Jean-François Agostini d'Era ora à Transes digitales
Jean-François Agostini est un poète contemporain qui vit dans le sud de la Corse entre mer et oliviers. Ses six derniers recueils publiés forment un cycle d'écriture dans lequel j'avais pénétré un peu innocemment avec C'est où, recueil de photographies et de poèmes lui-même greffé un peu inopinément sur ce cycle (1) initié avec Era ora, continué avec Thyréniennes puis Généalogie de l'algue et Quelques mots en l'air pour ne rien dire – plus léger, aux dires de l'auteur -, pour s'achever tout récemment avec Transes digitales.
1) Parti de photographies prises par l'auteur pendant une période de latence d'écriture et formant une sorte de "pendant visuel" de son univers
Ces six recueils délivrent un art poétique, illustrant la démarche du poète en gravitant autour de son univers. Jean-François Agostini y capte l'inattendu dans le réel qui l'entoure, toujours à l'affût de ses infimes variations, tentant au travers de la matière même des mots qui l'expriment de faire resurgir un sens enfoui des profondeurs de l'inconscient et de saisir ainsi l'essence de l'homme.
Ce cycle d'écriture semble né d'un double silence, à la fois de ce qui a été et s'est tu, de cette vie antérieure disparue désormais pétrifiée, fossilisée ou retournée à la poussière, et de l'énigme à jamais muette de la destination. C'est une poésie d' «outre-silence» , tendue entre fondations et horizon qui part de la surface sensible des choses, du monde présent rythmé par l'enroulement des heures et des jours, des mois et des saisons, dont le mouvement s'avère d'autant plus dérisoire qu'il est appréhendé en un même lieu balisé par des repères naturels immuables ou une vigie humaine bravant l'éphémère.
Paradoxalement, c'est en cadrant, en fixant ce monde qui bouge dans une série d'instantanés et en fragmentant ainsi le réel qui s'offre à son regard que le poète réussit à donner durée et densité à ces instants. Il peut alors les dilater en détissant la peau lisse des mots, faisant apparaître dans son texte des décalages et des ouvertures qui créent une sorte d'appel d'air et raniment ce qui était éteint, donnant voix à ces mondes invisibles et vie au poème.
Partant du «précipité naturel des choses» et du «dépôt scripturaire», la poésie de Jean-François Agostini suit les «arborescences» de la vie et de la pensée en creusant les strates ligneuses des arbres ou les sédiments accumulés au fond des mers chaudes par les algues bleues, ces cellules primitives dont les ramifications successives ont enrichi l'atmosphère en oxygène, rendant possible la vie sur terre. Remontant de la nuit des origines, le poète éclaire ainsi d'une «autre lumière» le rapport de l'homme au monde, renouant les liens entre la matière et l'esprit, le sensible et le spirituel, le conscient et l'inconscient. Une manière de donner sens à cette vie qui «dure si peu» et de trouver l'équilibre nécessaire à cette «traversée [funambulesque] de l'incertain».
J'ai été séduite par la démarche poétique de Jean-François Agostini.
Il ne se contente pas en effet de trouver matière à poésie dans la nature environnante, les objets les plus simples et les situations les plus habituelles, mais il part aussi à la recherche de l'inconnu en se livrant à un travail sur la langue s'inscrivant un peu dans la lignée de Francis Ponge. Labourant, retournant la «terre lexicale» pour en faire remonter le sens, il nous fait pénétrer dans un univers linguistique mystérieux et fascinant qui semble pouvoir s'atomiser et se recomposer à l'infini.
Le poète découpe et triture les mots jusqu'à en extraire leur noyau primitif. Il en isole, ajoute ou retire des lettres et des syllabes afin de mettre à jour des indices signifiants, inventant ainsi des mots neufs ou renouvelant des mots usés. Et il dégage encore un surplus de sens en déstructurant et recombinant son texte, se livrant à une sorte de montage en y ménageant des blancs et y opérant des rapprochements mettant en valeur les ambivalences, les polysémies, jouant sur les homophonies et les homonymies et, notamment, sur un lexique joignant le sacré au quotidien.
