"L'exil en soi", de Jean-Pierre Santini
L'exil en soi a pour cadre la Corse et aborde l'univers nationaliste et la vie personnelle de Julien – un héros principal qui s'est écarté depuis longtemps de ce milieu clandestin – avec un recul ironique et désabusé. Regard sans concession d'un narrateur extérieur dont l'amertume cède peu à peu le pas à la douceur, à une lucidité apaisée.
Dans ce roman, Jean-Pierre Santini abandonne sa construction fragmentée et spiralaire habituelle pour tracer hardiment un sillon droit – et même vertical – sans tourner autour de son sujet. Il progresse ainsi en déroulant le fil présent d'une aventure sans lendemain à partir de la mort d'un militant nationaliste, prétexte à de longs flashes-back retissant le passé de Julien qui s'entremêle avec celui du mouvement.
Très vite, deux mondes se côtoient et le premier, l'apparent, l'extérieur, s'efface progressivement – malgré la relance régulière d'une sonnerie de téléphone et de voix venant interrompre la solitude du héros – tandis que le second, intérieur mais non moins réel, gagne singulièrement en présence.
Il y a peu d'avenir dans les romans de Santini qui idéalisent un peuple comme une femme et dépeignent les Corses d'aujourd'hui et «les femmes» actuelles sous des traits plutôt rédhibitoires. Car ses romans semblent naître autant – sinon plus – des «faillites» d'une histoire que de celles «de l'histoire».
L'exil en soi permet à Jean-Pierre Santini de récapituler sa vision du monde par petites touches successives. C'est un récit qui se déploie comme un long parcours vers une sorte de détachement et dont il émerge une philosophie de la vie à laquelle on ne peut qu'adhérer. Philosophie qui ne débouche pas forcément sur une vision du monde aussi pessimiste que celle de l'auteur. ( Simple question d'angle : chacun ne pouvant souvent voir qu'au travers du prisme de son expérience.)
C'est aussi un beau roman d'amour dédié à la mère de l'auteur. Amour d'un héros pour sa terre, pour sa fille et, surtout, pour une femme unique et «sublimée» irréductible à cet assemblage de stéréotypes dans lequel les autres se moulent ou sont moulées. Les yeux, la démarche et le sourire d'Elsa, une femme idéale peu connue – ou même inconnue – chantée en un long poème !
Même si Jean-Pierre Santini ne renonce ni à l'humour ni à la malice, il n'y a rien de ludique dans ce livre qui frappe par son dépouillement. L'auteur, en effet, y délaisse – ou dévoile – son jeu, y abaisse les masques et abandonne les artifices, optant pour la sincérité et la simplicité, ce qui confère à son roman une touchante authenticité.
L'exil en soi est, pour moi, le plus beau livre de Jean-Pierre Santini. Il en émane une véritable grâce, une harmonie subtile tenant tant à la simplicité et à l'adéquation totale du fond et de la forme qu'à l'acuité et à la tonalité apaisée du propos. Jamais le regard de l'auteur n'a été aussi perçant, sa dérision si peu amère. Gagnant en détachement, sa réflexion se fait plus pénétrante, plus profonde et atteint une sagesse sereine. Et tout le livre est porté par une écriture magnifique, dense et limpide, qui parvient à formuler avec une grande justesse et une étonnante concision des pensées et des sentiments difficiles à exprimer dans toute leur complexité.
Photo d'A. Paoli, Terres de femmes
L'exil en soi, Jean-Pierre Santini, Editions Clémentine 2008, 219 p.
EXTRAITS :
Ch.1,p. 10/11
(...)
Le berger se déplaçait rarement, surtout pour parler. Julien en conclut que ce devait être important. Il répondit qu'il était d'accord mais la visite, au fond, le dérangeait. Convaincu de sa très grande solitude, il avait imaginé une foule de travaux pour meubler le temps. C'étaient des aide-avenir comme il y a des aide-mémoire. Ainsi avait-il entrepris la construction de hautes murailles, ordonnant patiemment les pierres entre lesquelles surgissaient aussitôt des multitudes de regards qui tournent au soleil. Pour le plaisir du silence émietté au martellement d'une massette, il lui arrivait aussi de sculpter, dans la roche tendre ou le bois, des formes incertaines qui risquaient de le suivre dans la tombe comme autant de furies réclamant à jamais leur propre finitude. Ses peurs changeantes l'aidaient à cheminer dans la géographie du temps et expliquait sans doute qu'il se fût engagé autrefois dans le mouvement nationaliste mais, là où l'on croit rêver d'aventure, la vie fait ses calculs. Avec le temps, il avait appris que l'histoire des autres incline à l'oubli des désirs les plus simples et qu'on s'épuise toujours au bonheur du monde sans jamais y trouver le sien. (...)
Ch. 14,p. 137/138
(...)
Il lui tenait des discours insensés qu'elle écoutait peut-être ou qu'elle n'écoutait pas, mais elle savait toujours, quand il le fallait, passer une main sur son front, poser un doigt sur ses lèvres, l'appeler au mutisme tendre, à la caresse d'un regard, à la chaleur extraordinairement douce de son corps. Il avait la certitude que quelqu'un enfin le comprenait, qu'il n'avait plus besoin de s'expliquer, de se justifier, de recommencer interminablement à courir les jours , débordant de projets et cherchant dans la multitude de ses actes, du travail acharné, du militantisme obtus, l'oubli d'être soi. Avec Elsa, il avait connu six mois de bonheur total fasciné par la présence de cette femme inattendue dont il respirait l'odeur subtile et les parfums lourds.
