"Il torto del soldato / Le tort du soldat", de Erri de Luca
Il torto del soldato de Erri de Luca vient de sortir dans sa traduction française mais ceux qui lisent l'italien péféreront bien sûr la version originale dont la lecture ne présente aucune difficulté. C'est un court texte d'à peine quatre-vingt pages où s'imbriquent plusieurs histoires dont les éléments et les personnages s'opposent ou se font écho dans un jeu de contrastes et de décalages, de parallèles ou de variantes. Démultipliant les perspectives de son récit, l'auteur entremêle les fils du réel - tant autobiographique qu'historique - et ceux de la fiction, de la lecture comme de l'écriture, tricotant un maillage souple et aéré qui laisse le lecteur se glisser entre les lignes. Alliant imagination et empathie, sensualité et spiritualité, il y interroge la nature humaine au travers de l'histoire de la shoah, tout en donnant à lire un monde où la nature s'ouvre sur le divin.
Un écrivain italien part dans les Dolomites pour s'adonner à sa passion de l'escalade, emportant avec lui les feuilles photocopiées du manuscrit en yiddish dont il doit assurer la traduction. Il entre un soir dans une auberge pour y prendre une bière et se mettre au travail. A la table voisine, une femme l'observe et lui sourit en silence avant d'être rejointe par un vieil homme visiblement inquiet avec lequel elle s'entretient en allemand. Le couple finit par quitter l'auberge de manière précipitée, s'engouffrant dans une voiture blanche. Regagnant son hôtel, l'écrivain est arrêté par un barrage routier et il aperçoit au fond du ravin la carcasse blanche d'une voiture accidentée ...
Sur cette anecdote centrale, Erri de Luca articule un double récit à la première personne, revenant en amont sur l'histoire des personnages mis en présence dans cette auberge. Il ouvre ainsi son livre sur le récit de l'écrivain – dans lequel on reconnaîtra sans peine l'auteur - puis, changeant de narrateur, nous conte l'histoire de ce couple étrange.
Dans la première partie, la plus brève, le narrateur écrivain explique la genèse du livre, un préambule qui le mène à évoquer les souvenirs de son propre parcours.
Un éditeur italien s'était naturellement adressé à lui qui avait traduit du yiddish le dernier chapitre du manuscrit original de La Famille Moskat, célèbre roman d'Isaac Bashevis Singer, pour sélectionner et traduire quelques textes inédits du frère du prix Nobel. Une occasion pour Erri de Luca de rendre aussi hommage à Isaac Babel, l'auteur de La cavalerie rouge et d'expliquer son obstination passionnée à ranimer le yiddish, cette langue autrefois parlée par onze millions de Juifs d'Europe orientale, si proche par certains côtés du napolitain tant aimé de son enfance, qui fut brutalement rendue muette par l'extermination massive de ceux qui la parlaient. Il retrace ainsi ce douloureux voyage effectué à Varsovie et dans les camps de la mort en 1993 - dans le cadre du cinquantenaire de l'insurrection du gettho - après lequel apprendre le yiddish fut la seule réponse à sa colère. Un engagement. Et, de fil en aiguille, cet amoureux des langues, des lettres et de la nature pour qui le toucher s'avère le sens principal nous fait partager, avec des images simples d'une émouvante beauté, ses réflexions sur son rapport au livre, à l'écriture et à l'alpinisme - deux activités qui semblent pour lui s'inscrire dans une même démarche spirituelle.
Arrivé à la rencontre, à ce mystérieux sourire s'ouvrant comme une fenêtre sur un visage inconnu, ce récit est alors relayé par celui de la femme. Une femme devenue personnage de roman (et partageant de nombreux traits avec Erri de Luca) qui va nous conter son histoire et celle de ce vieil homme qu'elle crut jusqu'à l'âge de vingt ans être son grand-père, dans un récit ponctué de courtes digressions où l'on retrouve la veine malicieuse de l'auteur.
Sa mère lui ayant révélé avant d'abandonner le foyer familial que celui qui l'avait élevée était en fait son père, un criminel nazi en fuite se cachant sous un faux nom, elle décide d'accompagner ce dernier jusqu'à la fin de sa vie sans pour autant s'en rendre complice. Après avoir évoqué les victimes, l'auteur s'intéresse alors à un de leurs bourreaux et à sa fille innocente et il sonde ce décalage, ce malentendu entre la fille et le père : pour la première «il torto del soldato», c'est de ne pas avoir désobéi, mais pour le second, totalement dépourvu de remord, c'est d'avoir été vaincu.
Ce soldat nazi traqué va être par hasard conduit à l'impensable : à apprendre à déchiffrer l'hébreu pour étudier minutieusement la Kabbale et ses mystérieuses correspondances entre les chiffres et les lettres, s'enfonçant dans une quête obsessionnelle des raisons expliquant cette défaite nazie à laquelle il ne peut se résoudre, et dans une ultime et folle tentative de maîtrise du destin. Jusqu'à ce qu'un soir, à l'auberge, la fille croie reconnaître en cet homme qui travaille à la table voisine, parcourant des feuilles écrites en yiddish en bougeant les lèvres, ce garçon sourd-muet qui dans son enfance lui avait appris à nager sur le dos en embrassant le ciel, et dont les doigts sur sa peau étaient comme des lucioles dans la nuit; tandis que son père, épouvanté, voit en lui le bras armé de sa fin annoncée. Une sorte de Messie au message opposé dont l'apparition libérera sa fille de leur vie commune.
