"L'Enfer / Inferno", de Dante Alighieri
La parution en collection de poche et en version bilingue d'une nouvelle traduction de L'Enfer de Dante par le poète belge William Cliff pourrait être l'occasion d'affronter cette fameuse Comédie – poème s'inscrivant dans un genre populaire et écrit en langue vulgaire et non en latin - que Boccace qualifia de "divine". D'affronter au moins sa première partie qui, bien que la plus connue et la plus facile d'accès, n'est pas forcément tant lue. L'occasion aussi pour ceux qui maîtrisent plus ou moins bien l'italien d'oser l'aborder dans sa langue originale, dans ce dialecte toscan médiéval qui fonda l'idiome moderne de la péninsule.
La Comédie est un long poème en tercets d'hendécasyllabes à rimes enlacées, composé de trois cantiques eux-mêmes divisés en trente-trois chants, à l'exception du premier qui en compte un supplémentaire portant à cent leur nombre total. Un nombre figurant l'unité et confirmant la portée Trinitaire de cette symbolique numérique structurelle et rythmique (1).
C'est le récit à la première personne d'un voyage imaginaire effectué par Dante dans les trois règnes de l'au-delà chrétien. Le narrateur y rencontre une multitude de personnages dont un grand nombre sont précisément identifiés : figures mythiques de l'Antiquité ou figures historiques, poètes et philosophes, ou personnalités locales et contemporaines. Un parcours initiatique le faisant descendre dans les noirs abimes de l'Enfer, remonter vers la terre et le Purgatoire avant d'atteindre le Paradis, accédant à une vision lumineuse de la Trinité. Une représentation allégorique illustrant la conception chrétienne du monde de la fin du Moyen-âge, et renvoyant aussi largement aux événements politiques de l'époque qui ensanglantèrent Florence, et dans lesquels Dante Alighieri fut très engagé (2). A la fois un règlement de compte (3) dénonçant les ambitions terrestres des papes et une prophétie rédemptrice tant pour l'auteur - qui mena après la mort de Béatrice une vie dissolue - que pour l'humanité entière.
Dante Alighieri, Commedia, Inferno, (Toscane, XIVème)
canto XIX , v. 1/54 : " O Symon mago ..."
1) Et chaque strophe de 3 vers de 11 syllabes comporte 33 pieds, tandis que le poème débute un certain Vendredi de l'an 1300, déclarée "année Sainte" par le pape Boniface...
2) Le parti Guelfe régnant sur Florence s'était divisé en deux factions à la fin du XIIIème. Dante Alighieri s'était rangé au côté des guelfes blancs prônant une conception républicaine du pouvoir alors que les noirs, proches de Boniface VIII, reconnaissaient au pape une autorité dans les affaires temporelles. Une terrible bataille les opposa à Florence en 1300, et Dante fut exilé en 1302...
3) Dante se vengera de Boniface, ce pape corrompu excécré, en le plaçant dans le huitième cercle de L'Enfer, lui consacrant de nombreux tercets ...
La Carte de l'Enfer , dessin de Sandro Boticelli (XVème)
Dans le chant initial qui introduit l'ensemble du poème, le narrateur à mi-parcours de sa vie, perdu au sein d'une forêt obscure - allégorie manifeste de l'errance du poète - aurait rebroussé chemin s'il n'avait rencontré Virgile, son maître révéré, pour l'inciter à se lancer dans l'oeuvre immense qui l'attend. Et le chant suivant tient lieu de préface à L'Enfer : le poète encore inquiet y implore ses muses, se comparant avec humilité à ses illustres prédécesseurs qui dans L'Enéide ou dans L'Apocalypse de Paul ont tenté l'aventure infernale : «Io non son Enëa, io non Paulo sono» (II, v.32). Puis Virgile le rassure en lui apprenant qu'il a été envoyé par Béatrice pour le guider et il retrouve enfin confiance, espérant retrouver sa bien-aimée au terme du voyage. Et ce n'est qu'après avoir traversé le vestibule de l'Enfer où se tiennent ceux qui n'ont pas été baptisés ou ont vécu antérieurement au Christianisme qu'ils pénètrent tous deux au chant IV dans les Limbes.
