"Le canard sauvage", de Henrik Ibsen
Le canard sauvage d'Henrik Ibsen, programmé du 10 janvier au 15 février 2014 au Théâtre national de la Colline dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig, s'appuie sur une nouvelle traduction d'Eloi Recoing disponible chez Actes Sud-Papiers.
C'est l'occasion de redécouvrir cette pièce magistrale du dramaturge norvégien qui semble s'inscrire dans la lignée de Brandt – auquel répond l'intransigeance dogmatique de son héros - et de Peer Gynt, que rappelle le basculement constant vers l'imaginaire de ses quatre derniers actes. C'est une pièce ironique et désabusée dont la noirceur implacable et la complexité semblent le reflet des contradictions et de l'évolution de l'auteur, de ses rêves et de ses désillusions.
Gregers Werle, issu d'un milieu bourgeois qu'il rejette et homme solitaire épris de liberté et d'absolu, s'est exilé pendant quinze ans dans les forêts sauvages du nord du pays. Revenu dans sa ville natale, il découvre lors d'une fête donnée chez son père, le rôle joué par ce dernier dans le sort injuste fait à la famille de son ami d'enfance Hjalmar Ekdal qui s'est effondrée dans la misère et dans la honte de la condamnation infligée au vieil Ekdal, l'ancien associé de son père. Ayant pris de plus connaissance des secrets inavouables fondant le bonheur simple mais harmonieux d'Hjalmar, de sa femme Gina et de leur fille Hedvig, il se sent investi d'une mission : celle de sauver son ami qui ignore tout de ces mensonges, de ces failles sur lesquelles il a bâti son existence. Nul doute à ses yeux que ce poète, cette personnalité d'envergure réduite à faire le photographe, saura affronter la vérité et reconstruire sa vie sur des bases saines.
Mais, dès le premier acte exposant les éléments essentiels de l'intrigue et présentant les principaux personnages avec une dérision caustique, nous savons que cette entreprise est vouée au malheur et que l'on s'achemine vers une tragédie...
Dans cette pièce où tout est symbole, où le moindre détail a son importance, la configuration-même de l'appartement de Werle dans lequel se joue le premier acte, cette opposition qui s'affirme entre les pièces de réception, élégantes et lumineuses, que l'on gagne par de larges portes à double battant et les bureaux mystérieux accessibles par une petite porte dérobée, annonce l'affrontement de l'apparence mensongère et de la sombre et complexe réalité. Une dualité que l'on retrouve, transposée, dans le modeste logis des Ekdal où se dérouleront dès le lendemain en un temps resserré les quatre actes suivants.
Ce logis est en effet doté d'un étrange grenier, « un monde en soi» empli de livres d'images et de toutes sortes d'objets hétéroclites, séparé du reste de la maison par une porte coulissante. Abritant de plus un canard sauvage, une sorte d'Albatros déchu réduit, après avoir été blessé et arraché à la vase, à survivre au milieu des lapins et des poules, cette soupente étriquée se transforme en forêt fantastique où viennent se réfugier les rêves d'Hedvig et les délires de son grand-père qui y chasse au pistolet.
Et ces habiles métaphores de l'imaginaire et de la condition humaine donnent a la pièce d'Ibsen une dimension poétique et mythique faisant échapper sa critique de l'ordre bourgeois à tout naturalisme.
L'auteur plonge dans le marécage de nos vies et dans les dédales de notre inconscient. Dans cette pièce où se succèdent les révélations, les personnages voient mal et ne supportent pas la lumière, au propre comme au figuré. Et si certains ont menti sciemment comme le vieux négociant Werle ou son ancienne maîtresse Gina, ce ne sont pas pour autant les pires. Tous sont malades; ils vivent dans le mensonge et l'illusion mais sans forcément le savoir. A commencer par Gregers qui se trompe sur son ami, bien loin de mériter son admiration, comme sur ce qu'était le vieil Ekdal, mais aussi sur lui-même. Quant à la jeune Hedvig qui sera sacrifiée à cette folie de vérité, à cette «fièvre de probité», elle incarne au moins l'innocence.
