"La Dame de pique", de Alexandre Pouchkine
La Dame de pique, célèbre nouvelle d'Alexandre Pouchkine publiée en 1834, est peut-être, tout comme son roman en vers Eugène Onéguine ou sa tragédie Boris Godounov (1), moins connue des lecteurs que des mélomanes, le magnifique opéra qu'elle inspira à Tchaïkovski en 1890 se donnant toujours régulièrement sur les scènes occidentales.
Dostoïevski y voyait à juste titre un sommet de l'art fantastique et on peut rapprocher cette nouvelle de La Venus d'Ille (2) de Prosper Mérimée parue en 1837 peu après la mort de Pouchkine. Les deux auteurs se vouaient une admiration réciproque et l'on peut considérer que c'est Mérimée qui le premier traduisit véritablement en français La Dame de pique en 1849, la traduction de Paul Julvécourt en 1843 n'étant qu'une réécriture du texte "à la manière ampoulée des nouvelles romantiques"(3). Elle fut ensuite l'objet de nombreuses traductions, la plus renommée (4) restant celle d'André Gide en 1935 que reprend opportunément cette nouvelle édition. Une édition scolaire certes destinée aux élèves de collège, auxquels elle propose le texte intégral et des pistes pour rendre compte de leur lecture, mais qui intéressera certainement un public beaucoup plus vaste. Car le consistant dossier établi par Sylvie Howlett, enseignante en lettres et traductrice, enrichit considérablement l'appréhension de cette oeuvre en la mettant largement en perspective et en nous faisant pénétrer au coeur-même de la littérature.
L'inscrivant dans ce contexte politique russe troublé dont la violence ne permit l'émergence d'une littérature qu'au XVIIIème siècle et éclairant le rôle capital de Pouchkine dans la fondation d'une littérature russe riche et singulière au siècle suivant, tout en la resituant dans le contexte européen de son temps, elle analyse aussi avec pertinence ce fameux genre fantastique, nous offrant pour l'illustrer des groupements de textes thématiques et surtout stylistiques particulièrement judicieux - qui renvoient notamment aux commentaires d'écrivains sur leur propre travail. Et elle met en évidence le rôle essentiel du traducteur, sa capacité ou non à être fidèle à la musicalité et au rythme d'une langue, en comparant la traduction de Mérimée et de Gide au mot à mot sur deux passages particulièrement éclairants.
Nous comprenons mieux alors le rôle fondateur de Pouchkine, ce monument révéré par tous les Russes. S'inspirant du «romantisme noir» occidental, il inaugura en effet à la fois le genre naissant de la nouvelle (5) dans son pays et le fantastique, ouvrant la voie à des disciples dont la renommée deviendra universelle : Gogol, Tourgueniev, Dostoïevski et Tchekhov, pour ne s'en tenir qu'au XIXème siècle... Nous saisissons parfaitement cette fameuse «hésitation entre le merveilleux et l'étrange» définissant ce fantastique qui déstabilise le lecteur car il «ne sait jamais s'il entre dans le surnaturel ou s'il rêve». Et nous comprenons aussi que le rythme d'une langue peut être profondément signifiant, que le non-respect de la concision et de la vivacité, de la ponctuation voulue par l'auteur peut ruiner l'effet désiré et altérer le sens (6).