L'enfer se présente comme un cône renversé faisant se succéder neuf cercles et, dès le deuxième, Minos se charge d'y répartir les damnés de manière très précise selon la nature et la gravité de leurs péchés. On va ainsi s'enfoncer dans l'horreur du Haut Enfer (cercle 1 à 5) au Bas Enfer (cercle 6 à 9), et contempler le spectacle de plus en plus terrifiant des tortures infligées aux damnés par leurs bourreaux démoniaques - qui nous sont détaillées avec beaucoup de réalisme -, tandis que le poète, impressionné, s'enquiert des raisons précises de leur châtiment. Les deux hommes atteignent enfin le point le plus éloigné de Dieu où l'empereur de ce règne douloureux, Lucifer, se charge lui-même du sort peu enviable de Judas, le pire des pécheurs. Dépassant alors le centre de la terre, ils remontent à la surface en empruntant le chemin creusé par un ruisseau sous l'autre hémisphère.
Lucifer, Codex altonensis (Toscane, 1350-1410)
Bibliotheca Gymnasii Altonani (Hamburg)
Un lecteur lisant l'italien découvrira avec plaisir ce dialecte toscan qui, malgré ses archaïsmes, se comprend assez aisément. Les déficiences de la traduction, facilitant néanmoins sa compréhension, lui feront même savourer d'autant plus la simplicité et la fraîcheur de cette langue orale précise et imagée au rythme alerte. Et il goûtera la forme poétique inaugurée par Dante dans cet ouvrage, cette fameuse "terzina dantesca" enlaçant les tercets en enchaînant leurs rimes comme des anneaux (ABA/BCB/CDC...) qui donne à chacun des chants une extrême fluidité et un balancement régulier – n'empêchant pas certaines ruptures ménageant des effets de surprise.
Mais les nombreuses références dont la formulation était claire pour les contemporains de Dante sont souvent obscures pour le lecteur moderne. Et William Cliff le laisse bien démuni, ayant jugé bon, pour ne pas entraver la «marche du poème», de le priver du nécessaire appareil critique qu'il aurait pu simplement reporter à la fin. Dans un souci de «clarification et simplification du sens», il a parfois intégré un contenu explicatif au texte et, surtout, il a «carrément supprimé des noms inutiles ou des références fastidieuses», procédé que l'on peut juger un peu expéditif ! Des transformations qui affectent essentiellement la deuxième moitié du poème dans laquelle le traducteur s'autorise par ailleurs des coupes intempestives là où il n'y a ni énumérations ni références fastidieuses ...
Quant au lecteur qui abordera ce chef-d'oeuvre de la littérature mondiale directement et quasi exclusivement par sa traduction, il risque d'être déçu. Certes, toute traduction est réductrice, celle de la poésie plus encore et à fortiori celle de Dante, et rien ne remplacera la lecture du texte original. Mais William Cliff opte étonnamment pour «le maintien inaltérable» de décasyllabes (4) réunis en tercets, s'enfermant (même s'il abandonne la rime dantesque, comme la plupart des traducteurs depuis plusieurs siècles (5)) dans une mécanique rigide et destructrice.
4) L'hendécamètre italien (vers de onze pieds) accentue la dixième syllabe, ce qui le fait correspondre au décasyllabe français (et à ses dix syllabes prononcées) qui accentue cette même dixième syllabe
5) Voir à ce propos les fragments d'une traduction de M.B. Grangier datant de 1597 : link
D'emblée sa traduction s'ouvre sur un tercet consternant si on le compare à la strophe originale, arrivant à en rompre la fluidité et à en obscurcir le sens avec un enjambement :
«Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
ché la diritta via era smarrita» (I, v.1/3)
«Au milieu du chemin de cette vie
je me retrouvai dans une forêt
obscure: j'étais tout à fait perdu.»
