"La marche en forêt", de Catherine Leroux
La marche en forêt, premier roman de Catherine Leroux, sorti dans sa publication française chez Carnets Nord, est une des jolies surprises de cette rentrée : un petit vent frais qui nous vient du Québec.
Ce roman singulier s'empare d'un large sujet, faisant de l'histoire d'une famille québécoise, dont l'auteure suit de manière discontinue les nombreux membres sur leur territoire, le symbole de l'humanité et de sa vie sur terre. Marcher en forêt s'avère ainsi une belle image de cette avancée vers l'inconnu nécessitant sans cesse des choix aléatoires dans un univers mystérieux et sauvage dont nous ne pénétrons pas tout le sens mais dont la beauté nous émeut. Et tous les personnages tracent leur chemin parsemé d'obstacles – de drames et de joies -, accomplissant chacun la boucle qui va les ramener à l'origine.
C'est un roman à la construction narrative originale et au style très personnel qui permet à l'auteure de nous faire partager son regard poétique et philosophique sur le monde et d'éclairer la complexité de la nature humaine avec une simplicité réjouissante.
Il n'y a pas de certitudes, pas de limites définies ni de cloisons étanches dans l'univers énigmatique et mouvant de Catherine Leroux. Même si la plupart de ses personnages tentent de se rassurer en s'enfermant dans des mondes codés et mesurables, dans des architectures illusoires, tous évoluent - ne serait-ce que de l'enfance à l'âge adulte et à la vieillesse -, tous ont la possibilité de changer. Beaucoup d'entre eux le font d'ailleurs – surtout les femmes ! (1) - se livrant à une introspection sans complaisance et remettant en cause ce sur quoi ils avaient fondé leur vie.
Ces nombreux personnages, jamais l'auteure ne les fige ni ne les juge. Elle sait que leurs comportements ne sont pas totalement compréhensibles, explicables – n'en déplaise aux psychologues et aux psychiatres -, que même en les resituant dans leur totalité et en les intégrant dans une histoire plus vaste, il subsistera toujours des points obscurs, des «trous», car nous ne serons jamais à même de connaître tous les ressorts de ce mécanisme hypersophistiqué qu'est l'homme.
Ces zones d'ombres semblent fasciner Catherine Leroux qui sonde le mystère humain indissociable de celui de l'univers. A l'écoute des «murmures intérieurs» , à l'affût de ces «choses qui sans être invisibles ne sont jamais vues», elle explore le monde tel qu'il est perçu par ses personnages qui constituent déjà à eux seuls un monde en soi. Et elle cherche surtout à faire surgir ce qui rapproche les membres si divers de cette famille par delà les générations, ce qui relie entre eux les hommes et les rattache à l'univers dont ils font partie.
La marche en forêt n'a rien, on l'aura compris, des sagas familiales habituelles (pour lesquelles je n'ai personnellement aucun goût). Même si ce livre prend pour matière une grande famille, remontant – au-delà de l'arbre généalogique qui ouvre le roman – jusqu'au début du XIXème siècle. L'auteure prend en effet «ses distances» pour s'attaquer au «plus grand infini qu'on puisse chercher» à décrire, préférant partir d'un large cadrage sur l'espèce humaine avant de «zoomer» sur ces êtres concrets dont les noms vont peu à peu s'inscrire dans la lignée des Brûlés, les happant dans de brefs moments significatifs de leur quotidien. Et, tout en sautant d'un individu à l'autre, d'une époque à l'autre – sans la moindre indication de dates (2)-, elle fait preuve de beaucoup d'acuité dans ces portraits instantanés. Elle brosse ainsi par petites touches successives un vaste tableau de cette nature humaine tiraillée entre des besoins contradictoires de liberté et de sécurité, de solitude et de soutien, et marquée par ces pulsions de vie et de mort liées à la survie de l'espèce. Des pulsions incarnées toutes deux par le personnage fondateur, Alma, le tronc puissant de la famille (3), une Amérindienne arrachée à sa forêt primitive par la civilisation dont le corps «n'est fait pour rien d'autre que la chasse et l'amour».