1) Eugène Onéguine, opéra de Tchaïkovski et Boris Godounov, opéra de Moussorgski,
2) Notamment par «la thématique du défi (jeu ou duel) dans un contexte fantastique» qui leur est commune
3) Cf : https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1987_num_59_1_5632
4) André Markowicz en a fait néanmoins une nouvelle traduction pour Babel (Actes Sud) en 2013 qu'il serait sans doute intéressant de découvrir
5) Toutefois, ce texte court est structuré comme un roman comportant six parties introduites par une épigraphe, ainsi qu'une conclusion apportant une sorte d'épilogue après la chute
6) Cf la traduction de Mérimée dans le deuxième exemple choisi qui, contrairement à celle de Gide, atténue cette tension résultant du contraste entre un rythme alerte et la mortelle immobilité induite par le choix du vocabulaire
La Dame de pique est l'histoire d'un officier d'origine allemande ayant toujours refusé de s'adonner comme ses camarades à la passion des cartes qui soudain va se transformer en héros typiquement russe osant jouer son destin au risque d'être conduit à la mort ou à la folie. L'élément déclenchant cette étonnante mutation est le récit fait un soir par Tomski, le petit-fils de la comtesse ***. Il raconte ainsi devant Hermann fasciné comment, soixante ans plus tôt, sa grand-mère ayant perdu aux cartes fut sauvée de la ruine grâce au secret que lui confia le conte de Saint Germain, le secret de trois cartes gagnantes d'affilée qui lui permirent de retrouver la fortune. Dès lors Hermann n'a plus qu'une obsession : obtenir ce secret quitte à se damner. Pour mieux s'introduire auprès de la vieille comtesse, il fait la cour à sa pupille Lisavéta Ivanovna, une pauvre et solitaire jeune-fille qui lui tient lieu de dame de compagnie et qu'elle ne cesse de tourmenter et d'humilier. Mais on ne se révolte pas impunément contre sa condition et on ne peut maîtriser les caprices du hasard ...
Le jeu, métaphore de ce hasard régissant nos vies éphémères, est donc au centre de cette nouvelle qui semble se dérouler en accéléré dans une sorte de parenthèse allant de l'incipit («On jouait chez Naroumov, officier aux gardes à cheval.») à la dernière phrase de la chute («Tchélkalinski mêla les cartes: le jeu reprit son cours.»), Pouchkine soulignant ainsi puissamment le caractère tragi-comique de l'existence.
Une fois mise la main dans l'engrenage diabolique, tout va très vite, et l'écriture resserrée de Pouchkine ne laisse aucun répit au lecteur. La psychologie des personnages est suggérée sans que jamais on ne s'y attarde, de même que décors et costumes sont évoqués rapidement dans des descriptions d'une concision extrême, tandis que phrases courtes et dialogues impulsent beaucoup de rythme à un récit non convenu dont la vivacité est rehaussée par l'ironie subtile d'un auteur aimant se jouer des clichés. Et tout en faisant la satire de la société Saint-Pétersbourgeoise de l'époque, Pouchkine la baigne habilement dans une atmosphère étrange et mystérieuse, faisant de sa comtesse un personnage à la fois réaliste et quasi fantomatique ...
Les vieilles, Francisco Goya
Huile sur toile 181x125cm
(1808/1812)
On se serait bien sûr attendu à trouver en écho pictural à cette nouvelle - comme il est d'usage dans cette collection - un tableau ayant pour thème le jeu, lesquels ne manquent pas dans l'histoire de la peinture. Mais Juliette Bertron, agrégée d'arts plastiques et doctorante en histoire de l'art, a préféré mener sa lecture d'image sur Les vieilles de Francisco Goya. Un choix qui se justifie car un des deux personnages peut renvoyer à la vieille comtesse et on y retrouve à l'évidence le fantastique et l'ironie de Pouchkine face au destin. Malheureusement, la taille réduite de la reproduction (3,8 x 6,1 cm!) ne nous permet pas véritablement une lecture et le détail agrandi ne met en valeur que l'ironie caricaturale de l'oeuvre et non sa dimension fantastique. Quant à la lecture de Juliette Bertron, elle commence par une description minutieuse de ce que nous avons clairement sous les yeux dans l'agrandissement, puis - contrainte du format - de ce que nous ne pouvons discerner dans cette reproduction intégrale à la taille ridicule, s'apparentant ainsi à ce que la paraphrase est au texte. Et si elle analyse et "contextualise" ensuite l'oeuvre de Goya, seules deux phrases sur les sept pages que comporte son commentaire relient véritablement cette dernière à celle de Pouchkine - ce qui montre les limites de l'exercice - , la première étant par ailleurs à mon sens plutôt contestable (6)! Mais ces quelques réserves n'empêchent pas cette nouvelle édition de s'avérer globalement une réussite.