Après qu'elle l'eut quitté dans un jour brusque coché on ne sait où sur l'agenda de l'auteur anonyme dont l'écriture glacée ponctue les destins, il s'était senti dépossédé violemment au point de douter d'elle, de leur rencontre, de leur amour et de donner au deuil plus de temps qu'il n'en faut pour être raisonnable. Il porterait désormais la folie de son absence comme une écharde à l'âme, distillant la douleur délicate de survivre à l'autre, de se survivre et de surprendre, par instant, l'extraordinaire platitude du désir sans amour.
Ch.15, p. 142/143
(...)
Dans cette île pourtant, on n'a jamais aimé les rivages, toutes les frontières d'eau qui ouvrent sur des mondes hostiles comme un ventre soudain éclaté offre l'enfant à la dévoration des lumières. C'est par la mer que la mort arrive, par ce désir glacé qu'elle porte de la pénétration, de l'envahissement et du viol annoncé quand les voiles cinglent, blanches sur le rouge de l'horizon. Mais les temps ont sans doute changé. La mort se civilise, paradant dans la fanfreluche satinée de ses reposoirs, vieille coquette aux doigts acides qui dissout l'âme d'un baiser et se prostitue au grand souk des marchandises, marchandise elle-même parmi d'autres et qu'on apprend à désirer.
Par la profusion de ses icônes, l'époque incline à mourir d'un exil en soi, doucement, dans l'île si seule, avec la pudeur retrouvée des mourants antiques chassant leur entourage pour chicaner la mort, querelleuse sordide qui ne brise qu'au néant.
Pierre avait au coeur la passion du pays, son histoire sombre et ses légendes dorées. L'île parlait dans ses gestes et dans ses actes les plus anodins. Pour elle, à cause d'elle sans doute, il vivait mal parce qu'il en éprouvait tous les malheurs. Alors, il avait décidé de se retirer aux vives solitudes, vigie parmi d'autres dans la citadelle d'un hameau où la pierre dressée affronte tous les bleus.
Il ne comprenait pas qu'on puisse se réfugier d'instinct sur le rivage à l'instar des colonies volatiles agrégées dans la fiente et le vacarme. Il acceptait mal qu'une volonté d'espèce imprime sa force aveugle aux individus et les réduise à l'acte machinal de leur sexualité.
Il trouvait humiliant les systèmes mécanistes de survie où l'homme régresse en deçà de l'humain.
- C'est ainsi, disait-il, que les peuples retournent à la peuplade. Ils colonisent la vie mais perdent l'âme. Alors, on peut imaginer que la préhistoire recommence, ce mutisme horrible que l'écriture a rompu et que l'image ramène.
(...)
Ch.22, p. 185/186
(...) Quand on aime, c'est bien connu, on néglige de compter, ce qui est une erreur parce que le temps s'en charge et, de l'avoir oublié, on en oublie aussi d'aimer un beau jour où la chair de l'autre devient un océan de lassitude et sa voix une trouvaille surannée dont les murs renvoient les silences audibles.
Julien pensa que cette fille à peine entrevue, chuchotante à l'autre bout du fil comme une confidente de toujours, allait un peu vite en besogne. Pour ce qui est d'aimer, les femmes sont aussi laborieuses et constantes que les hommes infiniment légers. Elles se font tout un monde de ce qu'elles donnent et qu'elles se donnent. Quand on incarne le désir des autres, tout commentaire incline à la vulgarité. On ne fait jamais l'amour par inadvertance et cette détermination en soi devrait inspirer le doute plutôt que l'enthousiasme. A la solitude obtuse des corps ne se résout que l'éternel détour des recommencements. Pourtant, Julien se souvenait avoir aimé absolument. Elsa n'avait rien des autres femmes. Elle paraissait inorganique, donc impérissable comme un corps soyeux de particules au spectacle des lumières. On imaginait mal qu'elle put se décomposer, sauf au grand soleil évidemment, un jour d'incandescence, pour s'allier à la mer, à ses vaisseaux de sel, à ses horizons. Julien avait été infiniment heureux de sa pudique réserve et du sentiment même de son absence. A-t-on besoin de connaître ceux qu'on attend depuis toujours ? D'ailleurs, quand ils sont là, on les attend encore. C'est pourquoi la mort ne change rien à l'affaire. C'est une autre manière d'attendre.
Fabienne, par contre, donnait dans l'impatience du désir, ancrée au réel comme une roche sur un socle profond. Expéditive, dévorante, dévoreuse, elle allait en urgence aux labeurs amoureux. Julien, qui s'était longtemps tenu à l'écart, se demandait si ce n'était pas une question d'époque. Il ne savait plus comment s'y prendre avec les autres. Le monde avait dû changer, subrepticement, sans qu'il s'en aperçoive. Maintenant, on aimait tout de suite en faisant juste ce qu'il fallait d'histoire. On ne patientait plus au désir. On ne rusait plus avec la vie. On la rendait utile.
(...)