Cette structure éclatée de facture impressionniste juxtapose ainsi une multitude de petites histoires, comme des éclats de vie à peine reliés par quelques échos qui, par delà les personnages et les époques, montrent une répétition des situations et des comportements, l'auteure marquant de plus une certaine permanence en insérant quelques fragments scandant le cycle immuable des saisons ou célébrant ces choses qui survivent un temps aux hommes et témoignent de leur passage éphémère.
Ce récit fragmenté n'est pas pour autant déroutant pour le lecteur qui se laisse tout naturellement porter par la simplicité d'une écriture à la fois vive et légère, sensuelle et réfléchie. Les phrases se succèdent, courtes ou bien rythmées, permettant à Catherine Leroux de capter la vie dans toute sa fulgurance et son intensité. Elle décrit ainsi sans excès de détails, note avec brièveté des impressions et des sensations fugaces, s'interroge et s'étonne sans insister ou amorce de pertinentes réflexions.
Et la langue est si suggestive, si évocatrice que le lecteur comble facilement les silences et développe lui-même les liens ébauchés. Il y a beaucoup de sensualité et de gourmandise dans cette écriture attentive aux odeurs et aux saveurs, au toucher, qui avec une syntaxe et un vocabulaire simples appréhende le monde dans un rapport très physique, portant souvent sur lui un regard neuf. Car l'auteure sait voir et sentir le dessous des choses, elle possède l'art de tirer des objets les plus prosaïques et des situations les plus habituelles matière à réflexion, contournant ainsi toute banalité.
La marche en forêt est un roman universel et intemporel profondément québécois. Québecois par sa langue tout d'abord : un français savoureux, aux tournures familières et au vocabulaire parfois un peu vieilli enrichi de quelques anglicismes, dont on goûte les mots imagés qui fleurent bon la campagne. Mais aussi par son enracinement dans une culture rurale attachée aux solidarités familiales, par sa sensibilité aux «douceurs de la nature». C'est un roman qui vibre aux rythmes puissants du gel et du dégel marquant le contraste des saisons et au contact des grands espaces sauvages, de cette forêt identitaire omniprésente. Un roman aux soubassements philosophiques qui tente étonnamment de saisir le monde à pleines mains comme cette boue originelle qui signe à la fin de chaque hiver le renouveau.
1) Le roman est dédié par l'auteur aux femmes de sa famille
2) Seul un des derniers chapitres date un épisode de la vie d'Alma longuement évoquée précédemment aux environs de 1850
3) Alors que ces personnages sont nés de l'imagination de l'auteure, celui d'Alma lui a été inspiré par son aïeule
La marche en forêt, Catherine Leroux, Carnets Nord août 2012 pour la publication française, Editions Alto et Catherine Leroux 2011, 265 p.
A propos de l'auteure :
Catherine Leroux est née en 1979 à Rosemère au Québec. Petite fille, elle a promis à sa grand-mère qu’elle écrirait des livres. Elle a été caissière, téléphoniste, barmaid, commis de bibliothèque. Elle a enseigné, fait la grève, vendu du chocolat, étudié la philosophie et nourri des moutons, puis elle est devenue journaliste avant, enfin, de tenir sa promesse.
(éditions Carnets Nord)
EXTRAITS :
p. 15/16
C'est un homme qui ne trouve plus ses clés. Il cherche partout, dans ses poches de veston, sous les coussins du divan, dans les tiroirs de la cuisine, sous son oreiller, dans les plates-bandes dehors, dans l'armoire à fusibles au sous-sol, dans le filtre où la mousse s'accumule dans la sécheuse. Il a l'impression d'avoir cherché ses clés toute sa vie. Il ne se souvient pas d'un jour où trouver ses clés n'a pas été un problème. Il sait qu'il devrait en être autrement. Les clés sont quelque chose que l'on saisit au vol avant de partir. Le geste d'attraper ses clés est facile, léger, c'est le geste même de la liberté, celle de sortir comme bon nous semble, d'aller où l'on veut avec, en poche, la certitude de retrouver la chaleur de son foyer. (...)
p.18/19
(...)