Cette poésie très élaborée (2), concise et elliptique, évite l'affect et délaisse les épanchements lyriques. C'est une poésie d'esthète et d'érudit qui multiplie les références culturelles. Aussi, pour intéressante qu'elle soit, présente-t-elle néanmoins à mon sens quelques limites.
Elle me semble en effet parfois si saturée de sens que cette tension extrême du texte s'avère à la longue contre-productive, le travail sur la langue se répétant de manière trop systématique. Très exigeante envers le lecteur, elle ne lui laisse aucun répit, manquant d'alternance de rythmes au sein de certains recueils qui de ce fait m'ont semblé parfois lassants.
Une écriture un peu élitiste aussi, il faut bien le dire. Comme la plupart des poètes Jean-François Agostini propose avant tout un regard personnel via son monde - ce qu'on ne peut lui reprocher -, mais à cet itinéraire intime semblent surtout conviés ses proches, auxquels peuvent s'ajouter accessoirement quelques lecteurs méritants. Rien n'indique ainsi dans la présentation d'aucun de ces recueils qu'ils font partie d'un même cycle d'écriture, ceci ne pouvant être déduit que de la lecture de la totalité du cycle. Aussi, à moins d'en être averti personnellement par le poète, le néophyte découvrant au hasard l'un d'entre eux ne peut-il le deviner. Et s'il ne fait pas partie du cercle des amis du poète avec lesquels ce dernier dialogue souvent, possède une culture lacunaire et ne connaît pas tous les artistes et poètes auxquels il adresse de nombreux clins d'oeil, bien des références lui échapperont, rendant sa poésie un peu hermétique. Car à la différence d'un roman - ou même d'un film - qui génère rarement un sentiment d'exclusion, ce type de poésie non narrative délaissant totalement l'affect ne peut se lire à différents niveaux.
Personnellement, malgré les qualités d'écriture manifestes de Thyréniennes, un recueil deux fois primé (3) dont j'ai apprécié de nombreux poèmes, de Quelques mots en l'air pour ne rien dire qui m'a parfois semblé pesant, reflétant trop la cacophonie du monde , et de Généalogie de l'algue (4) qui retourne au primitif jusque dans la matière de sa couverture, j'ai nettement préféré Era ora dont la brièveté permet de mieux goûter le travail du poète, C'est où parce que les photos donnent un peu de temps et de liberté au cheminement du lecteur et surtout le dernier, Transes digitales, résumé et aboutissement de la démarche du poète dont les magnifiques photos sont accompagnées de textes simples aux références plus explicites.
Ayant déjà consacré un billet à C'est où, je n'aborderai donc en particulier qu'Era ora et Transes digitales.
2) Très élaborée jusque dans les titres des recueils et même souvent dans leur présentation.
3) Thyréniennes a reçu en 2008 le prix des Trouvères et le grand prix de Poésie de la ville du Touquet en 2009
4) Généalogie de l'algue a reçu le prix de la ville de Bézier
Thyréniennes, Editions Henry/Les Ecrits des Forges, 1er trimestre 2009, 63 p.
Quelques mots en l'air pour ne rien dire, Colonna éditions , Juin 2011, 71 p.
Généalogie de l'algue, éditions Jacques Brémond, 4ème trimestre 2011, 61 p.
Era Ora
J'ai beaucoup aimé ce court recueil au format réduit réunissant une dizaine de poèmes illustrés par des encres de Gérôme Fricker qui soulignent l'aspect brut et minimaliste d'un texte pourtant très travaillé atteignant la concision et l'intensité de l'épure.
D'emblée, le titre se focalisant sur deux mots a attiré mon attention (1) sur la simple variation de voyelle séparant le premier du second. Et, plutôt que de me renvoyer - ne parlant pas corse - à l'expression italienne convenue (2), il a généré soudain un sens nouveau né de la juxtaposition d' "Era" (C'était) témoignant du passé et d' "ora", marque du présent fugace, de l'instant (3). Une saisie du temps à deux niveaux en parfaite simultanéité.
