"Lettre d'une inconnue", de Stefan Zweig

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Lettre d'une inconnue", de Stefan Zweig

Lettre d'une inconnue, nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1922 – 1927 dans sa version française - est sans doute l'une des plus connues en France où elle fut immortalisée au cinéma par Max Ophüls en 1948. C'est aussi, sur le plan purement littéraire, une excellente illustration du génie de cet écrivain autrichien, résidant tant dans son talent, nourri de psychanalyse freudienne, à décrire la psychologie de ses personnages que dans sa maîtrise de la composition. Deux qualités qui se reflètent dans un style au vocabulaire certes simple mais jouant en profondeur sur les réseaux sémantiques et, avec une grande musicalité, sur les rythmes.

Sylvie Howlett nous en propose une nouvelle traduction venant moderniser celle de l'édition française initiale de Alzir Hella et Olivier Bournac reprise par bien des éditions par la suite (1) tout en s'avérant plus fidèle à l'auteur. Et, comme de coutume dans cette collection destinée aux scolaires, elle l'accompagne d'une présentation et d'un "après texte" proposant des pistes d'analyse pour en approfondir la compréhension, ainsi que d'un "groupement de textes" divers en enrichissant l'approche grâce à de pertinents rapprochements.

1) Cette traduction n'a véritablement été abandonnée qu'en 2013, dans l'intégrale de l'oeuvre de l'écrivain aux éditions La Pléiade, ainsi que par les éditions du livre de poche dans leur collection jeunesse qui, après avoir soustrait la Lettre d'une inconnue d'un recueil Amok déjà très amputé, la publient enfin dans une nouvelle traduction.

 

Il faut rappeler que cette nouvelle fut postérieurement incluse par l'auteur dans son recueil Amok (1927) qui regroupait au total cinq nouvelles autour du thème de ces passions qui consument une vie; lequel, précédé d'un sonnet en donnant la tonalité, fut le deuxième volume des trois qui en 1931 vinrent composer un cycle de nouvelles intitulé "La chaîne". Et cette récente édition n'omet pas de relier cette nouvelle à son thème ni de nous offrir ce trop rare sonnet qui ne fut édité en France qu'en 1991. Deux clés de lecture à mon sens fondamentales car il apparaît alors clairement que la passion fatale dont nous suivons la progression dans cette Lettre d'une inconnue n'est qu'un instrument, celui qui nous conduit dans le «gouffre» de la solitude humaine, dans ce «monde souterrain» obscur, inconnu des autres, où se trouve l'essence de notre être :

«Alors, enflamme-toi! Seulement si tu prends feu,

Tu pourras connaître le monde au fond de toi»

Et l'individu par ce secret semble relié au mystère fascinant de l'univers, à «l'Invisible» dont la mort ouvre la porte, laissant passer «le souffle froid d'un autre monde». Ne lui reste alors, comme à l'héroïne, qu'à se soumettre à ce destin qui l'enchaîne.

 

Enchâssée dans un récit-cadre, cette lettre-confession qui retrace une vie dédiée à un homme en cinq étapes introduites par un leitmotiv funèbre sonnant comme un glas, s'apparente à une tragédie en cinq actes encadrée par les courts prologue et épilogue d'un narrateur extérieur.

C'est l'histoire de la passion amoureuse monomaniaque, insensée, d'une enfant de treize ans pour R., son voisin d'immeuble, un charmant et nonchalant romancier dont elle perçoit d'emblée la dualité, la face claire et la face sombre ignorée. L'histoire d'un amour absolu n'exigeant aucun retour, celle d'un être innocent confiné dans l'attente muette d'être un jour remarqué, sauvé par son Dieu.

Et l'écrivain remarquera la jeune fille mais ne lui offrira que quelques nuits d'amour vite oubliées, comme cette heure qu'il demandera bien plus tard à la femme, sans jamais la reconnaître. Quand son fils, né de leur première union et lui aussi inconnu, meurt de la grippe, lui qui, «élevé» jusqu'à son père aurait pu un jour obtenir le salut, elle se décide enfin à parler, à écrire à cet homme. Terrassée à son tour par la fièvre, elle lui révèle ainsi le don de sa vie dans un volumineux testament devant lui parvenir après sa mort, et dont l'en-tête, «A toi, toi qui ne m'as jamais connue», résonne comme un «appel». Un appel au souvenir de cette «première nuit d'amour» commémorée à chacun des anniversaires de R. par un envoi anonyme de roses que la lettre vient cette année remplacer.