Et on préférera la traduction plus littérale, plus souple et plus claire en vers libre de Jacqueline Risset (Flammarion, 1985) :
«Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue»
William Cliff ne cherche visiblement pas à restituer le caractère de la langue de Dante, le charme de cette langue simple et concrète, et il en traduit mal la rapidité. Il use ainsi trop souvent d'élégantes inversions du sujet qui n'en respectent pas l'oralité et les savoureux "ed elli a me" (et lui à moi) introduisant beaucoup de dialogues ne sont jamais rendus. Il gomme souvent la ponctuation qui, comme les "ed/e" (et), accélère le rythme de succession des phrases et des propositions. Et il se montre globalement maladroit et confus, lourd ou grandiloquent, ce qui rend parfois pénible la lecture de ce poème même si on "avance" un peu mieux dans sa deuxième moitié.
On bute ainsi sur le sens là où le vers italien est fluide et lumineux, le traducteur s'éloignant de la traduction littérale sans autre raison que la contrainte métrique, et même sans aucune contrainte (6). William Cliff a malheureusement tendance à délaisser les images parlantes du poète florentin, sa simplicité et sa concision, adoptant un vocabulaire plus neutre, ou un vocabulaire littéraire inapproprié (7) et, surtout, usant de tournures alambiquées confinant parfois au charabia (8). Et s'il introduit souvent des ruptures non voulues par l'auteur (9), il ne respecte pas celles que ce dernier a souhaitées (10). Il aime enfin ajouter des répétitions et des exclamations, ou remplacer les verbes au passé simple par des participes présents (11) plus statiques - qui accroissent de plus la fréquence des "an", de cette voyelle nasale inconnue de l'italien.
On est ainsi très loin d'approcher la musique du poème, son tissu sonore et sa flexibilité rythmique et, contrairement à l'objectif que le traducteur s'était fixé, loin aussi de la clarté du sens et de la "marche du poème".
Ni l'adaptation, ni la traduction ne sont convaincantes et ce poète traducteur trahit Dante, à mon sens, au-delà de ce qui est permis.
La couverture de ce volume de la petite vermillion annonce : "Edition bilingue. Traduction de William Cliff", ce qui peut paraître un peu fallacieux quand certaines strophes italiennes ne sont pas traduites ! Par ailleurs, l'absence totale de notes, si ce n'est la maigre préface - avertissement d'une demi-page où le traducteur présente succintement les principes qui l'ont guidé - est un moins par rapport à la plupart des éditions qui nous sont offertes.
Et cette nouvelle traduction ne supporte vraiment pas la comparaison avec celle de Jacqueline Risset, ses défaillances ayant au moins eu le mérite de me faire découvrir cette dernière grâce aux nombreux extraits disponibles sur internet (12). Avant de se procurer L'Enfer, j'incite donc vivement le lecteur à prendre connaissance de l'article de Jacqueline Risset, Comment traduire Dante (13), où elle expose de manière très claire et passionnante les principes qui l'ont guidée, dont la pertinence est confirmée par sa traduction. Une traduction considérée comme la référence, et qui sans doute la restera longtemps.
6) William Cliff se montre peu soucieux de respecter le texte de Dante, ainsi par exemple, alors que les deux traductions sont métriquement équivalentes (2 syllabes prononcées), il traduit "Virgilio" par "mon guide" (XXIII,v. 122), et inversement "'l mio duca" par Virgile (XXXI, 93) !
Et que penser de cette tournure doublement exclamative grandiloquente alors que le vers de Dante est si simple ? :
pute la terra che questo riceve / Oh! puante est la terre où elle tombe !
(VI, 12)
7) Pourquoi traduire "frêle esquif" quand Dante dit "nave picccioletta" (VIII, 15) et "esquif" quant il dit "barca" (VIII,25), "mon ouïe" à la place de "l'orecchie" (VIII,65), ou "ouïr ces paroles" ? :
Indi s'ascose ; eio inver' l'antico / Là-dessus, il se recoucha et moi
poeta volsi i passi, ripensando / je fus contrarié d'ouïr ces paroles.
a quel parlar che mi parea nemico / ...