Era ora semble annoncer une poésie sur le fil, sur le «double tranchant du crépuscule» et «entre cimaise et plancher» qui amorce un itinéraire mystérieux et sacré remontant aux origines de la vie, le poète n'hésitant pas à «renverser le bureau» car il faut «donner de l'air aux racines» pour «arborer l'inconnu». Une poésie qui réintégrerait l'homme dans cet univers silencieux - «lettres à l'être» à travers ce langage qui est son apanage - comme le simple élément d'un tout. Une poésie de mer à ciel, à la fois chant du coq et chant du cygne qui épouse le cycle immuable de la vie et de la mort.
1) Une attention déjà attirée par la jaquette de la couverture avec ce point d'exclamation blanc se détachant sur un fond noir
2) Era ora signifie en italien "Il était temps"
3) Ora, adverbe de temps italien signifiant "maintenant, tout de suite" semble en corse plutôt employé dans des locutions adverbiales mais avec, semble-t-il, la même valeur temporelle
Era Ora, Jean-François Agostini, Les presses littéraires, collection La petite épicerie de la poésie, 22 p.
EXTRAITS :
Silence de la feuillée
un mot le détisse
lettres à l'être
sur le double tranchant du crépuscule
Quel écrit
alentira le vent du naufrage ?
Laissons le brûlot syllabaire
à dos de feuille
Il faut renverser le bureau
Donner de l'air aux racines
Qu'elles arborent l'inconnu
*
Transes digitales
Comme une remontée de la nuit rendue possible par cet approfondissement extrême de la langue mené dans les recueils précédents, Transes digitales se déploie paisiblement à la lumière sur un large format avec 36 magnifiques photos en noir et blanc de l'auteur, commentées chacune par un petit texte léger et humoristique. Des couples texte/image souvent éclairés par un titre (relégué à la fin) ou par des dédicaces y associant des oeuvres de poètes, de peintres et plasticiens, de photographes ou cinéastes.
Et le mystère semble affleurer à la surface en toute évidence comme si notre regard savait maintenant le cadrer spontanément dans la réalité. Au-delà du silence, les choses parlent désormais, témoignant du lien unissant chaque être au monde qui l'entoure.
Transes digitales s'inscrit dans le périmètre le plus proche du poète, dans la banalité de son quotidien estival. Jean-François Agostini, avec brio, y "résume la poésie de l'univers dans un espace restreint" (comme le disait Gustave Geffroy de Monet suite à l'exposition de ses fameuses meules en 1891 (1)). Dans cette série de photos, le poète/photographe s'intéresse, comme le peintre, aux rapports de la forme et du cadre, à l'échelle, et il réussit à "donner la sensation de l'instant éphémère" tout en replaçant ce dernier dans les grands rythmes cycliques de la terre. Ces photos digitales habitées par le divin, par un esprit autre, permettent l'expression de l'au-delà au travers des choses les plus simples captées par le photographe. Et si elles sont proposées «sans retouche ni truquage» nul doute cependant qu'elles ne soient le fruit d'un long travail d'élaboration et de reprises.
Un beau titre très parlant (2) et une riche photo de couverture (3) annoncent ce recueil qui résume parfaitement la vie, cette danse sur le fil, comme une transe, c'est à dire aussi étymologiquement un passage. Un passage de vie à trépas dont il se dégage pourtant une sérénité joyeuse, celle du dernier sommeil ( cf la photo évoquant le tombeau de N.Nièpce ci-dessous) rejoignant celle d'une paisible sieste aux heures les plus chaudes (cf photo de la p.39).
Du pin maritime ombrageant - on le suppose – le jardin et marquant l'écoulement impassible du temps, nous passons aux planches dont les strates ligneuses et les noeuds reflètent le passé, une évolution renvoyant l'homme à son destin. Sur le théâtre d'une modeste terrasse – dont le photographe zoome le plancher avant d'élargir progressivement son plan – se joue la mystérieuse pantomime de la vie et de la mort. La moindre aspérité, le moindre clou, les insectes ou les reptiles qui la traversent comme les ombres qui la balaient revêtent alors, par le jeu d'association d'idées ou d'images amorçant le travail de la pensée, une dimension mythique et sacrée. Tandis que les quelques vers qui y sont gravés reportent directement à des poèmes célébrant le perpétuel renouveau de la nature.