 

On est intéressé par l'analyse de Sylvie Howlett qui voit dans le "Tu", le héros de ce récit enchâssé, sans pour autant la suivre et penser qu'il préfigure le procédé de Michel Butor dans La Modification - dont le personnage central est le "vous". Car chez Butor il s'agit du point de vue d'un narrateur extérieur se focalisant sur son héros de manière à ce que le lecteur s'identifie à lui, alors que, dans une lettre, la fréquence du "tu" n'a rien de surprenant. Le personnage principal de ce récit rédigé à la première personne, même s'il s'adresse à un "tu" vénéré omniprésent, est plutôt à mon sens l'héroïne dont le "je" s'avère bien plus envahissant. C'est en effet celui d'une jeune femme qui espéra toute sa vie en silence une reconnaissance (cf la très forte récurrence du leitmotiv de la non-reconnaissance) et ose enfin la demander. Une demande de reconnaissance posthume pour le salut de son âme après sa mort :

«c'est ma première et ma dernière demande ... à chacun de tes anniversaires, prends des roses et mets les dans le vase ... comme d'autres font dire une messe une fois l'an».

 

La narration, hâtive, fébrile, intense, est marquée par l'urgence et l'importance que revêt cette lettre pour l'héroïne. Les phrases sont très fortement scandées par une ponctuation haletante hachant sans cesse un texte souvent coupé de courtes incises. De nombreux points d'interrogation et d'exclamation traduisent le tourment et l'exaltation de la narratrice tandis que des répétitions et des reprises à caractère obsessionnel viennent donner de l'élan à cette écriture survoltée.

Et la traduction rend parfaitement la vivacité de cette écriture, respectant la fluidité voulue par Stefan Zweig entre les cinq étapes du récit dont elle accélère le déroulement. Fidèle au langage de l'auteur, elle recherche la simplicité d'une langue orale correcte, mais en aucun cas soutenue, en gommant notamment ces imparfaits du subjonctif incongrus et quelques tournures trop littéraires. Elle redonne surtout son esprit à ce prologue capital altéré par les premiers traducteurs, le ramenant aux deux paragraphes qui soulignaient la coïncidence essentielle de la date anniversaire de l'écrivain et de sa réception de cette lettre-«manuscrit», et supprimant le terme «épigraphe» néanmoins mal venu pour restaurer son sens d'"appel" à "Anruf", sans oublier de rétablir les répétitions indûment supprimées ni d'effacer une connotation "machiste" maladroite que ne recèle pas le texte initial (2).

Pour toutes ces raisons, on ne peut que se réjouir de cette nouvelle publication de Lettre à une inconnue par les éditions Magnard. Un ouvrage qui fera notamment comprendre aux lycéens, mais aussi à tout lecteur, qu'en littérature la forme, profondément signifiante, sublime l'histoire racontée.

2)«in fremder, unruhiger Frauenschrift» fut traduit initialement par «d'une écriture agitée de femme» (!) et on lui préfère amplement «d'une écriture féminine, inconnue et nerveuse» ...

 

 http://www.lefigaro.fr/medias/2014/04/15/PHOf488ea40-c4a8-11e3-bd7f-65f2c94c5246-805x453.jpg

Lettre d'une inconnue, Stefan Zweig, nouvelle traduction française de Sylvie Howlett, Magnard, collection Classiques & contemporains, juin 2014, 96 p.

 

A propos de l'auteur :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Stefan_Zweig

 

A propos de la traductrice :

Sylvie Howlett est titulaire d'une maîtrise de russe et d'un DEA de littératures comparées et a fait une thèse de doctorat sur Dostoïevski et Malraux. Elle enseigne les lettres dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Traductrice et essayiste, elle a traduit de nombreux livres du russe et plus occasionnellement certains textes de l'allemand ou de l'anglais.


 

EXTRAITS :

p.15

Comme T., le célèbre romancier, rentrait à Vienne au petit matin après trois jours passés dans la fraîcheur des montagnes, il s'acheta un journal à la gare et, jetant un bref coup d'oeil à la date, se rappela que c'était le jour de son anniversaire. Le quarante et unième, calcula-t-il aussitôt et ce constat ne lui fit ni chaud ni froid. Il feuilleta rapidement les pages bruissantes du journal et rentra chez lui en taxi. Le domestique lui annonça deux visites et quelques appels téléphoniques en son absence, puis lui apporta le courrier sur un plateau, le courrier accumulé. Il le consulta avec nonchalance, ouvrit quelques enveloppes dont l'expéditeur l'intéressait ; il mit de côté une lettre dont l'écriture lui était inconnue et qui lui paraissait trop volumineuse. Entre-temps, le thé avait été servi ; il s'installa confortablement dans son fauteuil, parcourut encore une fois le journal et quelques revues ; puis il s'alluma un cigare et saisit la lettre mise de côté.