8) Ce traducteur se montre très lourd et alambiqué là où Dante est précis et concis :
e donna mi chiamò beata e bella /quand j'entendis m'appeler une dame
(II,54) ...
e vederai color che son contenti /Ensuite ceux qui sont pourtant contents
nel foco,perché speran di venire/malgré qu'ils souffrent car ils ont l'espoir
quando che sia a le beate genti /de rejoindre là-haut les bienheureux
(I, 118/120)
Et l'on tend souvent vers le charabia :
China' il viso, e tanto il tenni basso / j'inclinai mon front profondément tant
finche 'l poeta mi disse : "Che pense ?"/ que le poète me dit : "Que penses-tu ? "
(V,110/11)
guardai in alto e vidi le sue spalle/ je vis en haut revêtues ses épaules
vestite già de' raggi del pianeta / par les rayons de l'Astre qui nous mène
(I,16/17)
9) Il rajoute sans cesse des enjambements d'une strophe à l'autre qui rompent un rythme que l'auteur a voulu fluide :
I'mi raggiunsi con la scorta mia / J'avais déjà rejoint mon guide quand
poscia con pochi passi divenimmo / en quelques pas nous arrivâmes là
là' v'uno scoglio de la ripa uscia. /où se trouvait la jetée : assez
Assai leggeramente quel salimmo;/ facilement nous pûmes y monter
(XVIII, 67/70)
10) Mais par contre, quand Dante veut surprendre, réveiller son lecteur par un effet sonore de répétition et d'alitération, il n'en tient aucun compte :
Cred'io ch'ei credette ch'io credesse / Sans doute pensa-t-il que je croyais
( XIII, 125)
11) Questa chiese Lucia in suo dimando / en appelant Lucie à son service
e disse : - Or ha bisogno il tuo fedele/ lui disant :"Vite ! Je te recommande
di te, e io a te lo racommando -, / ton fidèle qui a besoin de toi."
(II, 97/99)
12) http://www.neomillenium.org/html/bibliotheque/dan.htm
(Une version initiale moins étoffée de cet article est parue sur La Cause Littéraire, le 16/04/14)
(Dante con in mano la Divina Commedia, Domenico di Michelino (1490), Florence)
L'Enfer, Dante, La Table Ronde (la petite vermillon) mars 2014, édition bilingue, traduction de William Cliff, (éditions du Hasard, 2013), 405 p.
Né à Florence en 1265 et mort en 1321 à Ravenne, Dante Alighieri fut un poète et un homme politique très actif. Son oeuvre la plus connue, Commedia, dont l'écriture sera entamée en 1306 et poursuivie jusqu'à sa mort sera publiée de manière posthume et ne sera appelée Divina Commedia qu'à partir de l'édition de 1555. Cette oeuvre qui rencontrera un gros succès dès sa publication imposera - avec les écrits de Pétrarque et de Boccace - le toscan comme langue littéraire.
William Cliff (de son vrai nom André Imberechts) est un poète belge de langue française né en 1940. Très attaché aux formes fixes traditionnelles et au vers régulier, et particulièrement au décasyllabe, il a aussi traduit plusieurs ouvrages poétiques et notamment les Sonnets de Shakespeare. Lauréat de plusieurs prix, il a reçu en 2010 le Grand Prix de poésie de l'Académie française.
Pour permettre de juger à la fois de l'intelligibilité des deux traductions et de leur fidélité à Dante, il m'a semblé intéressant de donner la version bilingue (textes en face à face comme dans le livre), puis de la faire suivre de la traduction de Jacqueline Risset tirée des extraits donnés sur internet.
(Dans l'édition bilingue GF, le texte italien renvoie à de nombreuses notes regroupées en fin de volume où l'on trouve également, paraît-il, un index des noms bien utile.)
