"Isula blues", de Jean-Pierre Santini
Isula blues est un court mais dense roman de Jean-Pierre Santini publié par Albiana dans la série "nera". Un roman qui se déroule dans le Cap corse, au rythme lent du blues, jusqu'à son dénouement fatal, un roman noir mais aussi lumineux, à l'image de la vie.
Et il est bien question de la vie dans ce livre dont le héros principal exerce justement la profession d'animateur, et qui s'interroge sur ce souffle ambivalent qui nous anime, à la fois "animus" et "anima" :
Qu'est-ce donc que la vie ? L'âme, l'esprit, ou le mouvement, l'agitation, le divertissement ?
Ce roman résonne comme un blues plus nostalgique que mélancolique, comme une musique douce-amère dont la douceur semble l'emporter sur l'amertume.
Certes, si l'Isula blues ressemble au blues des villes dont l'animation factice masque la même solitude, il est exacerbé dans ces terres désertées. L'isolement y semble plus manifeste quand les rares habitants qui s'y côtoient – et parfois même s'y épient à distance – se montrent indifférents à ce qu'est vraiment l'autre.
Mais l'Isula blues exhale aussi l'âme d'une terre "habitée", la douce nostalgie des vieilles pierres et des paysages marqués par l'empreinte de l'homme. Un désenchantement feutré associant le sentiment douloureux de l'irréversibilité – conscience aiguë de l'impossibilité à revivre le passé – et le plaisir de l'évocation idéalisée de ce passé, d'un paradis perdu, d'un territoire d'enfance ...
C'est le chant d'une terre bruissant de la vie de ces morts dont la présence se mêle intimement à la beauté des paysages, d'une terre offerte, entre ciel et mer, qui vient réconcilier l'homme avec le monde.
L'histoire s'articule autour de deux personnages principaux.
Julien Costa, homme qui n'a jamais osé se livrer et n'a pas reçu grand chose de la vie, est soudain assailli et dépassé par un amour merveilleux qui va lui permettre enfin d'exister. Mais Florence Lodi, jeune femme généreuse et trop belle, n'a jamais réussi qu'à se perdre, toujours victime des autres.
Autour de ces deux héros, gravite le commissaire, un ancien tortionnaire nostalgique des colonies, qui, comme d'autres, tente de meubler le vide de son existence en s'adonnant à des rites, des rites absurdes qui deviennent vite obsessionnels. Tandis que Dominique Lucchesi , vivant dans la solitude d'un couple qui n'a plus rien à se dire, se raccroche à la tendre complicité l'unissant à son fils Arnold qu'il initie avec plaisir à la chasse...
Il y a dans Isula blues une profonde osmose entre le fond et la forme à laquelle je suis très sensible.
Ce récit "staccato" avance en juxtaposant de courts épisodes narratifs concernant tour à tour chacun de ces quatre personnages solitaires qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer. Il est entrecoupé d'observations aiguës et de réflexions subtiles, souvent condensées dans des formules percutantes, l'aspect haché de cette narration, renforcé par la concision un peu close de ces formules, étant équilibré par le "legato" des descriptions.
L'auteur y prend en effet son temps, laissant la porte ouverte au rêve, et ses descriptions des paysages du Cap corse et de la perception de leur beauté par ses personnages, très "sensorielles", musicales et colorées, gagnent progressivement en intensité, comme un chant porté à son paroxysme.
Et, dans cette construction très maîtrisée, ces récits fragmentés m'apparaissent comme le simple accompagnement de ce chant au timbre émouvant qui exprime le rapport de l'homme avec sa terre, avec la terre, en s'amplifiant jusqu'à son terme.
Jean-Pierre Santini, Isula Blues, Albiana, juin 2005, 97 p., 12 €
EXTRAITS
p.5/6
(...)