Il y avait une bonne vingtaine de pages, hâtivement rédigées d'une écriture féminine, inconnue et nerveuse : un manuscrit plus qu'une lettre. Machinalement, il palpa encore une fois l'enveloppe pour vérifier s'il n'y avait pas un mot d'accompagnement qu'il aurait oublié. Mais elle était vide et ne portait, pas plus que les feuillets, ni adresse de l'expéditeur, ni signature. Bizarre, pensa-t-il, et il reprit la lettre. «A toi, toi qui ne m'a jamais connue», figurait comme un appel, un titre, en haut de la page. Intrigué, il fit une pause ; était-ce pour lui ou pour un être imaginaire ? Sa curiosité fut piquée. Et il commença à lire :

 

Mon enfant est mort hier – pendant trois jours et trois nuits j'ai lutté avec la mort pour sauver cette tendre petite vie ; pendant quarante heures, alors que la grippe faisait trembler son pauvre corps fiévreux, je suis restée à son chevet. (...)

 

p.41

(...)

Tu ne m'avais pas reconnue, ni alors, ni jamais, jamais tu ne m'as reconnue. Comment puis-je te décrire, aimé, la désillusion de cette seconde – c'était la première fois, alors, que je subissais ce destin de ne pas être reconnue par toi, destin qui m 'a accompagnée toute ma vie et avec lequel je meurs : non reconnue, à jamais non-reconnue de toi. Comment te la décrire, cette désillusion ! Car vois-tu, durant ces deux années à Insbruck, où je ne cessais de penser à toi et ne faisais rien que songer à nos retrouvailles à Vienne, j'avais forgé, selon mon humeur, les hypothèses les plus cruelles comme les plus heureuses. Tout était, si je puis dire, rêvé de bout en bout ; dans les moments les plus sombres, je m'étais figurée que tu me repousserais, me mépriserais comme étant trop insignifiante, trop laide, trop insistante. Toutes les formes de ton rejet, de ta froideur, de ton indifférence, je les avais parcourues dans des visions passionnées – mais même dans mes heures les plus sombres, dans la conscience la plus aiguë de ma nullité, je n'avais osé envisager celle-là, ce comble de l'horreur : tu n'avais pas eu la moindre idée de mon existence. Aujourd'hui, je comprends bien -oh ! Tu me l'as suffisamment appris – que le visage d'une jeune fille, d'une femme peut être quelque chose de très changeant pour un homme, parce qu'il n'est généralement que le miroir d'une passion, d'une candeur ou d'une fatigue et qu'il s'efface aussi vite qu'un reflet dans un miroir : un homme peut donc oublier plus vite le visage d'une femme, car l'âge y fluctue avec les ombres et la lumière et la toilette l'encadre différemment, d'une fois sur l'autre. Celles qui se résignent, ce sont elles les vraies sages. Mais moi, jeune fille d'alors, je ne pouvais pas encore concevoir ta capacité d'oubli car, je ne sais comment, à m'occuper constamment et excessivement de toi, j'avais conçu la folie de croire que toi aussi tu devais souvent penser à moi et m'attendre ; comment aurais-je pu encore même respirer, avec la certitude que je ne t'étais rien, que jamais aucun souvenir de moi ne venait t'effleurer ! Et ce réveil devant ton regard, qui me montrait que rien en toi ne me connaissait, qu'aucun fil de mémoire ne reliait ta vie à la mienne, c'était pour moi une première chute dans la réalité, Un pressentiment de mon destin.

(...)

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U
Bonjour, j'ai adoré ce livre moi aussi, j'aime bien l'auteur, et je trouve que ce livre est une très belle histoire d'un amour lucide.<br /> Unebibliophile.
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H
<br /> Encore une fois toute ma gratitude - et pour l'analyse et pour l'insertion de mon commentaire modalisant l'interprétation. La qualité de votre lecture m'impressionne, non parce que j'en bénéficie<br /> (enfin, si, tout de même), mais parce que vous percevez toutes mes intentions (analyse et traduction) - et dieu sait si les contraintes de publication ne permettent pas toujours de les exprimer<br /> au mieux. Tous vos articles sont d'ailleurs très efficaces ! <br />
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E
<br /> Soucieuse du droit de réponse de Sylvie Howlett, je reporte ici son commentaire suite à sa publication initiale sur La Cause littéraire :<br /> <br /> <br /> "Je suis très touchée par la lecture d'Emmanuelle Caminade et son appréciation de la traduction, mais je voudrais lever une ambiguïté, peut-être liée au peu de place concédé aux analyses dans le<br /> dossier - ce qui est compensé, pour les professeurs, par l'accès à un site Magnard où les analyses sont approfondies et élargies. Je n'identifie pas le Tu au Vous de La Modification (Butor), mais<br /> j'ouvre différentes pistes de lecture, celle-là permettant de responsabiliser le lecteur. L'essentiel porte sur l'amour mystique et la divinisation - mot tristement écorché en "divination" par<br /> une coquille qui transforme mon étude en manuel de tarot..."<br />
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