"Comédies, I", de William Shakespeare

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Comédies, I", de William Shakespeare

Le volume 1 des Comédies de Shakespeare - cinquième tome des oeuvres complètes bilingues initiées en 2002 par Gallimard dans sa prestigieuse collection La Pléiade - réunit les six premières pièces appartenant à la période "maniériste". Et cette édition intégrale des dix-huit comédies de l'illustre dramaturge anglais se poursuivra avec un deuxième volume concernant la période "baroque", et un troisième les dernières comédies "romanesques".

Outre de réunir tout le théâtre comique en trois tomes qui lui seront spécifiquement consacrés et de proposer de nouvelles traductions, l'atout majeur de cette nouvelle édition réside sans conteste dans la présence du texte anglais original sur la page de gauche, auquel nous pouvons commodément nous reporter depuis sa traduction en vis à vis (à moins que fin angliciste, on opère à l'inverse ...)

S'il n'est pas toujours aisé de déterminer la date exacte de ces comédies qui ne furent pas imprimées du vivant de Shakespeare mais sont parfois mentionnées dans certains écrits de l'époque ou font allusion à un contexte contemporain de l'auteur, l'étude de leurs caractéristiques stylistiques - et notamment la proportion comparée de vers et de prose comme de vers rimés et non rimés ou l'alternance de phrases courtes et longues - permet aux spécialistes d'en établir une chronologie relativement précise. Au fil du temps, l'écriture shakespearienne évolue en effet vers une "prose fluide et ondoyante". Ses pièces ont, de plus, tendance à s'obscurcir et à se complexifier.

 

Ces premières comédies dont certaines, rarement jouées en France, sont peu connues du public, s'avèrent très diverses par leur sujet. Mais La comédie des erreurs, Les deux gentilhommes de Vérone, Le dressage de la rebelle (La mégère apprivoisée), Peines d'amour perdues, Le songe d'une nuit d'été  et  Le marchand de Venise  peuvent être fédérées par cette même "manière" de puiser dans l'Antiquité gréco-latine vénérée par la Renaissance, et de la recycler en la détournant et la parodiant. Shakespeare y procède en effet à une "mise à distance ironique de ces héritages majeurs", maîtrisant "l'art de faire du neuf avec du vieux", sa "manière de faire" l'emportant sur la matière empruntée.

On ne compte plus les entorses délibérées aux règles classiques élémentaires, l'auteur goûtant fortement le mélange des genres et les variations de registres, les dissonances et les décalages langagiers qui mêlent le précieux et le bouffon sur un mode poétique et ne laissent pas toujours l'apanage des calembours aux valets insolents. Et, se moquant des symbolismes habituels, Shakespeare déconstruit les métaphores du langage en se livrant à une satire verbale jubilatoire (1). Il s'adonne également à des jeux de miroirs en cascade, à des démultiplications de points de vue et à des enchâssements théâtraux, à des constructions en abyme vertigineuses et des chassés-croisés labyrinthiques, et il cultive le paradoxe avec délectation, s'amusant à raisonner contre l'esprit en poussant jusqu'au bout la logique de l'absurde.

Faisant preuve d'une invention verbale incessante, il accumule les jeux de mots en tout genre, privilégiant ceux sur les polysémies et les homophonies plus ou moins approximatives (2) sans s'interdire de recourir à des langues diverses ni même à des pseudo langues étrangères (3)... Un défi supplémentaire pour les traducteurs qui doivent alors s'évertuer à restituer la lettre comme l'esprit !

 

Et on apprécie fortement, au-delà des notes instructives habituelles, de pouvoir accéder directement au texte original.

Dans La comédie des erreurs, par exemple, si l'on remarque que l'argent, l'or, (sous forme de monnaies diverses ou de bijoux) occupe la place centrale, le texte anglais, dépassant le comique de répétition d'une tirade ou l'on s'exclame par quatre fois «Mon or!» («My gold!») semble souligner combien le dieu adoré dans cette ville de marchands servant de cadre à l'actionest l'argent. Il est intéressant par ailleurs de voir à l'oeuvre l'ingéniosité des traducteurs et les acrobaties auxquelles ils se livrent parfois pour tenter de rendre la saveur de certains jeux de mots en série (on s'amuse ainsi dans cette même pièce de la transformation d'un corbeau ("crow") en biche pour transposer les plaisanteries jouant du second sens du mot,"pince", sur le terme "pied de biche").

 

1) notamment dans ce grand «banquet de langues» de Peines d'amour perdues

2) comme "ship/sheep" - "navire/mouton" - dans Les deux gentilhommes de Vérone ...