Et l'ouvrage se conclut sur une fin ouverte à l'espoir, comme celle de la première version en yiddish de La famille Moskhat (bien différente du final désespéré de l'édition anglaise de 1950).
Au-delà même du thème central de la mémoire et de la transmission, de l'héritage et de la culpabilité, de la rédemption, Erri de Luca, cet écrivain qui veut restituer leur nom aux choses, développe toute une thématique de la vérité et du mensonge, et de la communication – du dire et du recevoir, de l'accès à l'autre et surtout à l'Autre. Et, dans ce récit tendu, il réussit à embrasser les contraires : le désir de toute puissance et celui d'élévation de l'âme, et ces deux conceptions difficilement conciliables de la vie humaine : celle des chiffres et celle des lettres. Deux représentations du monde et de la place de l'homme dans ce dernier.
Il torto del soldato est un livre d'une intense épaisseur dont la poésie de l'écriture éclaire avec sobriété et sensualité les profondeurs. Un livre d'une grande humanité, empli d'humilité et de délicatesse, qui trace un lent et lumineux chemin vers la vérité et la liberté.
Il torto del soldato, Erri de Luca, Feltrinelli editore ("I Narratori", aprile 2012), "Universale Economica", gennaio 2014, 88 p.
Le tort du soldat, traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, collection du monde entier, mars 2014
EXTRAITS :
p.17
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Dell'infanzia ricordo libri e nessun giocattolo. C'erano di sicuro, ma si sono persi. Soldatini, trenini, bestie, case : i giochi sono miniature del mondo, utili a un bambino per sentirsi gigante. Aiutano a crescere sopportando l'inferiorità.
Ho giocato poco, preferendo leggere. Dentro i libri non era possibili immaginarsi grandi. Le storie erano immense, la mia lettura piccola in confronto. Molte cose neanche le capivo. I libri mi ribadivano la mia taglia minuscola. Ma qualcosa all'interno s'ingrandiva. Il medico diceva ch'era il fegato, che allora si curava con l'olio di merluzzo.
A me simbrava invece che aumentasse la capacità d'aria dei polmoni. La lettura di Stevenson mi ha gonfiato d'aria di oceano. La poesia napoletana mi scioglieva la lingua. London mi ha insegnato la neve. Le storie delle stragi della guerra mi facevano rimbombare la vena della fronte.
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p.23/24
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Passai per via Krochmalna, dove abitavano i Singer, e per la via Sliska, dove c'era l'orfanotrofio diretto da Janus Kortzhak, che s'incamminò coi suoi centonovantadue bambini allineati verso i vagoni aperti della Umschlagplatz.
Se riferiti a persone, i numeri vanno scritti per me in lettere. Le cifre vanno bene per ogni contabilità, tranne che per le vite umane. Per loro ci vogliono le lettere : centonovanta due bambini. Con quella schiera disciplinata e muta Kortzhak entrò nudo nei tre recinti concentrici del campo di Treblinka fino agli stanzoni dell'asfissia.
L'yiddish è stato il mio puntiglio d'ira et di riposta. Non è morta una lingua se anche uno solo al mondo la muove tra il palato e i denti, la legge, la borbotta, l'accompagna su uno strumento a corda.
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p.25/26
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Il corpo se ne va sulle pareti spostando i quatri punti di contatto e passa sulla pagina aperta della roccia. Ma chiamo così perché sta aperta e vuota, ma il corpo non ci scrive sopra, né lascia traccia sulla superficie attraversata.
Scalare è il più lento spostamento del corpo umano. Il peso su ogni appiglio è sillaba pensata, guadagnando centimetri.
p. 41
(...)
A Ischia da bambina imparai a nuotare da un ragazzo sordomuto, figlio di pescatore. Mi insegnò a galleggiare. Mi teneva la mano sinistra sotto la testa, l'altra sotto il dorso. Il contatto delle sue dita mi toglieva il peso. Imparavo a stare distesa in sospensione.
Dicono : fare il morto, ma per me quello era sdraiarmi sopra il mare. Si deve renunciare a ogni movimento, anche il respiro deve alzare poco il petto. Imparai da lui il nuoto a dorso che fa guardare il cielo in mezzo alle bracciate.
(...)
p 73/74
Eravamo andati a bere una birra, moi padre e io, in una locanda a fianco della strada principale. Quel giorno avevamo camminato attraverso i boschi e avevamo trovato fragole in una radura e lamponi in una scapata. E festa trovare cibo fresco in dono. E il gratis per il quale non mi sono data pena di seminare né di allevare. E la libertà di affidarsi al nutrimento di fortuna senza garanzia di trovarlo. La nostra specie imparò a raccogliere prima che a seminare.
Mio padre accusava di romanticismo il mio entusiasmo. La natura per lui era una forza da mettere al lavoro, non divinità da venerare. Non la veneravo però l'accoglievo a bocca aperta. La buccia rosa dei lamponi, quella di ferita delle fragole si disfaceva tra palato e lingua senza uso di denti, come l'ostia. Era una felicità selvatica, non romantica.