"Les lignes de ta paume", de Douna Loup

Publié le par Emmanuelle Caminade

  Les lignes de ta paume

Les lignes de ta paume, deuxième roman de Douna Loup (1), est le fruit d'une rencontre avec Linda Naeff (2), une artiste suisse autodidacte dont les peintures et les sculptures relèvent de l'art brut et de l'expressionnisme.

On avait en effet demandé à l'auteure (3) de contacter la vieille dame fantasque de quatre-vingt-cinq ans pour écrire un petit document sur cette artiste qui emplit son appartement genevois de ses multiples créations avec une énergie stupéfiante pour son âge. Mais après de nombreuses entrevues, c'est un roman qui est sorti de leurs conversations. Pas une biographie romancée mais bien un objet littéraire : l'hommage d'un jeune écrivain fasciné par l'énergie créatrice d'une vieille femme.

1) Son premier roman L'embrasure (Mercure de France, 2010) fut très remarqué : Prix Thyde Monnier, Prix Schiller Découverte, Prix Michel Dentan, Prix René Fallet, Prix Biblioblog, Prix Senghor du premier roman francophone

2) Voir le site de l'artiste : http://lindanaeff.populus.org/

3) Information tirée, comme beaucoup d'autres par la suite,  d'une rencontre avec l'auteure venue présenter son roman au Café littéraire de Sainte-Cécile-les-Vignes en novembre dernier. On peut voir un extrait de son intervention ici : http://calibo.free.fr/accueil.html

Douna Loup a reconstruit la vie de son héroïne à partir de quelques faits réels précis délivrés par son interlocutrice de manière un peu anarchique, tentant de retrouver un fil logique pour comprendre cette créativité soudaine apparue à l'âge de soixante ans, tout en voyageant à travers le siècle tourmenté qui l'a vu naître.

Deux grandes parties structurent son récit, la troisième semblant échapper quelque peu au roman. La première raconte une enfance triste et douloureuse auprès d'une mère dépressive et suicidaire, plombant, enfermant un profond désir de vivre qui ne peut s'exprimer que dans un «sommeil magique», dans des rêves colorés où Nelly, comme on l'appelait alors, laisse libre cours à son imagination la plus folle. Une période s'achevant à 14 ans par un choc brutal qui la plonge dans le silence et transforme ses rêves en cauchemars.

La seconde retrace la vie de la femme taiseuse, effacée - celle de Linda désormais puisque Nelly est morte -, jusqu'à sa libération soudaine. Un atelier d'expression libre lui permet en effet de sortir tardivement de sa prison en transformant et recyclant sa vie dans ses oeuvres, son feu ayant  «enfin trouvé à devenir matière». Quant à la dernière partie qui se résume à deux lignes à peine, l'auteure semble y indiquer qu'elle s'écrit hors du livre puisqu'à cet âge avancé l'artiste «existe si fort»...

 

Très vite, la forme narrative s'est imposée à Douna Loup : deux voix et une "adresse" - que l'on retrouve dans le titre - traduisant une dynamique et une proximité, aussi bien entre les deux femmes qu'entre le passé et le présent. Et ce "tu" permet en effet de tisser d'emblée  un lien très fort entre ces deux voix qui alternent dans chaque chapitre.

La voix principale de l'écrivain s'adressant à son héroïne déroule ainsi,  au présent de narration,  un  fil chronologique partant de sa naissance et s'arrêtant à sa "renaissance". Elle tente de faire sourdre toute cette énergie contenue, enfermée dans la banalité de l'horreur et de la douleur, de l'exprimer en la magnifiant par une écriture littéraire, poétique et très musicale qui déstructure et réinvente les mots habituels, qui joue sur les répétitions et les refrains, donnant puissance et rythme au texte.

En contrepoint de cette voix revivifiant le passé, la parole orale, spontanée et un peu décousue (mais écrite elle aussi, scandée par un même balancement musical)  de la Linda réelle commente son présent d'artiste et de femme avec quelques incursions rapides dans son passé (marquées alors par un changement de temporalité). Une alternance qui renforce le rythme dansant du récit. Et ce "je" se pare de caractères italiques pour bien se distinguer du "je" de la narratrice qui parfois le remplace (ou de son "tu" s'inscrivant également dans le présent de leur relation).

Avec cette adresse qui «abolit les distances» et ce présent vibrant, avec cette langue qui transcende le passé gris et pesant par la musique de ses mots, Douna Loup semble offrir à Linda Naeff son enfance volée et ses silences d'adultes en redonnant des «couleurs» et des lumières, des sons et des odeurs  à ce monde mort auquel seuls les bruits de la guerre  apportaient à l'époque un peu de vie. Transmutation de l'écrivain qui paraît rejoindre la démarche de l'artiste, y ajoutant sa propre voix. Ce livre est ainsi un condensé d'énergie, celle de Linda Naeff dont on comprend la «colère» de vivre qui lui fait «fracasse[r] les couleurs» sur ses toiles. Mais aussi celle de l'auteure, cette énergie plus gourmande et sensuelle, cette «sève»  puisée dans son amour de la nature, dans cet été qui la «subjugue», qu'elle semble prêter à son héroïne.