6) «On trouve chez l'écrivain et le peintre un même soin accordé à la description des parures» !! Un soin évident à mon sens chez Goya mais pas chez Pouchkine qui décrit avec précision mais concision, ne s'embourbant pas dans la minutie des détails ...
(Article publié sur La Cause littéraire le 23/09/2014)
La Dame de pique, Pouchkine, traduit du russe par André Gide, Gallimard 1935, Folioplus classiques n°267, août 2014 (pour la lecture d'image et le dossier), 112 p.
A propos de l'auteur :
Alexandre Pouchkine, né en 1799 à Moscou dans une famille aisée et cultivée de la noblesse russe, était par sa mère le descendant d'un esclave abyssin affranchi. Esprit libre, il connut six ans d'exil, mena une vie assez déréglée et mourut jeune suite à un duel en 1837.
Vénérée en Russie, son oeuvre est sans doute moins connue chez nous que celles de ses illustres successeurs, sans doute car elle est essentiellement rédigée en vers, mais c'est bien lui qui a fondé l'identité littéraire russe. Il nous a néanmoins laissé un certain nombre de textes en prose - dont certains sont inachevés - et notamment des nouvelles et le roman La fille du capitaine (1836).
EXTRAITS :
1
p.10/11
(...)
- Et que diriez-vous de Hermann? s'écria l'un des convives en désignant un jeune officier du génie. De sa vie ce garçon n'a fait un paroli (1), ni même touché une carte; mais il reste avec nous jusqu'à cinq heures du matin, à nous regarder jouer.
- Le jeu m'intéresse beaucoup, dit Hermann, mais, dans l'espoir du superflu, je ne puis risquer le nécessaire.
- Hermann est allemand (2); il est économe, voilà tout, remarqua Tomski. Mais s'il est quelqu'un que je ne comprenne pas, c'est ma grand-mère, la comtesse Anna Fédotovna.
- Comment? Pourquoi? s'écrièrent les convives.
- Je ne puis concevoir, reprit Tomski, les raisons qui la retiennent de jouer.
- Voyons! dit Naroumov, qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une femme de quatre-vingts ans ne ponte (3) pas ?
- N'avez-vous rien entendu dire ?
- Rien, vraiment.
- Or donc, écoutez. Mais sachez d'abord que ma grand-mère, il y a quelque soixante ans, vint à Paris, où elle fit fureur. (...)
1) Faire un paroli, c'est doubler la mise initiale
2) L'Allemand, économe, prudent et maniaque est un personnage cliché de la littérature russe
3) Mise sur une carte
6
p.43/44
(...) Le trois, le sept, l'as effacèrent bientôt dans l'imagination de Hermann le souvenir de la vieille comtesse. Le trois, le sept, l'as ne quittaient plus son esprit et revenaient sans cesse sur ses lèvres. Voyait-il une jeune-fille : «Que sa taille est bien prise! disait-il, un vrai trois de coeur.» Lui demandait-on l'heure, il répondait : «Un sept moins cinq.» Tout homme un peu gros lui rappelait un as. Le trois, le sept, l'as le poursuivaient en rêve et sous maints aspects. Le trois s'épanouissait avec l'apparence d'une splendide fleur de magnolia; le sept figurait un portail gothique; l'as prenait la forme d'une araignée monstrueuse. Toutes ses pensées se fondirent en une seule : mettre à profit le secret si chèrement acquis. Il songea à quitter l'armée pour voyager. C'est dans les maisons de jeu de Paris qu'il espérait dompter la fortune ensorcelée. Le hasard le tira d'embarras. Un cercle de riches joueurs s'était formé à Moscou, sous la présidence du fameux Tchékalinski, dont toute l'existence s'est passée à la table de jeu et qui avait amassé naguère des millions, car il gagnait des lettres de change et ne perdait que de l'argent. Il devait à sa longue expérience la confiance de ses amis; à sa maison ouverte, à un cuisinier fameux, à son affabilité et sa gaieté, l'estime du monde. Il vint à Pétersbourg. La jeunesse accourut en foule, délaissant les bals pour les cartes, et préférant les émotions du jeu aux séductions de la coquetterie. (...)