L'idéal de pureté ne pourra se substituer aux hypocrisies bourgeoises car l'homme ne peut vivre sans illusion. Et les trois personnages d'Hedvig, de Gregers Werle et du docteur Relling, débauché alcoolique et cynique qui, convaincu de la faiblesse humaine, revendique «le mensonge vital» comme seul remède garantissant le bonheur à ses patients, semblent retracer les étapes du cheminement d'Ibsen lui-même. Un auteur insatisfait et tourmenté qui n'est sans doute pas loin de penser, comme le conclut Relling, que «la vie pourrait avoir du bon pourtant si seulement nous avions la paix avec cette meute de créanciers qui frappent à notre porte et viennent nous réclamer la dette envers l'Idéal».
( Article publié sur La cause littéraire le 09/01/14)
Le canard sauvage (Vildanden, 1884), Henrik Ibsen, traduit du norvégien par Eloi Recoing, Actes Sud–Papiers, 1er janvier 2014, 130 p., 19 €
A propos de l'auteur et du traducteur :
Henrik Ibsen est né en Norvège en 1828. D'abord préparateur en pharmacie, il s'installe à Christiana (Oslo) où il découvre la poésie et le théâtre. Il voyage beaucoup de 1851 à 1857 puis devient directeur artistique du théâtre de Christiana et épouse une féministe passionnée qui exercera une influence déterminante sur sa création. En 1864, il quitte la Norvège, habite successivement dans plusieurs grandes villes d'Europe puis se fixe à Rome entre 1880 et 1885. Il revient définitivement en Norvège en 1891 et s'y consacre à l'écriture. Il meurt en 1906.
Né en 1955, Eloi Recoing est dramaturge et traducteur. Il enseigne la marionnette au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique de Paris et dirige le Théâtre aux Mains Nues dans le 20ème.
EXTRAITS:
Acte III
p.60/61
(...)
GREGERS
Alors vous avez du temps pour autre chose. Et là-dedans, c'est comme un monde en soi, là – j'imagine ?
HEDVIG
Un monde en soi, oui. Et puis il y a tant de choses étranges.
GREGERS
Ah bon ?
HEDVIG
Oui, il y a de grandes armoires avec des livres dedans; et dans beaucoup de ces livres il y a des images.
GREGERS
Ah ah !
HEDVIG
Et puis il y a un vieux secrétaire avec des tiroirs et des abattants, et une grosse pendule avec des figurines qui apparaissent. Mais cette pendule ne marche plus.
GREGERS
Le temps s'est donc arrêté là-dedans – chez le canard sauvage.
HEDVIG
Oui. Et puis il y a de vieilles boites de couleurs et des choses comme ça; et puis tous les livres.
GREGERS
Et ces livres, vous les lisez ?
HEDVIG
Oui, quand j'y arrive. Mais la plupart sont en anglais; et je ne comprends pas. Alors, je regarde les images. Il y a un très gros livre qui s'appelle Harrysons History of London; il a au moins cent ans; et dedans, il y a plein d'images. Sur la couverture, on voit la mort avec un sablier et une jeune vierge. Ca fait peur. Mais il y a aussi toutes les autres images avec des églises et des châteaux et des rues et de gros bateaux qui vont sur la mer.
GREGERS
Mais dites-moi, d'où vous viennent toutes ces choses étranges?
HEDVIG
Autrefois vivait ici un vieux capitaine de bateau, et c'est lui qui les a apportées. On l'appelait "le Hollandais volant". Et c'est drôle, parce qu'il n'était pas du tout hollandais.
GREGERS
Ah bon?
HEDVIG
Non. Mais il est parti finalement; et il a laissé tout ça.
GREGERS
Ecoutez, dites-moi – quand vous restez là à regarder ces images, vous n'avez pas envie de partir et de voir le vaste monde pour de bon ?
HEDVIG
Oh non! Je veux toujours rester à la maison pour aider papa et maman.
GREGERS
A retoucher des photos ?
