"La peau de l'ours", de Joy Sorman
La peau de l'ours, Joy Sorman s'intéresse à nouveau à ce rapport de l'homme à l'animal qui, en lui ouvrant des portes fantasmatiques, lui permet d'aborder de manière romanesque l'histoire de l'humanité et la définition même de l'humain. Et elle tente encore de s'immerger à fond dans un monde qui lui est étranger en en exploitant tous les éléments. Une démarche qui lui avait réussi dans Comme une bête, fable délirante et jubilatoire retraçant sur une cadence endiablée le parcours initiatique d'un jeune apprenti boucher, mais qui s'avère peu convaincante dans ce dernier roman.
C'est que Comme une bête, perfusé par le langage technique de la boucherie, encore vierge en littérature, fut totalement galvanisé par l'inventivité de la langue. Entrer dans la peau d'un ours était sans doute beaucoup plus ambitieux et, privée du langage de l'animal - dont les grognements auraient difficilement pu renouveler la langue -, l'écriture de Joy Sorman, variant peu les temporalités et recourant trop souvent à de fastidieuses énumérations, s'avère plutôt prévisible et monotone. On trouve alors laborieux le déroulement linéaire de ce récit dépourvu d'humour. Et ceci d'autant plus que les mondes parcourus par l'auteure ayant été déjà bien explorés par d'autres, le texte essentiellement nourri de toutes ces références (1) reste sans surprise, son ancrage initial dans l'archaïsme et le merveilleux du conte semblant même curieusement avoir été un frein à l'imagination...
1) L'auteure s'est trop inspirée de l'ouvrage de Michel Pastoureau, L'ours, histoire d'un roi déchu, pour nourrir de didactiques commentaires, et nombre d'épisodes de cette aventure ursine (exhibitions tétralogiques dans les cirques, ou bêtes sauvages - dont un hippopotame très fellinien - dans la cale d'un navire, notamment ...) nous renvoient à des références littéraires ou cinématographiques plus ou moins diffuses sans jamais les transcender ...
D'emblée le prologue de ce court roman ancre ainsi le récit dans des temps immémoriaux, remontant à un mystérieux pacte originel entre les hommes et les bêtes se partageant la terre, et il reprend l'élément déclencheur initial de bien des légendes dont celle de Jean de l'ours (2): le rapt et le viol par un ours d'une jeune paysanne, dont naîtra un enfant.
Joy Sorman s'éloigne pourtant très vite de la forme du conte en passant brutalement au "je", laissant le soin à son héros hybride de relater son parcours. Et ce monologue intérieur d'un ours non doué de parole mais capable d'exprimer sensations, sentiments et pensées ne le fait jamais ressentir comme un personnage fantastique irréel qui porterait un regard neuf sur le monde des hommes. Il est pour le lecteur tout simplement un homme, même si l'auteure multiplie ses sensations olfactives et auditives – ours oblige ! Un homme qui raconte de manière assez extérieure l'histoire peu novatrice d'un ours, tout en entrant parfois dans la peau d'un homme dressé, domestiqué et assez mélancolique, pour ajouter ça et là quelques commentaires.
2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_de_l%27Ours
Vendu d'abord à un montreur d'ours puis passant de mains en mains et de pays en pays, franchissant même l'océan, cet ours affrontera sans cesse des mondes nouveaux et notamment ceux du cirque et du zoo. Une suite d'épreuves assez convenues dont ce personnage - qui décidément n'a rien d'un héros de légende - ne triomphera jamais, se contentant de les subir et traînant son mal de vivre avec résignation.
Malgré quelques moments de relation étroite à l'autre, soumise ou amicale, habilement traduits par le passage au "nous", ce "je" singulier du héros marque surtout son extrême solitude face à la foule impersonnelle des autres, des "on", jusqu'à ce qu'une autre solitude semble lui faire écho. Et c'est en sondant cette solitude extrême de l'homme dans sa nuit intérieure où palpite un monde invisible que cette histoire dont on n'attendait plus rien soudain nous touche, le livre "décollant" enfin vingt-cinq pages avant l'épilogue, grâce à une écriture poétique, authentique, semblant entrer en profonde résonance avec l'auteure. Et nous ressentons intimement le choc de cette nuit au zoo : une nuit qui «n'est pas un temps mais un espace que nous emplissons de nos cris», une «jungle acoustique» où «tous les chants de la nature s'entrelacent et se superposent». Une musique émanant d'un autre univers dépassant l'homme, échappant au monde apparent, et porteuse de salut.
