La poésie de Raymond Farina (3) : "Eclats de vivre" et "Une colombe une autre"
Voici maintenant le troisième et dernier volet que je consacre à la poésie de Raymon Farina (1).
Eclats de vivre et Une colombe une autre sont les deux derniers recueils poétiques publiés par l'auteur, tous deux en 2006. D'une forme similaire - des poèmes en vers regroupés sous plusieurs parties - leur tonalité diffère, le second semblant prolonger le premier et lui apporter peut-être des éléments de réponse.
1) cf mes deux premiers articles : La poésie de Raymond Farina (1) : "Virgilianes" ...
La poésie de Raymond Farina (2) : "Anecdotes" et "Epitola Posthumus" ...
ECLATS DE VIVRE
Eclats de vivre, publié en juin 2006, est un recueil en quatre parties (2) à nouveau marqué par la gravité qui s'affirme comme une oeuvre de maturité.
Une oeuvre sans doute née de l'accumulation des désenchantements et notamment de cette nouvelle descente aux enfers du pays d'enfance du poète, l'Algérie, dans lequel il ne se reconnaît plus, de l'inadéquation de l'auteur à un monde devenu trop bruyant et impersonnel, ainsi que de son inquiétude - ravivée par l'âge - quand le terme de la vie s'approche. Face à la violence et au vacarme du monde moderne, semble s'imposer d'abord la fuite, mais vouloir se dérober serait inutile et il convient de revenir à la modestie, celle de l'«...anonyme moineau/ semblable en gris/ à ses semblables», et d'accepter la nature et le destin de l'homme, d'accepter avec humilité le chaos dont nous ne pouvons comprendre l'énigme.
Oeuvre de maturité également par sa façon de tenter "d''apaiser la dernière apocalypse" et d'aborder le tragique de l'existence avec un recul plus grand. Le poète ne recourt plus en effet seulement aux sagesses perdues de la prime enfance, à la nostalgie revigorante de ce temps fort, musical et coloré, il semble s'inscrire dans une perspective beaucoup plus large, plus mythologique et philosophique, cherchant à dépasser la tragique répétition cyclique de la vie en "roulant son rocher avec le sourire", ou à transcender les contradictions du monde en intégrant harmonieusement les contraires dans une approche mystique proche des contes et des poèmes soufis.
2)Eclats de vivre, Mascarade, Le feu vivant et L'Orient perdu
Eclats de vivre, Raymon Farina, Dumerchez, juin 2006
UNE COLOMBE, UNE AUTRE
Une colombe une autre, court recueil divisé en trois parties publié quelques mois après le précédent - en décembre 2006 - et lui faisant pendant , vient équilibrer ce monde lourd de la folie des hommes, ce "monde beaucoup trop grave", en "défendant le principe de légèreté" car , fort heureusement , le poète a "sauvé tous [ ses] oiseaux" des naufrages.
Raymond Farina, qui fut "un petit Fibel dénicheur" (3) au cours de son enfance marocaine et comprenait alors le langage de ces messagers divins, de ces «anges» qui congédient la «pesante idée du destin», n'a pas son pareil pour y évoquer les oiseaux. Et ce livre aérien, plein de vivacité et de fraîcheur, bruissant de chants d'oiseaux qui semblent voler entre les pages et dont on croit apercevoir le chatoiement fugace, est un véritable enchantement.
De mémoire d'oiseaux, après le pardon adressé par un "chasseur repenti", décrit avec une écriture toute d'élégance et de finesse ces oiseaux observés dans son enfance ou sous d'autres cieux, les surprenant en pleine action et nous éclairant de leur présence subtile.
Une colombe une autre s'attache plus aux oiseaux nés du pinceau d'un peintre ou de la plume d'un écrivain sans qu'ils en soient pour autant moins vivants, tandis que la courte Cavatine plus suggestive qu'interrogative clôt le recueil en nous faisant entendre une étrange musique céleste.
