalancer «la fermeture, la clôture de l'horizon dans la montée »...
L'approfondissement des thématiques qui sous-tendaient La petite Borde permet à Emmanuelle Guattari d'aborder des problèmes d'ordre plus philosophique et métaphysique, donnant à son deuxième roman une tonalité plus grave et plus mélancolique. Et son écriture, toujours elliptique et condensée s'infléchit aussi, gagnant en densité, ce qui fait bien augurer de l'avenir de cet écrivain. L'auteure nous livre ainsi ses réflexions et ses commentaires mais de manière implicite, dans des sortes d'instantanés de la pensée juxtaposant (un peu à la façon des haïkus) deux notations reliées par le non-dit d'un silence, ou s'inscrivant dans des images simples, d'une grande originalité et profondeur.
La langue économe et sensible d'Emmanuelle Guattari conserve ainsi cette justesse et cette fraîcheur qu'on avait appréciées dans son premier roman, en se faisant plus poétique, explorant «le reste, ce qui ne se voit pas dans le décor» en s'appuyant plus largement sur la métaphore.
Ciels de Loire, Emmanuelle Guattari, Mercure de France, août 2013, 142 p., 13,80 €
(Article publié le 26/08/13 sur La Cause littéraire )
Emmanuelle Guattari est née en 1964. Elle a grandi à la Clinique psychiatrique de la Borde (Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher) où ses parents ont travaillé toute leur vie. Après avoir enseigné le français et l'anglais, elle se consacre maintenant à l'écriture. Son premier roman, La petite Borde (Mercure de France, août 2012) sortira en septembre 2013 en collection de poche (Folio, Gallimard).
EXTRAITS :
UN MONDE FOU
(...)
p. 16
Dans les grandes herbes mouillées autour de la mare, une année, les coulemelles avaient la taille d'énormes assiettes posées sur une nappe de verre. On les mettait à cuire une par une et chacune remplissait la poêle de bord à bord comme une crêpe.
La lame de fond du minuscule.
LE MECANO DU QUOTIDIEN
(...)
p.104
Dans l'aspersion que projette devant mes yeux le geste concentré du dentiste, la bruine qui brille sous la forte lumière de la lampe, je vois soudain mon père et ma mère en partir en petites projections lumineuses – ma dent, celle qu'ils m'ont faite, leur construction, ce travail, pulvérisé, meulé.
LE CONE DU FOURMILION
(...)
p. 137
Au loin sur le trottoir, je rejoins Anne qui va avoir son premier enfant; un balancement à gauche, un balancement à droite, le déh^nchement régulier comme une musique lente, syncopée, la force et la puissance de la taille imprimées dans la cadence hypnotique. Sa longue robe froufroute au-dessus de ses chevilles dans un ramassé à gauche, un ramassé à droite, deuxième petite chorégraphie sous la grande, celle du haut.