La peau de l'ours est un livre à mon sens inabouti, sans doute insuffisamment mûri par une auteure s'étant, comme toujours, beaucoup documentée. Joy Sorman donne en effet l'impression de ne pas savoir vraiment où elle va - et même de finir par se débarrasser un peu expéditivement de son héros. Cette absence de vision rend alors nuisible tout ce travail de documentation préalable, la conduisant souvent à faire du remplissage. Et c'est dommage car on aurait aimé qu'elle approfondisse ce rapport dominateur trouble de l'homme à la bête, de l'homme à sa part sauvage originelle.
La peau de l'ours, Joy Sorman, Gallimard, 21 août 2014, 160 p.
A propos de l'auteure :
Joy Sorman est née en 1973. Elle a reçu le prix de Flore pour son premier livre Boys, boys, boys, et le prix François Mauriac de l'Académie française pour Comme une bête en 2013.
EXTRAITS :
Pour vous faire votre propre idée de ce long et bien laborieux prologue, lisez-le : link
p. 23/24
(le passage au "je" qui lui fait suite ...)
De moi on ne sait que faire, on n'a pas le coeur de me tuer, le tribunal ne prononce aucune sentence à mon égard, alors on me garde quelque temps au presbytère où je passe mes journées allongé dans un petit lit à barrreaux à fixer le plafond constellé de moisissures, avec pour seule distraction la visite quotidienne d'une paysanne revêche qui me nourrit de pots de crème.
Puis on me vend à un montreur d'ours, le premier qui passe dans le village, un de ces hommes qui, au début du printemps à la fin de l'automne, sillonne la région pour exhiber l'animal déchu, ravalé au rang de bête de foire.
Celui qui m'achète est un homme d'une quarantaine d'années vêtu d'un costume poussiéreux et coiffé d'un large béret élimé qui ne cache pas tout à fait son front, haut et proéminent, au centre duquel est tatoué un cafard. Il se présente au village sur une roulotte tirée par un percheron et munie d'une plate-forme arrièe sur laquelle trône une immense caisse à claire-voie. On m'y fait grimper sous la menace d'u fouet, je m'exécute de bonne grâce, heureux d'échapper à leurqs mains menaçantes, à leur brutalité, joyeux même d'être accueilli par ce voyageur qui semble me porter intérêt, qui pose la main sur le haut de mon crâne et sans crainte soulève de son pouce noir ma lèvre supérieure afin d'inspecter ma dentition. S'enquérant de mon origine et apprenant l'incroyable et cruelle histoire, le montreur d'ours ne manifeste aucune réticence à acquérir un être mi-homme mi-bête, bien au contraire il se félicite de cette bonne affaire – j'attirerai les foules.
(...)
p.126/127
(et enfin, le "décollage" ...)
(...)
Il faut attendre le noir complet, infiltré dans chaque repli du ciel, il faut attendre les étoiles comme des signaux – la voie est libre : le silence nous saisit, épais, figé comme de la glace, un manteau de silence qui nous emprisonne aussi sûrement que la banquise, ce silence comme une profonde inspiration avant le cri. Il dure peut-être quelques secondes ou de longues minutes, le temps d'un saut dans le vide, c'est un silence qui chute autant qu'il s'élève, le silence de centaines de bêtes immobiles qui se sont tues et qui attendent leur heure, qui guettent une proie indétectable et inaccessible, privées de mouvement mais prêtes à bondir, c'est le silence d'avant l'attaque, d'avant la guerre, un silence dans lequel je tente de capturer un bruit aussi infime soit-il, un craquement, un frémissement, je tends l'oreille qui se gonfle de sang, mais rien à part le tam-tam de ma respiration, le claquement humide de ma langue contre mes babines, je n'entends que mon corps prêt à expulser son chant.
Il y a donc le noir et le silence, un monde suspendu avant que ne s'élève une clameur phénoménale, que d'un seul mouvement, dans une symphonie parfaite, nous nous manifestions les uns aux autres, basculant ensemble gueule ouverte, poumons vidés, du lézard à la girafe, sans que rien ni personne ne semble avoir donné de signal de départ. Sur le silence rebondit maintenant, balle de caoutchouc contre un mur, écho contre une vallée, une multitude de voix et de vagissements, et la nuit s'emplit de cette musique : les animaux se parlent, l'air crépite de mille fréquences qui se fichent en moi comme des épines,je me résorbe dans cette obscurité sonore, j'oublie d'où je viens et la bête prolifère, elle occupe à cet instant tout mon être et c'est un soulagement. Quand le jour décline, nous reprenons enfin la main – la nuit n'est pas un temps mais un espace que nous emplissons de nos cris, nous sommes sa bande-son puissante, jamais aussi présents que fondus au noir, quand les hommes ne nous voient plus, quand nous nous dérobons enfin à leurs regards qui captent si mal nos existences.
(...)