CANTO /CHANT VI
v.7/18
Io sono al terzo cerchio, de la piova / C'est que me voilà au troisième cercle
etterna, maladetta, fredda e greve; / celui de la pluie éternelle et froide,
regola e qualità mai non l'è nova. / toujours la même très noire et pesante,
Grandine grossa, acqua tinta e neve / mélangée de grêle et de neige sale
per l'aere tenebroso si riversa; / qui se déverse dans l'air ténébreux:
pute la terra che questo riceve. / oh ! Puante est la terre où elle tombe !
Cerbero, fiera crudele e diversa, / Et là, Cerbère, la bête cruelle,
con tre gole canoinamente latra / aboie de ses trois gueules méchamment
sovra la gente che quivi è sommersa./sur tous ces gens qui sont ainsi mouillés.
Li occhi ha vermigli, la barba unta e atra,/Ses yeux sont rouges, son poil est graisseux
e 'l ventre largo, e unghaiate le mani;/son ventre est gros, ses pattes sont griffues,
graffia li spirti esd iscoia ed isquattra. / il attrape, il égorge, il écartèle
Je suis au troisième cercle, à celui de la pluie
éternelle, maudite, froide et lourde;
règle et nature n’en sont jamais nouvelles.
Grosse grêle, eau sombre et neige
s’y déversent par l’air ténébreux;
la terre qui les recueille a une odeur infecte.
Cerbère, bête étrange et cruelle,
hurle avec trois gueules comme un chien
sur les morts qui sont là submergés.
Ses yeux sont rouges, sa barbe grasse et noire,
son ventre large, ses mains onglées;
il griffe les esprits, les écorche et les dépèce.
CANTO/CHANT VIII
v. 16/30
Cosi scendemmo ne la quarta lacca, / Et au quatrième cercle nous entrâmes
pigliando più de la dolente ripa / gagnant toujours plus de terrain dans l'antre
che 'lmal de l'universo tutto insacca. / où croupit le mal de tout l'univers.
Ahi giustizia di Dio ! Tante chi stipa / Justice de Dieu ! Que ne vis-je pas
nove travaglie e pene quant'io viddi ? / comme dures peines et douleurs pour
E perché nostra colpa sì ne scipa ? / tant de péchés que nous avons commis !
Come fa l'onda là sovra Cariddi, / Comme à Charybde l'eau s'écrase contre
che si frange con quella in cui s'intoppa,/ l'autre eau lancée à sa rencontre ainsi
così convien che qui la gente riddi. / faut-il ici que les gens tournent, tournent,
Qui vid'i' gente più ch'altrove troppa, / plus nombreux que ceux déjà vus avant,
e d'un parte e d'altra, con grand'urli, / d'un côté à l'autre avec hurlements
voltando pesi per forza di poppa. / roulant des fardeaux du bout de leur torse,
Percotëansi 'ncontro; e poscia pur lì / ils se cognaient et puis se retournaient
si rivolgea ciascun, voltando a retro, / criant : "Hé toi ! Pourquoi amasses-tu ?"
gridando : "Perché tieni ?" e "Perché burli ?" /ou bien : "Hé toi ! Pourquoi dépenses-tu?"
Et nous passâmes dans la quatrième fosse,
entrant toujours plus loin dans cette triste pente
qui ensache le mal de tout l’univers.
Ah ! justice de Dieu ! qui donc amasse autant
que j’en ai vu d’étranges tourments, d’étranges peines ?
Et pourquoi notre erreur nous détruit-elle ?
Comme les vagues au-dessus de Charybde
se brisent contre les vagues qu’elles rencontrent,
ainsi il faut qu’ici les morts dansent la gigue.
Là je vis des gens, plus nombreux qu’ailleurs,
de çà, de là, avec des hurlements,
pousser des fardeaux à coups de poitrine.
Ils se cognaient l’un contre l’autre; et à ce point
chacun se retournait, repartant vers l’arrière,
criant : “Pourquoi tiens-tu ?”, “pourquoi lâches-tu ?”.
