Côme, de Srdjan Valjarevic
Côme est un livre sans prétention dans le rythme duquel il faut se laisser glisser, un joli texte où il ne se passe pas grand chose en apparence qui peut sembler pauvre et répétitif si on n'est pas apte à en saisir tous les petits instants précieux et les changements à peine perceptibles qui jalonnent le parcours initiatique – et surtout thérapeuthique – du héros. Dans ce roman autobiographique, l'écrivain serbe Srdjan Valjarevic (1), invité en Italie par la fondation Rockfeller pour y écrire un hypothétique roman, dresse la chronologie détaillée du séjour qu'il effectua en novembre 1998 à la villa Serbelloni (2) qui surplombe le village de Bellagio au bord du lac de Côme. Une parenthèse d'un mois dans un cadre paradisiaque, très loin des horreurs de la guerre ayant abouti à la partition de la Yougoslavie, où le héros, délivré de toute contrainte matérielle, va pouvoir entamer «une histoire neuve».
Ce jeune poète sans projets, allergique à tout travail qui se contentait d'écrire pour lui dans de «simples petits cahiers» des textes qu'il publiait parfois dans un quotidien pour survivre et qui ne trouvait manifestement pas sa place dans le monde moderne semble en effet bien mal en point à son arrivée. Enfant blessé refusant de grandir, il préfère se réfugier dans l'alcool, incapable d'affronter la vie mais encore suffisamment curieux pour se «laisser surprendre» par elle. Et la beauté des paysages comme celle des rencontres, des amitiés nouées avec les Italiens du village et avec certains pensionnaires éminents de la villa va lui permettre de cicatriser ses blessures et d'amorcer une véritable renaissance.
Tout d'abord anesthésié par le silence et la blancheur de sa chambre à la villa Maranese (3) qui le bercent comme le bon vin et le whisky irlandais dont il abuse, le héros sort de son engourdissement pour gravir chaque jour la colline qui fait partie du domaine privé de la villa. Il prend alors de la hauteur et commence à relativiser les événements qui ont bouleversé sa vie en s'immergeant dans la nature , en s'imprégnant de la «magie des lieux». Et l'ascension du Mont Sinto viendra couronner ces marches bienfaisantes en lui faisant prendre conscience de son peu d'importance au sein de l'univers et quitter le monde égocentré de l'enfance.
Au fil des pages, on devine que ce héros souffre avant tout d'une image dégradée de soi et de son pays, ce qui semble confirmé par les trois moments forts qui rythment la seconde moitié du roman (4).
Ne trouvant pas plus sa place dans le monde intellectuel de la villa Serbelloni dans lequel il «détonne» et redoutant les questions des autres invités sur son travail d'écriture ou sur la Serbie, il se rapproche des serveurs avec lesquels il se sent plus à l'aise et s'échappe chaque soir pour gagner les bars de Bellagio où, entre deux verres, il discute avec des Italiens passionnés de football et avec la serveuse Alda, la communication avec eux s'avérant plus facile et plus amusante. Des gens simples qui lui sont reconnaissants de son intérêt ce qui comble en partie son besoin manifeste de valorisation. Et c'est un célèbre mathématicien américain, un pensionnaire de la villa jouant le rôle de substitut paternel qui, en lui confiant une «mission» dérisoire mais ô combien importante à ses yeux, achèvera véritablement la restauration de son image personnelle.
Le héros semble avoir douloureusement intériorisé la tragédie de la Yougoslavie qui, même si elle n'est pas au centre du livre, en constitue néanmoins un arrière-plan contrasté resurgissant régulièrement . Et il faudra attendre l'épisode «miraculeux» des cloches de Korculà (5) pour qu'il surmonte cette déchirure et retrouve la sérénité en réalisant que «malgré toutes ces guerres rien n'a changé», que la Croatie fera toujours partie de lui-même. Peut-être est-ce d'ailleurs cet aspect du livre qui explique son succès en Serbie - où il est devenu un livre culte - ainsi qu'en Croatie.
Par la voix de son héros, Srdjan Valjarevic raconte ces trente journées avec un grand souci du détail et une absence totale de hiérarchisation, tout méritant à ses yeux d'être montré, et il porte autour de lui un regard étranger, ironique et tendre, observant le monde, les autres comme lui-même avec une égale distance comique. Côme s'inscrit ainsi dans la lignée des écrits de son maître Robert Walser (6), sans en atteindre toutefois l'intensité, et le style de l'auteur, malgré sa simplicité souriante, apaisante, ne revêt pas à mon sens la même légèreté, la même luminosité enchanteresse que celui de l'écrivain suisse.
Il y a quelque chose d'à la fois dérangeant et attachant, quelque chose d'immature, dans ce journal intime tenu par un héros qui relate de manière naïvement égocentrée le miracle de sa guérison. Car, outre ses moindres gestes, ses états d'âme et ses pensées, tout converge finalement vers lui. De ses rencontres marquantes ressort surtout le soutien protecteur, la reconnaissance qu'on lui témoigne ou la confiance qu'on lui accorde et il ne s'abandonne jamais totalement à la beauté de la nature tant il ouvre grand les yeux et les oreilles pour n'en rien laisser échapper, tentant d'emmagasiner toutes ces choses merveilleuses en prévision des jours qui l'attendent. Et, sans doute est-ce aussi cette fragilité et la sincérité, l'ingénuité du regard enfantin du héros qui nous touchent, comme ont été touchés bien des personnages côtoyés par ce dernier qui, chacun à leur manière, l'ont pris sous leur protection durant son séjour italien.