Julien Costa finit tranquillement de déjeuner en attendant la météo. C'est ainsi. La sarabande des images aide l'âme à s'évader. Elles n'éclairent pas la conscience, invitent à la légèreté, à la tentation de n'exister que pour soi. Si au spectacle de l'horreur les plus sensibles versent encore une larme, cela n'empêche personne, le soir, d'aller dîner en ville. Il y a une géographie de l'émotion qui est une catégorie de l'obscénité. Et qui sert sans doute, quelque part, des intérêts bien compris. Seule l'intimité de la mort affecte encore les êtres. On ne meurt pas indifférent.
Julien Costa est conforme aux modèles dominants. Il n'exprime jamais ses opinions réelles. Il respecte strictement les consignes de ses employeurs. Il a appris à jouer les rôles utiles et roule dans le monde comme une monnaie en cours. (...)
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Florence a besoin de respirer le pays, de se promener dans son silence soyeux, presque musical.
Elle attend que la voiture du livreur de journaux soit repassée. Il y a deux hameaux après le sien. Le dernier est en impasse. On ne pénètre pas plus avant sur les terres façonnées par des générations obscures. Le maquis désormais y abonde, dense, impénétrable. Le pays doucement se referme.
L'air est vif.
Florence a l'impression de sortir pour la première fois. Elle rejoint la route par un étroit passage.
Des marches abruptes grimpent entre les maisons qui s'épaulent, se resserrent, s'agglutinent, le regard clos, comme apeurées sous la cuirasse massive des lumières.
C'est dans l'ombre que les vieux pays ressuscitent. Quand la nuit descend, des fraîcheurs reviennent aux façades fanées derrrière lesquelles, doucement, se dissipe l'absence. On imagine un souffle, un pas, un rideau qu'on effleure, des mots peut-être qui flottent encore aux portes entrebâillées, des rires étouffés dans des lieux ambigus et un air de musique qu'on devine plus qu'on ne l'entend à quelques notes hachées dans la houle du silence.
(...)
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La jeune femme se perd dans la contemplation du paysage. Elle suit le maillage complexe des chemins dont la trace lumineuse couve sous les signes obscurs du maquis. Ici, par l'humilité de leurs oeuvres, des itinéraires masqués, des pas effacés et qui pourtant ont durci à jamais le sol, les morts se rappellent aux vivants et, inlassablement, les appellent à eux.
Florence ressuscite le pays dans sa tête, le capte dans l'immensité de son regard, l'éveille aux clartés diffuses de sa mémoire, l'imprègne de sensations vécues, ces fantômes de plaisirs qui, doucement, sous la nuque, dénouent leurs lassitudes.
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Elle va dans la rumeur grandissante de son pas qui grésille, crisse, craque et crépite, dans le chuintement , le froissement, le frôlement de sa parka, dans le halètement léger qui lui vient aux lèvres, dans cette respiration lourde, presque suffocante à l'orée de sa délivrance.
Plus aucune trace sur le sol désormais. La piste s'est perdue sous les amas de terre végétale mais les arbres s'espacent et montent plus haut dans la quête des lumières . Sous leurs frondaisons denses, les chênes verts ont clairsemé tous les autres végétaux.
En contrebas, Forence aperçoit distinctement la mer et la route de corniche au lieu-dit A Scala. Quelques dizaines de mètres encore dans les bruyères basses qui moutonnent à la lisière du bois et elle serait à découvert sur la roche nue.
Tout en cheminant, elle pense à la mer. Elle se souvient des vacances heureuses qu'elle y a vécues enfant, adolescente, et adulte parfois. Elle éprouve l'envie de l'eau. Elle voudrait aller un peu plus vite, dévaler les escarpements rocheux de la Scala, traverser la route, survoler les derniers obstacles un peu comme dans les rêves où une étrange lévitation libère le corps et se joue des pesanteurs.
Le bleu intense, rafraîchissant, le bleu nostalgique et consolant de la mer est là, à portée de regard, à portée de main, à portée de ce geste qu'elle fait malgré elle comme pour tenter de saisir quelque chose qui soudain lui paraît inaccessible.
(...)