CANTO /CHANT XIX
v. 13/27
Io vidi per le coste e per lo fondo / De tous les côtés où portait ma vue
piena la pietra livida di fòri, / le sol était creusé de trous semblables
d'un largo tutti e ciascun era tondo./par leur largeur et par leur forme ronde,
Non mi parean men ampi né maggiori
che que' che son nel moi bel San Giovanni,
fatti per loco d'i battezzatori ;
l'un de li quali, ancor non è molt'anni,
rupp'io per un che dentro v'annegava :
e questo sia suggel ch'ogn'omo sganni.
Fuor de la bocca a ciascun soperchiava / et de chaque trou émergeaient les jambes
d'un peccator li piedi e de le gambe / et les pieds d'un pêcheur jusqu'à mi-cuisse,
infino al grosso, e l'altro dentro stava. / le reste étant dans le trou enfoncé :
Le piante erano a tutti accese intrambe; / leurs plantes de pieds étaient incendiées,
per che si forte guizzavan le giunte, / ils les remuaient si fort qu'ils auraient
che spezzare averien ritorte e strambe. / déchiré tout noeud de corde ou d'osier
Je vis sur les parois et sur le fond
la pierre livide criblée de trous,
de largeur égale, et tous de forme ronde.
Ils ne me semblaient ni moins grands ni plus
que ceux qu’on a creusé dans mon beau Saint-Jean
pour y recevoir les baptisés;
je brisai l’un d’eux il y a quelques temps
pour en tirer quelqu’un qui s’y noyait;
que ces mots soient le sceau qui détrompe chacun.
De la bouche de chaque trou on voyait surgir
les pieds d’un pécheur, avec les jambes
jusqu’au mollet; le corps était dedans.
A tous flambaient les plantes des deux pieds ;
et les jointures s’agitaient si fort
qu’elles auraient rompu liens d’osier ou de corde.
CANTO/CHANT XXI
v. 34/57
L'omero suo, ch'era aguto e superbo, / Sur son épaule aiguë et relevée,
carcava un peccator con ambo l'anche, / il transportait un pécheur par la taille,
e quei tenea de' piè ghermito 'l nerbo. / tenant ses pieds fortement agrippés.
Del nostro ponte disse : «O Malebranche, / Là, sur la jetée, soudain il cria :
ecco un de li anzïan di Santa Zita ! / "Hé copain ! Je t'apporte encor quelqu'un,
Mettetel sotto, ch'i' torno per anche / un de ces corrompus de Lucques qui
/ pour de l'argent vendraient n'importe quoi !
/ enfonce-le dans la poix au plus vite
/ car je dois encore en chercher un autre
a quella terra, che n'è ben fornita: / dans cette ville où il y en a tant
ogn'uom v'è barattier, fuor che Bonturo; / et où pour de l'argent n'importe qui
del no, per li denar, vi si fa ita.»/ transforme aussitôt son "non" en un "oui"."
Là giù 'l buttò, e per lo scoglio duro / Là-dessus, il le lui jette et bientôt
si volse ; e mai non fu mastino sciolto / faisant volte-face sur notre pont,
con tanta fretta a seguitar lo furo. / il file comme un chien après sa proie.
Sur ses épaules aiguës et relevées
il portait un pécheur tenu par ses deux hanches,
et lui tenait serré le nerf des pieds.
Il dit de notre pont: “Ô Malebranche,
voici un ancien de Sainte Zita !
Mettez-le dans le fond, moi je retourne encore
à cette ville, qui en est bien fournie :
tout le monde y trafique, excepté Bonturo ;
d’un non, pour de l’argent, on fait un oui. ”
Il le jeta au fond, et puis s’en retourna
par le roc abrupt; jamais mâtin lâché
ne fut si prompt à poursuivre un voleur.
La Divine Comédie, L'Enfer/Inferno, Dante, (Flammarion 1985), traduction et notes de Jacqueline Risset, Garnier-Flammarion bilingue, 2006, 378 p.