Rien de désespéré dans la poésie de Jean-François Agostini qui apparaît ici comme celle d'un Sisyphe souriant délesté de son poids du fait de l'acceptation de sa place dans l'univers à l'instar de ce paisible dormeur biarrot saisi entre les différentes strates bétonnées longeant la mer (cf photo ci-dessous). Une photo initiant, via un retour aux pins, une deuxième partie moins solitaire s'ouvrant sur des scènes de plage plus ordinaires. Mais très vite on lève la tête et des traînées dans le ciel «ferre[nt] le regard en très haut lieu».
Alors que sur la plage ne restent que d'éphémères constructions humaines, un nouveau retour aux pins gonfle les voiles du dernier voyage (avec quatre photos d'une grande beauté) et, quand la saison se termine, chacun rentre chez soi et «l'île exporte ses fantômes».
Un très beau et riche recueil qui m'a enchantée et à lui seul mériterait un prix (Dommage que – sans doute paru trop tard - il n'ait pas été sélectionné pour le salon international du livre insulaire d'Ouessant !)
1) Monet a peint 25 tableaux de meules – dont 19 avaient été exposés – jouant sur des variations d'échelles et de cadrage : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Meules
2) Transes digitales est un titre riche d'évocations multiples. Le terme "digitales" se réfère certes aux photos numériques mais il évoque aussi les traces (dont le son avoisine celui de transes), ces empreintes uniques à chaque individu dont le corps "en transe" abrite un esprit autre le reliant au divin. Et transe, du latin transire (partir, passer) a longtemps désigné le passage de vie à trépas. Un beau résumé de la vie.
3) Sur la photo de couverture, la lame d'une hache fichée dans un billot à peine visible – annonce du couperet final – se transforme en danseuse se balançant joyeusement à la lumière. Comme le bourdon dansant d'une cloche qui sonnera aussi un jour le glas, comme la danse, la «transe» de la vie...
Transes digitales, Jean-François Agostini, Les presses littéraires, 2ème trimestre 2012, 79 p.
EXTRAITS :
p. douze/treize
Les doigts se sont substitués à
l'écoulement des veines Recherchent
quoi entre leurs inégales rives
Aucun oiseau ne chante la branche
est ailleurs n'a laissé que le cercle
de son absence la profondeur
obscure du manque -diane aphone
Le geste de la main -résinée-
comme un salut aux lunes éteintes
(morendo) 20.12.11
p. vingt 4/vingt 5
On a voulu saisir la pensée
voir à travers ce que l'appareil
a vu vite -sans retouche ni
truquage- le travail de la sol
itude sobrement courbée vers
son miroir ligneux N'est apparue
que cette buée d'ombres au bas
de l'image Ce qui reste avant
de comprendre qu'il ne reste rien
02.01.12
p. trente 6/trente 7
Un coup d'oeil active le reflex
Plongée sur dormant dans la super
position des rectangles lignés
La partie supérieure confuse
-à gauche- s'ordonne en pointillé
vers la mer tel un jeu de marelle
s'achevant au sable recouvert
Premier humain de la suite On vou
drait pousser Rêver à sa place
(Biarritz ll/ll/ll) 08.01.12
p. soixante 6/soixante 7
Les ombres du bougainvillée os
cillent sur un carré de lumière
stable Entre les livres la poussière
luit Un geste intérieur se déploie
lentement comme pour effacer
les révélations de janvier
Vent arrière La photo montre un
voyage avec cadavre absent C'est
de là que l'on aimerait franchir
(à Nicéphore Nièpce) 20.02.12
(Je prie le photographe de m'excuser de ces reproductions maladroites qui reflètent bien mal la qualité de ses photographies, mais elles étaient nécessaires à la compréhension du texte )