"La petite Borde", de Emmanuelle Guattari
Dans son premier roman, La petite Borde, Emmanuelle Guattari cherche à livrer un regard d'enfant sur l'univers de la clinique de La Borde, ce célèbre établissement expérimental rompant avec la tradition d'enfermement des malades mentaux – cofondé par son père -, où elle a grandi avec ses frères et les autres enfants du personnel.
Traînant leur enfance «au milieu des adultes», «les enfants de La Borde» évoluaient avec une grande liberté dans ce foisonnant «phalanstère labordien» qui n'était pas seulement une clinique psychiatrique à «la présence fantastique», mais un château ouvert sur un parc immense, des forêts et des étangs. Un lieu à la fois tangible, concret, et doté d'un large potentiel imaginaire renvoyant aussi à l'univers des contes. Un lieu extraordinaire où se côtoyaient et se croisaient des mondes multiples...
Ce n'est pas un simple récit autobiographique mais une véritable construction littéraire emplie de fantaisie permettant à l'auteure de reconstituer cet univers avec une grande justesse de ton en restituant par petites touches juxtaposées cette perception du monde particulière à l'enfance. Ce récit romanesque racontant ces «cavalcades d'enfants» espiègles et intrépides parmi les pensionnaires et les autres adultes peuplant ce vaste domaine fait ainsi revivre, d'une écriture légère et virevoltante, concise et elliptique - mais jouant aussi sur les répétitions - tous ces mondes aujourd'hui disparus. Une écriture dont il émane de l'humour et de la tendresse et beaucoup de fraîcheur et de poésie.
Et l'auteure y rend aussi hommage à sa famille, dessinant le beau portrait en creux d'un père dont l'esprit – et même la présence - semble accompagner ce livre, et évoquant de manière émouvante et pudique une mère qui «a disparu de [sa] vie comme une bulle de savon qui éclate».
La petite Borde est un roman non linéaire, mêlant le "je" au "nous" ou au "on" collectif, qui se déroule parfois au passé - affectionnant alors particulièrement ces imparfaits qui en étirent la durée – ou, le plus souvent, dans un présent de narration plein de vivacité le rendant plus proche. Un roman qui s'apparente plus à un recueil inclassable de saynètes disparates : courts dialogues en forme de sketches théâtraux, mini nouvelles ou mini contes merveilleux – renvoyant notamment à La Petite Poucette d'Andersen -, récit onirique ou portrait en forme d'inventaire à la Prévert égrenant une émouvante litanie... Des saynètes riches de non-dits qui, bien qu'entrecoupées ça et là de quelques rares passages narratifs plus classiques où prime le regard rétrospectif de l'adulte, font surtout entendre une voix d'enfant. Mises en scène de manière efficace - leur brièveté ayant imposé à l'auteure d'en camper rapidement l'atmosphère – , elles se succèdent sur un rythme enlevé et désordonné, bondissant et bifurquant sans cesse, épousant ces folles cavalcades dans le réel comme dans l'imaginaire.
Ce roman éclaté divisé en deux parties - la seconde semblant plus faire appel à des souvenirs familiaux racontés qu'aux souvenirs directs d'un vécu - comporte ainsi vingt-deux courts chapitres dont les plus longs sont eux-mêmes fragmentés en plusieurs petites histoires, et dont les titres très concrets et quotidiens, sautant un peu du coq à l'âne, semblent pasticher les livres pour enfants.
Et ce livre apparaît finalement comme un patchwork un peu décousu et modulable, ouvert au lecteur qui en tissera le fil en rajoutant au passage ses propres morceaux d'enfance, ses pièces un peu ternies dont l'auteure a indirectement ravivé les couleurs.
Clinique de la Borde
Au-delà de cette évocation d'une célèbre aventure expérimentale indissociable du nom de Félix Guattari - philosophe et psychanalyste hors norme -, à laquelle toute sa famille fut mêlée, et d'une très juste restitution de l'univers de l'enfance, La petite Borde interroge plus largement sur les mondes dont ces enfants sont les révélateurs, sur leurs contrastes et la porosité de leurs frontières. Monde de ces "fous" que les enfants ne distinguent guère des gens "normaux" et qui leur apparaissent aussi étranges que ces adultes dont les mots les plus banals prennent à leurs oreilles une ampleur fascinante, monde de la réalité qui s'enfonce pour eux dans les profondeurs de l'imaginaire, sans compter tous ces mondes mystérieux que sont les individus dont ils observent les comportements sans en comprendre toutes les raisons.
Et l'auteure se montre très sensible à la fragilité de tous ces mondes, s'étonnant du basculement si rapide d'un monde à l'autre (du «monde de la rivière», si paisible, à celui, hostile et tumultueux, de l'incendie), de cette manière si soudaine dont les individus s'évaporent quand la mort survient :
«Comment est-ce possible? Elle était là. Elle n'est plus là. Mais où est-elle?».