3) pseudo espagnol, latin ou italien par exemple dans Le dressage de la Rebelle

 

L'appareil critique qui a fait la renommée de La Pléiade est d'un grand secours. Il éclaire en effet le lecteur sur les sources de Shakespeare et ses nombreux emprunts (à Plaute, Ovide ou Pétrarque...), lui permettant de rire pleinement du comique de leur subversion et de mieux saisir les apports propres de l'auteur. Et les développements consacrés à l'évolution des mises en scène réjouiront les amateurs de théâtre.

Face à cette collection de référence, le lecteur restera toutefois vigilant, notamment en lisant cette phrase tirée de la Notice de La comédie des erreurs (p.1246) : "Le temps, Kronos dévoreur de ses propres enfants...". Elle entretient en effet une confusion déjà fréquente chez les Anciens que l'on trouve aussi chez Shakespeare mais manifestement pas dans cette comédie. Dans Peines d'amours perdues par contre, où le Temps est évoqué comme un «vorace cormoran» (Acte I, sc. 1), l'amalgame entre Chronos, la divinité primordiale du Temps, et Cronos, le père de Zeus qui dévorait ses enfants, est signalé en note (n°1 p. 1342)...

Le dessein affiché de La Pléiade est aussi de publier des oeuvres complètes en format de poche tout en préservant "un grand confort de lecture", grâce, entre autres, au "soin apporté à la composition typographique". Mais l'excessive réduction de la taille des caractères dans les notices et les notes rendent ces dernières difficilement lisibles, et leur regroupement en fin d'ouvrage contraint en outre le lecteur à de lourdes manipulations. Il est par ailleurs un peu regrettable que la numérotation des vers (de 5 en 5) à laquelle renvoient certaines notes de l'introduction générale et des notices de chaque pièce ne concerne que le texte anglais et qu'on ne fasse pas référence à la pagination, ce qui accélérerait les recherches.

 

Au-delà du renouvellement de la langue et des constructions narratives, de la satire littéraire et de l'affirmation d'un art poétique (notamment dans Le songe d'une nuit d'été), il y a dans ces comédies une satire sociale audacieuse. Certes, elles ne se déroulent ni en Angleterre ni à l'époque de l'auteur, mais nul doute que ce dernier y parle de ses contemporains.

Ses personnages, malgré toute la machinerie comique déployée, ne sont pas totalement démunis d'épaisseur psychologique : ce sont des hommes réels placés dans des situations fantaisistes, extravagantes. Des hommes désemparés face à l'inconnu, se retranchant dans des certitudes qui n'ont plus cours, ne possédant de la raison que l'apparence. Et la radicalisation des rapports entre ces personnages dans des caricatures souvent poussées jusqu'au paradoxe permet à l'auteur de dénoncer les faux-semblants et la domination du maître sur le serviteur comme celle de l'homme sur la femme (4), ou d'inviter à une prise de conscience de la judéophobie (5) dans une Europe ayant abandonné la tradition économique de la chrétienté médiévale.

Shakespeare porte ainsi un regard très pertinent sur un monde ayant subi de grands bouleversements économiques et sociaux et amorçant le règne de la bourgeoisie. Et son procès d'un mercantilisme moderne pervertissant les rapports humains trouve à notre époque un regain d'actualité.

 

4) notamment au travers de Katherina, jeune épouse rebelle dotée d'un grand esprit, plus que mégère apprivoisée.

5) dans Le marchand de Venise, si Antonio pousse la judéophobie à son paroxysme, Shylock lui répond en le surpassant au "miroir de l'infamie"...

 

(Article publié le 18/10/13 dans La Cause littéraire )

 

 

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Comédies,I (Oeuvres complètes, t. V), Shakespeare, Gallimard, La Pléiade n° 591, édition bilingue publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, 19 septembre 2013, traduit par H. Suhamy, J-M Déprats et J-P Richard, 1 450 p., 67,50 € (60 € jusqu'au 31/01/2014)

 

 

A propos de l'auteur :

http://www.franceculture.fr/sites/default/files/2013/08/30/4690886/images/Shakespeare.jpg?1378129957

  

 

EXTRAIT :

 

La Comédie des erreurs, Acte II, sc. 2, p . 13,15,1719...

 

Entre ADRIANA, épouse d'Antipholus d'Ephèse, avec LUCIANA, sa soeur

 

ADRIANA

Mon mari n'est pas revenu, ni le serviteur

Qu'en grande hâte j'ai envoyé chercher son maître.
Pour sûr, Luciana, il est deux heures.

 

LUCIANA

Quelque marchand peut-être l'a invité,

Et parti de la halle il est allé quelque part dîner.

Chère soeur, mettons nous à table sans nous tourmenter.

Les hommes sont maîtres de leur liberté ;

Le temps est leur maître, et au gré du temps,

Ils vont ou viennent ; cela étant, soyez patiente, ma soeur.