3) La vie de Fibel , Jean Paul Friedrich Richter (1811).
Dans ce récit, l' écrivain romantique allemand célèbre la vie de l'inventeur des abécédaires illustrés. Fibel , fils d'un oiseleur , amateur de livres et passionné de calligraphie invente ainsi un alphabet qui fait chanter l'écriture, où chaque lettre est illustrée d'assonances liées à l'image d'un oiseau.
(ce parallèle avec Fibel est de l'auteur lui-même , comme tous les propos - souvent tirés de son entretien avec R. Louchaert - que je signale entre guillemets en les distinguant des extraits de poèmes cités, eux, en caractères italiques colorés.)
Une colombe une autre, éditions des Vanneaux, 2007
EXTRAITS D'ECLATS DE VIVRE
Eclats de vivre
3 p. 12
Chairs en feston
au grand soleil
charniers que hument
lune &vents
fumées
que happe le néant
Sorts que lâche le noir
Morts que mâche la terre
si près du ciel des radicelles
qui boivent leur prière
Sommeil effrayé
sur les seuils
Portes forcées
Pires que loups
& bien moins qu'hommes :
ceux qui égorgent
& qui éventrent
tout ce qui dans l'ombre respire
Afflux de fange dans leur coeur
fleuve de sang dans leur sillage
thrène des mères qui devient
cette ample douleur animale
cette haine infinie
où les noms
perdent leur soleil
Le feu vivant
2 p.40
Que serais-tu sagesse
pour ceux qui ont la guerre en eux
entre eux se font la guerre
voient partout la querelle
de la semence & de la mort
du songe & des clairvoyances?
Une parole toujours neuve
sans fin & sans commencement
qu'un monde vaste vésuvien
un monde toujours neuf suscite
une essentielle Duplicité
une sibylline Harmonie
dont chacun des fragments
est soi et autre chose
est tout et conséquence
si l'on réussit à penser
que sépare tout ce qui lie
& qu'unit tout ce qui divise
EXTRAITS DE UNE COLOMBE UNE AUTRE
De mémoire d'oiseau
2, p. 18
Ton gris te va à merveille
surtout quand vient le spleen au ciel
quand tu te poses sur l'ardoise
que l'averse vient d'effacer
Au milieu du grand tintamarre
tu hasardes ta cantilène
comme un infime flux sphygmique
dans l'énorme corps de la ville
A l'instant où les nappes claquent
tu as vite fait la synthèse
des miettes qu'on éparpille avant de rejoindre les tiens
qui tout en s'ébrouant s'enfoncent
avec un discret enthousiasme
dans leur douce orgie de poussières
dans leur minuscule désert
qu'ils signeront de quelques plumes
d'empreintes à peine visibles
Une colombe une autre
2, p.39
O bleue simplicité
affirmant souveraine
l'étonnante colombe
- qui ne sera jamais
la blanche solution
d'une équation du ciel
ni ce signe que prête
à des dieux équivoques
le désorient de l'homme
ni ce bannisseur d'ombre
dont le sang est offense
à l'esprit qu'on appelle _
l'évidente colombe
dont se brise soudain
toute cage mentale
-colombe où je commence
colombe d'où j'espère
le visage & l'étrange -
la colombe de Braque
si gravement céleste
Cavatine
p.49/50
« Je ne vois pas l'oiseau
Renonçant à siffler
Dans le labyrinthe »
Eugène Guillevic
& s'il chantait
pour s'admirer
petite Narcisse
impénitent
Ou mieux encore
pour écouter
ce chant qu'éveille
en toi son chant
& s'il chantait
pour enfin naître
sauvé du blanc
& de l'attente
Ou te donner
l'occasion d'être
le temps que va
durer son chant
& s'il chantait
pour apaiser
cette panique
devant l'abyme
Ou cet effroi
devant un charme
cette splendeur
qui le subjugue
(...)