1) Voir le compte rendu de la rencontre avec l'auteur à Romans en mai dernier :
2) Le domaine de la fondation Rockfeller comporte, outre la villa principale Serbelloni à flanc de colline une autre villa , la villa Maranese, située dans sa partie basse.
La villa Serbelloni , lieu de conférences et
des fameux repas offerts à ses pensionnaires
3)
La villa Maranese où sont logés les invités
4) La découverte de la colline appartenant au domaine par les invités italiens du héros (ch. 20), la mission de confiance dont l'a chargé le célèbre mathématicien américain (ch. 22) et l'écoute de la mélodie du carillon des cloches de la cathédrale de Korculà (ch.26)
La colline boisée du domaine de la fondation Rockfeller surplombant Bellagio
( la villa principale , hors cadre, se trouve à mi-hauteur plus à droite , la villa Maranese est cachée par les maisons du village)
5) L'île de Korculà se trouve désormais en Croatie, face à Dubrovnik
6) Voir la chronique de Retour dans la neige de Robert Walser :
Côme, Srdjan Valjarevic, traduit du serbe par Aleksandar Grujicic, Actes Sud, janvier 2011, 264 p. ( Samizdat 2007)
EXTRAITS :
Extrait 1
ch.3,p.28/29
(...)
Je suis redescendu par un autre chemin, de l'autre côté de la colline, par des sentiers encore plus escarpés et étroits, et j'ai fini par arriver tout au bord du lac. L'eau était très calme. Je me suis arrêté sur un rocher humide et l'eau a commencé à toucher doucement mes chaussures. Elle était propre, transparente, en rien différente de l'eau de mer. J'y ai trempé ma main. Elle était glaciale. J'ai vu un dériveur, les voiles déployées, tracer rapidement. Je me tenais sur les rochers et j'observais tout ça.
A la fin, j'avais assez regardé, j'en ai eu aussi assez de marcher. Tout ce plaisir, c'était trop.
Je suis rentré dans ma chambre, avec une seule envie, celle de m'allonger sur le lit et d'essayer de garder en mémoire, pour plus tard, tout ce que je venais de voir, pour pouvoir garder cela quelque part et y penser au cas où j'en aurais besoin. Et en effet, j'en aurais sans doute besoin, des choses comme celles-là sont toujours nécessaires, me suis-je dit. J'ai attendu la tombée de la nuit.
(...)
Extrait 2
ch.6, p.49/50
(...)
Après le déjeuner et avant de sortir, j'ai pris dans un des salons de la villa un journal, en anglais, que je me suis mis à lire et à apprendre, je l'ai lu à haute voix, tout en marchant. Un écureuil a sauté d'une branche. Il a ramassé quelque chose avant de retourner dans son arbre. J'ai plié le journal et l'ai jeté à la poubelle. J'ai ensuite regagné ma chambre et j'ai pris un des livres que j'avais apportés de Belgrade, lorsque, à la hâte, j'avais fait mes bagages. Je l'ai ajouté aux autres affaires sans réfléchir. J'ai ouvert grande la fenêtre de ma chambre et la longue branche d'un châtaignier est presque entrée, disposée à me tenir compagnie. Je ne saurais dire combien de fois j'avais déjà lu ces nouvelles. Je ne me lasse pas de les relire, en fait. Je me suis contenté de survoler les phrases de Walser, de m'y promener un peu puis, je ne sais pas exactement à quel moment, je me suis endormi.
(...)
Extrait 3
ch.8 p.66/67
(...)
Elle m'a compris. Cela l'a fait rire. Elle s'est servi du vin et nous avons trinqué. Je lui ai tendu le crayon, pour qu'elle dessine un peu aussi, moi je n'en avais plus envie. Penchée sur le comptoir, elle a dessiné des gens tout en racontant quelque chose en italien. Je regardais ses cheveux, brun clair, ses petites boucles et, comme la pose qu'elle avait prise le permettait, je regardais aussi ses petites fesses bien rondes. Elle parlait tout le temps, dessinait, entourait des choses sur le papier. Moi, je regardais.
Puis elle a dit en anglais :
- C'est tout !
J'ai jeté un coup d'oeil sur le dessin, j'ai vu un tas de gens dans le café, et elle en train de porter son plateau. J'ai compris qu'elle avait eu beaucoup de travail. Puis elle a dessiné de l'argent et m'a montré sa poche. Elle l'a retournée et sa poche était vide.
-Rien, a-t-elle dit en italien.
Elle avait eu beaucoup de travail, mais elle n'avait pas gagné beaucoup d'argent, d'après ce que j'avais compris. Nous avons continué à dessiner et à boire lentement. Ca marchait de mieux en mieux. Comme des hommes des cavernes. Il ne me manquait que la massue, pour frapper Alda et l'emmener sur la colline, à la villa. Je n'avais pas de massue. Je n'aurais pas pu la frapper non plus. C'est pourquoi je buvais des quantités de whisky irlandais. Nous avons continué à rire et à dessiner et j'ai fini par me saoûler, par gribouiller n'importe quoi. J'ai fermé le cahier et j'ai jeté le crayon. Je ne pouvais plus dessiner. Alda a ri puis elle m'a souhaité bonne nuit.