La «fête» de l'enfance, comme tout, a une fin. Et ne reste plus que la mémoire qui peu à peu se perd, comme cette mémoire familiale des deux guerres qui a vu progressivement tomber dans l'oubli les souvenirs de la première, avant que ceux de la seconde, si fortement marquée par la shoah, ne s'effacent eux aussi ...
On sent chez Emmanuelle Guattari le regret de cette porosité des mondes propre à l'enfance et une certaine inquiétude à voir ces derniers insensiblement disparaître au fur et à mesure que le temps passe. Redonnant vie par la magie de la littérature à tous ces souvenirs - les siens mais aussi ceux dont elle fut la dépositaire -, elle arrive ainsi à percer «une échancrure dans l'épaisseur du réel», et à lever de manière plus durable «le voile de la disparition», à traverser cet «écran», ce «rideau de pluie» séparant les morts des vivants qui parfois s'évanouit dans un rêve ou une rêverie fugitive.
C'était là aussi, semble-t-il, le projet de ce premier roman très réussi.
(Article publié le 18/06/13 sur La Cause Littéraire)
La petite Borde, Emmanuelle Guattari, Mercure de France, juin 2012, 142 p.
A propos de l'auteure :
Emmanuelle Guattari est née en 1964. Elle a grandi à la Clinique psychiatrique de la Borde (Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher) où ses parents ont travaillé toute leur vie. Après avoir enseigné le français et l'anglais, elle se consacre maintenant à l'écriture. Son second roman, Ciels de Loire, paraîtra en août 2013 chez le même éditeur.
EXTRAITS :
Mon frère
p.14
(...)
- Saute !
- Non !
- Saute, vas-y, grouille, là, maintenant ! Après ce sera trop tard !
Je saute de la moto.
- Ben voilà ! C'est pas mal, tu as vu, tu as roulé, tu vois, comme ça, tu ne t'es pas fait mal. Tu as bien compris ? Il faut rouler sur l'épaule, c'est un truc de cascadeur. Comment ça, tu as eu peur ? Mais non. On va le refaire.
Mon frère sautait même des trains quand il manquait l'arrêt à Blois.
(...)
La Tanche
p.43/44
(...)
On l'appelait La Tanche parce qu'elle adorait nager. Elle nageait dans le Beuvron. Elle allait jusqu'à la grande bouée en Méditerranée avec une nage régulière comme une petite grenouille.
Elle était très petite. Elle avait perdu toutes ses dents. A cause de la guerre.
Sur la photo de classe de fin de primaire, on dirait qu'elle a six ans.
(...)
Le Standard
p.59
La Chauffe, c'était les Pensionnaires qui étaient les chauffeurs; le Bar était tenu par un Pensionnaire; c'était un Pensionnaire aussi qui tenait le Standard.
- Allô, La Borde, j'écoute. Ne quittez pas, s'il vous plaît, tut-tut tut-tut tut-tut tut-tut.
- Oui, vous cherchez qui ?
- Nicole Perdreau. Elle est de B.C.M.
- Qui est à l'appareil ?
- C'est sa fille.
- Ne quittez pas tut-tut tut-tut tu-tut.
- Elle n'est pas au B.C.M. J'essaie à l'Infirmerie du Château?
- Non, elle est du Rez-de-Chaussée.
Tut-tut tut-tut tut-tut.
- Ca ne répond pas. J'appelle au Parc.
Tut-tut tut-tut.
(...)
Paris-Vierzon
p.68/69
(...)
On est comme au milieu de grilles que fait la pluie.
Je ne trouve rien d'autre à lui dire que :
- Mais Papa, qu'est-ce que tu fais là ?
Il remonte son col en regardant ailleurs, il dit impatiemment en chuchotant :
- Chut, moins fort, je suis revenu incognito.
Mais Papa, enfin, tu es mort !
Il éclate de rire et fait un petit bruit méprisant :
- Pffft !
(...)
Monsieur Belin
p.91/92
(...)
Il sortait et revenait avec un grand panier en osier. Sur le seuil avec ses bottes crottées, il m'attrapait et me mettait dedans.
Je me tenais un peu avec les mains et je voyais un moment le contour de Madame Belin dans un rectangle de lumière comme une image sainte. Monsieur Belin avait près de sa maison, de l'autre côté de la route, un champ. C'est là qu'il faisait les asperges.
Le champ était tout marron (et poussiéreux en été). Des bourrelets couraient sur toute sa longueur.
Un ondoiement régulier comme une mer très ordonnée. Monsieur Belin appelait ça les rangs.
Il me disait avec son ton nasillard :
-Je te pose là et puis tu me vois.
Courbé comme une épingle à cheveu, il binait dans le rebond de terre et s'éloignait après chaque arrangement.
Je restais dans le panier toute emmitouflée, le regard rivé à l'extraordinaire rapetissement de Monsieur Belin.
Quand il était devenu trop petit, je poussais un cri bref :
-Hiiiiiiii !
(...)