 

ADRIANA

Pourquoi leur droit est-il au nôtre supérieur ?

 

LUCIANA

Leurs affaires toujours ont lieu à l'extérieur.

 

ADRIANA

Quand je fais comme lui, il en est très marri.

 

LUCIANA

De brider vos désir, c'est son droit de mari.

 

ADRIANA

Pour âtre ainsi bridée, il faut n'être qu'un âne.

 

LUCIANA

La liberté sans frein au malheur nous condamne.

Sous le regard du Ciel, rien dans tout l'univers

N'échappe aux lois, sur terre, en mer et dans les airs ;

Les bêtes, les poissons, les oiseaux empennés

Des mâles sont sujets, et par eux dominés ;

L'homme plus près de Dieu, maître des animaux,

Seigneur du vaste monde et des houleuses eaux,

Par son esprit pensant, ses perceptions subtiles,

Surpasse de très haut poissons et volatiles ;

De sa femelle il est le seigneur et maître,

Vos désirs à ses voeux doivent se soumettre.

 

ADRIANA

Vous ne vous mariez pas, par peur de ce servage.

 

LUCIANA

Non, mais du lit conjugal, certain désavantage.

 

ADRIANA

L'hymen vous contraindrait quelque peu à subir.

 

LUCIANA

Avant d'aimer il faut apprendre à obéir.


ADRIANA

Et si votre mari cherchait fortune ailleurs ?

 

LUCIANA

J'attendrai son retour, pensant aux jours meilleurs.

 

ADRIANA

Elle peut bien attendre avec calme et patience !

Ceux qui n'ont pas d'ennui gardent un doux silence.
L'âme cruellement par le malheur meurtrie,

On lui dit de se taire au moment qu'elle crie ;

Mais si nous subissions tout ce poids de douleurs,

Autant ou plus, aussi bruyants seraient nos pleurs.
Toi qui n'as nul mari pour te faire souffrir,

Tu prêches la patience afin de me guérir ;

Mais si tu vis pour voir ta fierté bafouée,

Cette sotte douceur sera désavouée.

 

LUCIANA

Soit, je me marierai un jour, rien que pour voir.
Voici votre valet, il y a donc de l'espoir.

 

Entre DROMIO D'EPHESE.

 

ADRIANA

Eh bien, votre traînard de maître est-il maintenant à portée de main ?

 

DROMIO D'EPHESE

Mieux que ça, il est à portée de deux mains pour moi, mes deux oreilles peuvent en témoigner.

 

ADRIANA

Dis-moi, lui as-tu parlé ? Connais-tu ses intentions ?

 

DROMIO D'EPHESE

Ma foi, oui, il me les a sonnées aux oreilles,

Maudite soit sa main, j'en suis resté abasourdi.

 

LUCIANA

S'est-il exprimé si mystérieusement que tu n'aies pas pu pressentir ce qu'il voulait dire ?

 

DROMIO D'EPHESE

Oh ! Non, il a frappé si clairement que je n'ai pu que trop bien ressentir ses coups ; et pourtant si mystérieusement que j'en suis resté abasourdi.

 

ADRIANA

Mais dis-moi, je t'en prie, revient-il à la maison ?

Il tient beaucoup, semble-t-il à faire plaisir à sa femme.

 

DROMIO D'EPHESE

Oh ! Maîtresse, pour sûr mon maître est aussi furieux qu'une bête à cornes.

 

ADRIANA

Une bête à cornes, misérable !

 

DROMIO D'EPHESE

Je ne dis pas furieux comme un cocu,

Mais pour sûr il est fou furieux.

Quand je l'ai prié de venir à la maison dîner,

Il m'a réclamé mille marcs en pièces d'or.

« C'est l'heure de dîner », lui dis-je ; « Mon or ! » dit-il ;

« Votre repas va brûler », dis-je ; « Mon or ! » dit-il ;

« Rentrerez-vous ? », dis-je ; « Mon or ! », dit-il ;

« Où sont les mille marcs que je t'ai donnés, scélérat ? »

« Le cochon, dis-je, est brûlé » ; « Mon or ! »dit-il ;

« Ma maîtresse, monsieur... « , dis-je ; « Qu'elle aille se faire pendre !

« Je ne connais pas ta maîtresse, au diable ta maîtresse ! »

 

LUCIANA

Dit...qui ?

 

DROMIO D'EPHESE

Dit mon maître ;

« Je ne connais, dit-il, ni maison, ni femme, ni maîtresse. »

Si bien que le message dont ma langue était chargée,

Je l'ai, grâce à lui, rapporté sur mes épaules,

Car, pour finir, c'est là que ses coups ont porté.

(...)

Publié dans Théâtre, Bilingue

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