"La vie en rose", de Dominique Mainard
La vie en rose, nouvelle de Dominique Mainard "vue" par l'artiste Françoise Pétrovitch démarre comme une intrigue policière.
Arnaud, ex-étudiant en lettres au chômage s'est mis à l'écriture d'un roman noir. Pas de problème pour trouver son décor (une grande ville), son héros (un enquêteur privé), ni sa victime (une jeune femme appartenant au monde de la nuit), mais aucune idée pour imaginer l'assassin, car «il n'a pas le sens du crime» et est incapable de «comprendre ce qui peut pousser un homme à refermer ses mains sur le cou d'une femme». Un apprenti écrivain «pire qu'un mauvais flic» !
Son ami Legendre, un journaliste en accointance avec la police qui «[refourgue] des photos aux journaux» friands de faits divers, propose de l'aider.
Une jeune métisse morte par strangulation vient justement d'être découverte dans un parc. Elle travaillait dans les quartiers chauds de la ville et avait habité un vieil immeuble du voisinage. Et Legendre d'envoyer son ami enquêter sur les lieux.
C'est ainsi que la réalité rattrape cet écrivain en herbe en panne d'inspiration, Arnaud entrant dans son propre roman pour en devenir le héros et se faisant même ensuite déposséder de son histoire...
Dominique Mainard se joue des codes des romans noirs, de ces romans rassurants dans lesquels chaque énigme reçoit une explication, exorcisant peut-être ainsi la mort en l'intégrant dans une logique. Il ne suffit pas en effet de trouver l'assassin pour comprendre son geste et Arnaud découvrira toute la complexité de l'âme humaine, s'initiant en cela au métier d'écrivain. Car il ne suffit pas non plus, comme le pense Legendre, de «trouver le coupable» pour «tenir [son] bouquin».
La vie est un roman dont nous ne sommes pas l'auteur, ni noir, ni rose – puisque les rêves sont promis à la démolition. Et, en attendant l'issue fatale, on peut parfois grappiller quelques bribes de bonheur...
L'argument du livre, très habile, permet à Dominique Mainard de mêler brillamment à son intrigue policière une réflexion sur la vie et l'écriture nourrie d'un regard critique sur notre société, sur ses rêves orchestrés par les média et sa fascination morbide pour l'horreur.
L'auteure maîtrise parfaitement l'art de la nouvelle et nous conte cette histoire à la construction élaborée avec une écriture dense toute en finesse et en nuances. Elle sait alterner les rythmes et les climats, jouer des répétitions et des variations (1) et bien sûr ménager une chute inattendue. D'une plume tantôt rapide, familière et directe ou plus rêveuse et suggestive, elle laisse toujours des zones d'ombre et donne du poids aux mots les plus apparemment anodins.
Le récit commence dans une tonalité à la fois caustique et comique pour prendre très vite une dimension poétique, tendre et souriante ou douloureuse et mystérieuse. On y retrouve l'univers sensible et secret de l'auteure, son regard particulier sur l'enfance et sur le monde et les thèmes de la solitude et de la fragilité qu'elle décline avec réserve et pudeur, témoignant d'un grand respect pour ses personnages. Et plusieurs passages m'ont évoqué le climat de certaines nouvelles de l'écrivain suisse Richard Walser (2).
Un très joli texte que les encres et les dessins de Françoise Pétrovitch jouant sur le flou et les demi-teintes mais aussi sur la dureté du trait et de la couleur ne trahissent pas. L'univers de cette artiste semble même assez voisin de celui de l'auteure mais il ne m'a pas personnellement séduite au plan purement esthétique. Je suis donc malheureusement restée plutôt indifférente à ce travail pictural qui séduira peut-être d'autres lecteurs.
1) Le leitmotiv de la démolition de l'immeuble ou la reprise de ce rire dont la tonalité se transforme d'un personnage ou d'une époque à l'autre ...
2) Notamment quand l'auteure évoque ces badauds solitaires qui se regroupent soudain au sein d'un "cocon" protecteur face au spectacle d'un fait divers terrifiant
La vie en rose , Dominique Mainard vu par Françoise Pétrovitch, Les éditions du Chemin de fer, 2007, 65 p.
Biographie et bibliographie de l'auteure :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Dominique_Mainard
Présentation de l'artiste et de quelques illustrations du livre :
http://www.chemindefer.org/catalogue/dmfp_presentation/dmfp_artiste/dmfp_artiste.html
EXTRAITS :
p.9/10
(...)
A la fin d'un repas bien arrosé – il avait accepté la cigarette que Legendre lui proposait, et comme il ne fumait pas souvent il avait la tête qui tournait et le rire aussi facile que si ça avait été de l'herbe – il avait donc lâché quelques phrases, négligemment, sur ce roman qu'il s'était donné jusqu'au printemps pour finir, ajoutant que ça avançait, ça avançait bien. Legendre avait essayé de lui tirer les vers du nez il avait fini par lâcher que c'était un roman noir, mais il n'avait pas voulu dire grand chose de plus. Quand bien même il l'aurait voulu, il n'aurait pas pu. Il avait juste précisé que son héros serait un enquêteur privé, sa victime une femme, qu'elle habiterait une grande ville et travaillerait dans le monde de la nuit, une strip-teaseuse ou une prostituée. Et qui sera l'assassin ? Avait demandé Legendre, et Arnaud avait haussé les sourcils d'un air mystérieux. Si je te le dis, il n'y aura plus de suspens, avait-il répliqué – mais la vérité, c'est qu'il l'ignorait lui-même. Il n'avait pas le sens du crime, il répugnait à se l'avouer, et les cinq mois passés à éplucher les faits divers des journaux n'y avaient rien changé. Quand il essayait de comprendre ce qui pouvait pousser un homme à refermer ses mains sur le cou d'une femme, il ne parvenait pas à se l'imaginer, et il se disait que c'était un mauvais début pour un auteur de romans noirs. Son meurtrier serait-il un proxénète, un client, un tueur en série ? C'était absurde d'avoir la victime et le décor sans réussir à trouver qui pouvait être l'assassin, comme si un écrivain pouvait être pire qu'un mauvais flic.
(...)
p.13/14
(...) La bruine avait presque cessé, il ne restait dans l'air qu'une humidité aux odeurs de mousse et de sous-bois. Les spectateurs se pressaient derrière le ruban de plastique dans une immobilité tiède et Arnaud se sentait presque bien; c'était la première fois qu'il approchait d'aussi près la scène d'un crime et il découvrait le silence ponctué de chuchotements, l'étrange complicité de la foule, cette fascination morbide, la crainte presque superstitieuse, l'espoir aussi que se soulève un coin de la bâche grise, dévoilant une main, une jambe.
Legendre s'était éloigné; Arnaud l'entendait murmurer à quelques mètres, aller d'un badaud à l'autre. Au bout de deux ou trois minutes son ami fut de retour, saisit son bras et l'entraîna un peu à l'écart. J'ai eu des infos, dit-il à mi-voix, c'est une gamine, une métisse de dix-sept ou dix-huit ans, Layla M. , elle a grandi ici mais elle habitait avec un type depuis un an. Elle dansait le soir dans une boîte des quartiers chauds et on dit qu'elle couchait avec les clients. Elle est morte étranglée. Tu vois, tu l'as ton sujet, reprit-il en s'animant, il suffit de trouver le coupable et tu tiens ton bouquin.
(...)