HEDVIG
Non, pas seulement. Je voudrais surtout apprendre à fabriquer des images comme celles qu'il y a dans le livre anglais.
(...)
Acte V
p.110/11
(...)
GREGERS
(Indigné). C'est de Hjalmar Ekdal que vous parlez ?
RELLING
Oui, avec votre permission; car telle est, au dedans, cette idole devant laquelle vous vous prosternez.
GREGERS
Je ne pensais pas être aveugle à ce point.
RELLING
Oh si, ou peu s'en faut. Parce que vous êtes un homme malade, vous aussi, voyez-vous.
GREGERS
En ça, vous avez raison.
RELLING
Hé oui. Ce dont vous souffrez est compliqué. D'abord il y a cette fâcheuse fièvre de probité; et puis, pire encore - vous divaguez constamment en proie à votre délire d'adoration; constamment vous avez besoin d'admirer quelque chose en dehors de vous.
GREGERS
Absolument, c'est en dehors de moi qu'il faut que je cherche.
RELLING
Mais vous vous trompez drôlement sur ces grosses mouches merveilleuses que vous croyez voir et entendre autour de vous. Vous voilà de nouveau entré dans le taudis de pauvres gens avec votre dette envers l'Idéal; il n'y a personne de solvable dans cette maison.
GREGERS
Si vous n'avez pas une plus haute opinion de Hjalmar Ekdal, quelle joie pouvez-vous trouver à le fréquenter si souvent ?
RELLING
Mon Dieu; j'ai honte de le dire mais je suis censé être médecin; et il faut bien que je m'occupe des pauvres malades dans la maison que j'habite.
GREGERS
Ah tiens! Hjalmar Ekdal aussi est malade ?
RELLING
Les gens sont presque tous malades, malheureusement.
GREGERS
Et quel traitement appliquez-vous à Hjalmar ?
RELLING
Mon traitement habituel. Je m'arrange pour entretenir en lui le mensonge vital.
GREGERS
Le mensonge vital ? J'ai sans doute mal entendu ?
RELLING
J'ai bien dit le mensonge vital. Parce que le mensonge vital, c'est le principe stimulant, voyez-vous.
GREGERS
Puis-je vous demander quel est ce mensonge vital que vous avez inoculé à Hjalmar?
RELLING
Pas question; je ne révèle pas de tels secrets à des charlatans. Vous seriez capable de me le gâcher encore plus. Mais la méthode est éprouvée. Je l'ai appliquée à Molvik également. Lui, je l'ai rendu "démoniaque" . Voilà le fer brûlant que j'ai posé sur son cou.
GREGERS
Il n'est donc pas démoniaque ?
RELLING
Que diable veut dire être démoniaque ? C'est juste une ineptie que j'ai trouvée pour lui sauver la vie. Si je ne l'avais pas fait, ce pauvre bougre aurait succombé au désespoir et au mépris de lui-même depuis bien des années. Et le vieux lieutenant, donc! Mais lui, en vérité, a su trouver le traitement tout seul.
GREGERS
Le lieutenant Ekdal ? Comment ça ?
RELLING
Oui, que dites-vous de ce chasseur d'ours qui se balade dans cet obscur grenier pour traquer des lapins ? Il n'y a pas au monde chasseur plus heureux que lui, pauvre vieux, quand il peut s'éclater là-dedans au milieu de tout ce fatras. Les quatre ou cinq arbres de Noël desséchés quil a gardés, c'est pour lui la vastre et fraîche forêt de Hoydal tout entière; le coq et les poules, ce sont de grands oiseaux perchés à la cime des sapins; et les lapins qui vont clopin-clopant sur le plancher, les ours auxquels il s'affronte, lui, le fringant vieillard habitué au grand air.
GREGERS
Le malheureux, le vieux lieutenant Ekdal, oui ! Il a certainement dû en rabattre, de ses idéaux de jeunesse.
RELLING
Tant que j'y pense, monieur Werle junior, n'employez plus ce mot étranger : "idéal". Nous avons le bon vieux mot norvégien : "mensonge".
(...)