"Indociles", de Laure Limongi
J'aurais sans doute écarté cet essai littéraire portant sur quatre écrivains "expérimentaux" - que Laure Limongi préfère nommer "indociles" – si, par un de ces hasards insistants qu'aime souligner l'auteure, je n'avais découvert l'un d'entre eux à l'occasion d'un séjour en Corse. Un écrivain insulaire m'y avait en effet parlé avec enthousiasme d'Hélène Bessette, me donnant à lire quelques extraits d'Ida ou le délire qui venait d'être réédité par Léo Scheer dans la collection Laureli dont le titre reprend le surnom de sa fondatrice ...
C'est à la fois en tant que lectrice passionnée, «auteure pudique et éditrice militante» que Laure Li...mongi ose nous y parler «des livres qui [lui] font battre le coeur» en mêlant l'autobiographie à l'essai sous forme d'un journal. Et son amour de la littérature, la sensualité de son rapport à l'objet-livre, la sincérité de son engagement, son humour toujours présent, son admiration pour ces auteurs, disant aussi l'humain derrière l'écrivain, la simplicité et la pertinence avec laquelle elle analyse leurs oeuvres, tout cela conquiert le lecteur, venant bousculer les clichés sur une littérature que beaucoup pensent réservée aux spécialistes car trop exigeante.
Dans Indociles, Laure Limongi trouve le ton juste en adoptant un "vous" associant proximité et distance. Elle établit ainsi une connivence avec le lecteur tout en prenant du recul pour s'adresser à elle-même, distance comique allégeant encore un essai qui n'a rien de pédant ni de rébarbatif et anéantissant du même coup tout soupçon d'égotisme. Présentant successivement les auteurs choisis, elle renouvelle de plus notre intérêt et notre plaisir en faisant baigner chaque partie dans une atmosphère particulière.
La première nous conte ce choc reçu par une étudiante studieuse dans une bibliothèque hantée par «le clone de Foucault», comme «d'aucuns se prennent Dieu sur la tête au détour d'une colonne d'église». Une révélation qui détermina son entrée en littérature indocile. Le texte, teinté de nostalgie et d'émotion, captivant, incite à découvrir l'oeuvre de Denis Roche où «écriture et photographie ne cessent de communiquer». Mais la précision des descriptions ne saurait suppléer l'absence totale de reproductions, ce manque finissant par émousser le désir après l'avoir attisé.
La partie consacrée au mystère Bessette, rebondissant sur une chaîne réjouissante de coïncidences parfois incongrues, s'apparente à une enquête pour résoudre l'énigme d'un oubli médiatique. Elle éclaire la personnalité de l'écrivain et la force d'une oeuvre abordée surtout globalement.
La partie concernant l'oeuvre explosive et vertigineuse de Kathy Acker rapproche de manière surprenante des mondes multiples, nous faisant pénétrer dans ceux de la musique rock et même du bodybuilding... Approfondie et passionnante, elle m'a donné une réelle envie de lire cet écrivain américain.
Quant à la quatrième, pastichant malicieusement B.S. Johnson, elle nous plonge dans l'univers délirant, grinçant mais aussi poignant, d'un autre virtuose.
Les consonances qui relient ces quatre – voire ces cinq - auteurs indociles sont frappantes.
Ces derniers sont d'abord des écrivains qui refusent tout enfermement et tentent avec énergie de bouger les lignes, au propre comme au figuré, qui refusent les frontières – à commencer par celles des genres littéraires et culturels. Des auteurs décalés qui ne se soumettent pas à l'ordre littéraire établi ni aux modes, leur engagement se fondant sur l'authenticité et la nécessité.
Tous «interrogent la forme (...) la réinventent» mais célèbrent la mémoire – un "sentiment révolutionnaire" disait récemment Régis Debray! –, et ils s'adonnent à un certain «piétinement» de la «tragédie humaine» : fascination de Denis Roche pour les rituels Dogons, litanie funèbre qu'est aussi à mon sens Ida ou le délire, hommage répété à tous ces grands auteurs dont Kathy Acker pille les textes, célébration de l'ami disparu par B.S. Johnson dans un livre doublement tombeau. Des auteurs d'une folle liberté qui semblent vouloir «provoquer la camarde», exorciser le temps qui passe. Passage du temps que Denis Roche décline aussi dans le gris de ses photos auquel fait écho, dans l'avant-propos, ce souvenir d'enfance de Laure Limongi qui émerge avec vivacité d'un écrin de gris ...