 

Les lignes de ta paume : un livre stimulant  dont la beauté de l'écriture séduit,  et un jeune écrivain à suivre ! On attendra donc avec impatience le prochain roman de Douna Loup qui devrait se dérouler à Madagascar avec un sujet la laissant plus libre sur le plan de l'imaginaire...

 

d Lou a kaouaz écureuil 009

Les lignes de ta paume, Douna Loup, Mercure de France, juin 2012, 170 p.

 

A propos de l'auteure :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Douna_Loup

 

 

EXTRAITS :

 

I

Chapitre 1

p.13

   Tu me dis que tu n'as pas de pays, pas de patrie, pas de religion, que tu n'as pas eu vraiment de soeurs, même si vous étiez cinq, que tu n'as pas eu de parents malgré leur présence, pas connu l'amour, pas connu la norme, que tu es née prématurée, déjà en marge, déjà un monstre, ta mère te l'a répété, un petit monstre d'un kilo deux qu'elle devait emballer de ouate, comme une cultivatrice aurait couvé de terre un oignon pour qu'il pousse. De toi on attendait encore le développement des ongles, la croissance des lobes d'oreilles et la percée de quelques cheveux. Et puis ta mère devait t'emmener à l'hôpital pour des séances d'ultraviolets, t'asséner ta dose de soleil pesé et c'est à cause de toi qu'à force de séances à te tenir contre elle, elle a eu le cou grillé, rouge, la gorge d'un dindon.

   (...)

chapitre 6

p.36

    Je suis une grand-mère sur patins à roulette.
   J'avance, je fonce, je ne m'arrête pas une seconde. Peut-être que si je m'arrêtais, je tomberais. Peut-être que si je ralentissais, mon coeur aussi ralentirait dans une lente asphyxie. Peut-être que l'effort, le travail, la vitesse me tiennent lieu de moteur, de ronron dans les veines, que les pinceaux sont mes meilleures jambes et la fatigue ma plus tendre amie.

   J'ai vu aujourd'hui ton long regard dans ce café de la rue Carl-Vogt quand pendant deux heures je t'ai conté ma vie. J'ai vu tes yeux accumuler l'histoire, tes yeux fondre sur moi, tes yeux plonger dans mon thé noir.
   Je ne décille pas de toi, je ne désalive pas de paroles, je ne taris jamais de mots. Le passé délivre entre nous sa masse. Tu prends des notes dans un grand cahier, tu ne prends pas de sucre dans ton thé, moi non plus, je suis en pleine tristesse, tu le vois mais tu n'y peux rien, je te raconte mille atrocités et tu acquiesces de ton petit menton.

   (...)

 

Chapitre 12

p.57/58

    (...)

    Le corps de l'été te subjugue. Tu es amoureuse de ses mains d'herbe.
   Le corps de l'été a de quoi te faire tourner le sang. Tu caresses ses pieds   d'air chaud. Le corps de l'été a glissé en toi une petite ivresse de saison.

   Tu t'acoquines de sa lumière tardive. Tu n'aimes pas les garçons qui pouffent dans les buissons, tu aimes les buissons et leur masse opaque, tu aimes les nuits étoilées qui attendent. Tu aimes les orages oranges par la lucarne.

   Tu n'aimes pas les histoires d'amoureux qui chuchotent. On ne t'a jamais fait rêver au prince, tu ne connais pas les belles histoires, celles qui poussent dans les livres d'images, tu ne comprends pas ces filles qui deviennent roses. Tu comprends le désir des champs, celui qui pointe son dard de papillon, tu comprends la lutte du coeur pour se désensorceler de toutes ces odeurs imbriquées. Blés, menthe, terre chaude, eau froide, blés , tournesols, fientes de poules, fumier répandu après les labours, blés, menthe, tartes au four et confitures.

   (...)

 

II

Chapitre 5

p.119

* 

   Il pleut et je t'écoute dans mon téléphone. Les gouttes roucoulent sur le toit, ta voix chante, ta voix froisse, froisse, froisse l'air entre mon oreille et le combiné. Tes nouveaux tableaux se succèdent, je ne les ai pas vus et je tente avec ce que tu m'en dis d'imaginer les coloris, les formes, l'agencement de l'ensemble. Tu peins des médecins, des seins coupés, des femmes ouvertes. L'eau tombe pour brouiller le dehors. J'écoute le bruit affolant de l'averse.

   Tu me laisses, tu raccroches et je regarde au travers des gouttes sur la vitre les larmes de sang d'une vieille dame à l'énergie aussi vive et tonitruante que le tambour des pluies.

*

 

 

 

Publié dans Fiction

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