Elle n'est pas faite pour comprendre cela. Elle est de ces personnes pour qui toute action entraîne une conséquence. C'est pourquoi elle aime les mathématiques, elle cuisine bien, et elle est forte en syntaxe. Elle mène sa vie guidée par des principes clairs sur lesquels elle fonde ses choix, et prévoit les résultats. En travaillant, on accomplit quelque chose. En semant, on récolte. En donnant, on finit par combler. Elle ne percevait pas ces trous invisibles par où tout ce qu'elle donnait fuyait. A tant se battre, elle ne s'est pas questionnée sur ce qu'il restait d'amour dans sa vie. Jusqu'à aujourd'hui.
(...)
p.24
(...)
Elle a été enterrée par un matin où une neige précoce bardassait * le monde. L'église était pleine, humide, les prières semblaient couler sur l'assemblée et les chants s'élever dans un brouillard où clignotaient des sanglots secs. Les quatre enfants de Thérèse, Jacques, Luc, Normand et Nicole, ont poussé le cercueil vers l'extérieur. Au cimetière, tout le monde se serrait comme les pingouins dans l'hiver antarctique, qui avancent à petits pas en spirale pour se réchauffer tour à tour, chacun espérant retrouver au centre la même chaleur, le même noyau, le coeur battant de la famille.
(...)
*Secouer, brasser
p.106/107
(...)
C'est une lampe qu'on garde allumée en tout temps. Près de la porte, elle éclaire les premiers pas que l'on fait dans la maison, ou accompagne ceux qu'on fait à l'extérieur. Elle est posée devant la fenêtre pour que, même de loin, on sache qu'elle veille, toute la nuit. Du fond du rang, du bout du monde, on sait que quelque chose attend, qui peut nous guider à travers les champs, hors du bois, qui chasse les peurs invisibles et les mauvais esprits. Une lumière qui permet même à ceux qu'on croyait perdus de revenir, même ceux qui étaient partis pour toujours. Ils sont nombreux à être rentrés tard, ivres, coupables, à avoir franchi le seuil pour être aussitôt pardonnés. La lampe donne l'absolution, tant qu'on veut bien revenir, tant qu'on se souvient de trouver la clé sous le paillasson, d'enlever ses chaussures, de boire une tisane pour se calmer avant d'aller dormir. Tant qu'on connaît la consigne : barre la porte, mais laisse la lampe allumée. Au cas.
(...)
p.111
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Le dégel a commencé brusquement, deux jours de soleil et le monde entier coule de partout, comme une poignée de boue qu'on essaie de serrer dans son poing. L'eau inonde les champs, les routes ; même les chevaux ont du mal à se déplacer. On dit que la neige a été plus abondante cet hiver, Alma ne l'avait pas remarqué. Il est difficile de prendre note de ces choses quand on n'a pas la permanence des objets familiers pour mesurer – à quelle hauteur arrive la neige autour de l'érable cette année, combien de fois a-t-il fallu déblayer l'entrée de la grange ...
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p.146
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Eve vide les bouteilles dans les toilettes, un geste qu'elle a déjà fait souvent et qui chaque fois la libère momentanément. Plus que l'évier, d'ailleurs. Car les toilettes possèdent un caractère définitif que l'évier n'a pas. Dans les toilettes, on élimine d'un geste résolu. Sur sa lancée, elle balance aussi les pilules qui restent au fond de flacons disparates. Elle tire la chasse, satisfaite.
(...)