Et cette révélation prémonitoire appartenant à un temps révolu transcende d'emblée la dimension littéraire - et même politique - de l'essai qu'elle introduit. Cette mésange inconsciente du danger manifestant «bruyamment sa présence» face à un molosse, indifférente à la «disproportion des forces», ne renvoie pas seulement en effet à des auteurs indociles - qui eux ne sont pas inconscients et ont le désir et la volonté de risquer leur liberté d'écrivain. C'est plus largement le refus de la soumission au conformisme de la survie, c'est la liberté et la singularité de l'homme qui s'affirment face à son destin, la vie qui se rit de la mort.
( Article écrit pour la revue littéraire en ligne Praxis Negra dans laquelle il fut publié le 30/05/13)
Indociles, Laure Limongi, éditions Léo Scheer, octobre 2012, 196 p.
A propos de l'auteure :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Laure_Limongi
A propos de Denis Roche :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Roche_%281937%29
Aperçu de son travail photographique :
http://flaneriequotidienne.wordpress.com/2011/07/21/ce-nest-pas-la-vie-qui-a-change-mais/
A propos d'Hélène Bessette :
http://www.leoscheer.com/spip.php?mot405
A propos de Kathy Acker :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Kathy_Acker
A propos de B.S. Johnson :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bryan_Stanley_Johnson
EXTRAITS :
Avant-propos
p.7/8
(...) La mésange, apparemment inconsciente de la disproportion des forces en présence, avait décidé de manifester bruyamment sa présence. Le chien aurait pu arrêter le cirque d'un coup de patte. Mais sans doute la scène devait-elle le distraire, il n'en fit rien. Et je trouvais l'oiseau vraiment spectaculaire. Et son geste vraiment beau. Je suis restée un long moment à les regarder et je conserve un souvenir très précis de ce moment. Le gris des pierres du parapet. Celui, plus foncé, du bitume. Le temps encore couvert, mais tout de même lumineux. Le tissu du pantalon du voisin, gris aussi. L'odeur un peu âcre du genêt en fleur. Le poids du cartable.
(...)
Denis Roche
p. 21
(...)
Le premier choc vient de ce premier décalage. Physique, avant même que mes yeux ne déchiffrent le sens. Un texte comme une sculpture qui surgit. Opaque comme un escalier maya. Emouvant comme un escalier maya, car cette opacité parle. Le papier blanc surprend – il me semble qu'à l'époque ( et souvent encore aujourd'hui) il est plutôt d'usage d'utiliser un papier ivoire, en convention littéraire. Une blancheur presque bleutée mais aussi un grammage plus épais que pour un recueil de poèmes ou un roman, une main sérieuse : les pages restent raides, se tournent avec suspense – ne laissant pas voir leur envers -, la couture joue les tourniquets. (...)
Kathy Acker
p.131
[E.R.] Du temps où je soulevais de la fonte, je me souviens qu'un jour, j'ai compris que le poids était une abstraction. Une abstraction DANGEREUSE mais rien de plus qu'une abstraction fondée sur l'existence de l'invisible : car le poids existe grâce à la gravité. En tout cas, j'ai commencé à fermer les yeux quand je soulevais des poids très lourds. La conséquence était que le poids semblait plus léger. Et alors, en fermant les yeux, j'ai commencé à dériver, et j'ai compris qu'il ne s'agissait pas simplement de faire du muscle mais d'aiguiser ma volonté contre la pierre des désirs consommés. VOLONTE et DESIR étaient tout. Et pour les gens qui écrivent, le fait de vouloir qu'un livre advienne est plus proche de ce qui se passe quand on façonne son corps que de n'importe quoi d'autre. (...)
B.S. Johnson
p. 173
(...) Les Malchanceux lui offre la possibilité d'intervenir dans le cours du récit mais avec une laisse : les premiers et derniers chapitres sont immuables, les vingt-sept qui constituent le corps du récit peuvent être lus dans n'importe quel ordre. Ils ne sont donc pas reliés mais présentés, en cahiers, dans une boite. Le but premier n'est pas d'offrir une cour de récréation au lecteur, mais bien de représenter le chaos qui l'obsède depuis toujours. Abruptement. Il veut donner à voir le fonctionnement digressif et non chronologique de la conscience. Le livre mêle la présence physique de l'écrivain dans cette ville où se déroule un match de foot qu'il doit décrire pour le journal du lendemain, et les souvenirs de son ami Tony, un quasi-frère qui a notamment accompagné de ses conseils avisés le début de la carrière littéraire de B.S. Johnson. Il décrit dans le détail le caractère
exemplaire de son compa- «Dommage qu'il soit
gnon d'armes, mais aussi mort. »
les ravages du cancer qui le
frappe avec virulence avant «T'en fais pas, mon pote,
de l'emporter, père d'un j'écrirai tout.»
tout jeune enfant. C'est
le tombeau d'une amitié, et c'est à mon sens ainsi qu'il faut comprendre la présence de cette lourde boite cartonnée. Presque capitonnée (...)