"Meursault, contre-enquête", de Kamel Daoud
Kamel Daoud, journaliste au Quotidien d'Oran et écrivain, nous offre un troisième regard algérien sur Albert Camus en cette année commémorative du centenaire de sa naissance. Et, pas plus que Aujourd'hui Meursault est mort de Salah Guemriche ou Le dernier été d'un jeune-homme de Salim Bachi, Meursault, contre-enquête ne répond aux craintes ou aux attentes qui se manifestent encore de part et d'autre de la Méditerranée.
Revisitant le livre le plus célèbre de cet écrivain grand interrogateur de la condition humaine dont il admire l'écriture, ce jeune auteur algérien y rend en effet un surprenant hommage, non à l'icône adulée ou rejetée, mais à la littérature universelle et à la langue française :
«Il me fallait apprendre une autre langue que celle-ci. Pour survivre. (...) Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d'ordonner le monde avec mes propres mots», affirme ainsi le narrateur de son roman.
S'étant approprié légitimement Camus et sa langue - le "butin de guerre" (1) étant devenu «bien vacant» pour cet auteur de la génération post-coloniale -, il adopte lui aussi une démarche audacieuse, originale et ludique. Déconstruisant carrément L'Etranger pour le récrire «dans la même langue mais de droite à gauche», en partant de la fin et remontant le cours de l'histoire «comme un banc de saumons dessinés au crayon», Kamel Daoud vient rétablir «l'équilibre». Il donne sa version algérienne, pas forcément «plus vraie que les autres» : celle du frère de cet Arabe anonyme, victime innocente de l'«écrivain-tueur» «Albert Meursault». Un frère cadet, orphelin sans père «piégé entre la mère et la mort», portant, soixante-dix ans après, la voix de son «jumeau», «Moussa alias Zoudj». Et en menant son enquête pour «se débarrasser de cette histoire» et de ce «conte faussement merveilleux» raconté par M'ma, pour renaître à la vie, ce héros narrateur va étrangement investir le personnage de l'assassin et s'affirmer comme l'alter ego de Meursault...
Dès les premières pages, ce livre à réécrire apparaît, dans un de ces résumés lapidaires dont le narrateur a le secret, comme l'histoire d'«un Robinson qui croit changer le destin en tuant son Vendredi, mais découvre qu'il est piégé sur l'île». Le Robinson Crusoé de Defoe étant un roman philosophique mais aussi religieux (l'histoire d'une conversion), et Camus ayant lui-même décrété que Meursault était paradoxalement dans ce monde sans Dieu "le seul Christ que nous méritions", cet Etranger pourrait bien être dans l'esprit de Kamel Daoud l'instrument du salut : «Hors des livres qui racontent point de salut».
Meursault, contre-enquête s'affirme en tout cas comme une variante ludique du mythe de Robinson, comme l'exploration de la solitude d'un homme qui au plus profond de son désespoir trouve une force nouvelle lui donnant le courage de vivre. Une Robinsonade offrant l'occasion à son auteur de régler ses propres comptes avec la religion et d'exprimer notamment sa colère face au religieux tel qu'il est imposé et vécu dans l'Algérie actuelle.
Si Haroun (forme arabe de Aaron), le héros-narrateur, connaît L'Etranger par coeur et peut «le réciter en entier comme le Coran», si Kamel Daoud s'amuse à en reprendre ou transposer les personnages et à emprunter en les remaniant de nombreux passages du texte - et notamment quasiment tout l'entretien final avec un aumônier transformé en imam -, son roman qui déploie une mise en scène vertigineuse jouant sur les citations et les symboles, sur le brouillage des dédoublements et des renversements, semble tout aussi imprégné de La Chute (2).
Comme l'avait déjà fait Salah Guemriche dans son essai-fiction, il en reprend d'abord le procédé énonciatif du soliloque s'adressant à un interlocuteur imaginaire - technique théâtrale ayant le mérite d'insuffler vie au monologue tout en interpelant le lecteur -, mais en s'ingéniant à rendre flou et fluctuant son allocutaire silencieux. Quant au lieu où se déroule ce dialogue implicite, un bar hanté par un fantôme dans une ville d'Oran «construite en cercles», il rappelle celui d'Amsterdam (3), d'autant plus que l'atmosphère du livre, à dominante aquatique, est bien moins solaire que celle de L'Etranger. Et l'enquête sur la mort de Moussa se recentre assez rapidement sur le héros-narrateur, se transformant en un constat sarcastique et désabusé de l'état de la société dans laquelle il vit, mais aussi en un examen de conscience et une confession lucide évoquant celle de Jean-Baptiste Clamence.
L'auteur utilise en outre de très nombreuses références, reprenant celle des cercles de l'Enfer de Dante et recourant à toute une symbolique biblique. Il donne ainsi à l'Arabe le nom du prophète qui libéra son peuple de l'esclavage en le guidant vers la Terre promise (Moussa est la traduction arabe de l'hébreu Moshé/Moïse), faisant écho au faux prophète de Camus criant dans le désert. Et il reprend des thèmes de La chute - parfois très présents déjà dans L'Etranger (comme celui de la vérité et du mensonge, de l'hypocrisie) - et aime aussi en transposer des formules : les deux grands vices à l'origine du dérapage de Meursault sont ainsi «les femmes et l'oisiveté» (la fornication et l'ennui aurait dit Clamence).
«Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.»
L'auteur détournant d'emblée l'incipit de l'Etranger comme Salah Guemriche avec son "Ajourd'hui Meursault est mort", Meursault, contre-enquête démarre de manière fracassante, et le narrateur revendique avec virulence sa légitimité à s'emparer du sujet, exprimant son indignation et sa colère dans une langue mordante, insolente et familière. Mais cette tonalité agressive s'enrichit par la suite du regard lucide porté par le héros sur l'Algérie actuelle, et s'approfondit d'une réflexion sur lui-même, sur son rapport à l'autre, au monde et à Dieu. On apprendra plus tard qu'il se sentit «tout à la fois insulté et révélé à [soi]-même» à la lecture du «livre maudit» de Camus, ce qui explique sans doute cette évolution au cours d'un roman divisé en quinze chapitres qu'on pourrait analyser comme un chemin initiatique.
Après avoir longtemps porté la croix de cette histoire/Histoire, le héros finit en effet par s'affranchir du cadavre de son frère, et de sa mère, sauvé par la grâce de la littérature et de l'amour conjugués via une brève aventure avec une «femme libre» du nom de Meriem lui faisant découvrir L'Etranger (4). Il retrouve alors «le feu de [sa] présence au monde malgré l'absurdité de [sa] condition» pour «hurler qu'il est libre et que Dieu est une question, pas une réponse, et qu'[il] veut le rencontrer seul», pour «promener [sa] liberté comme une provocation».
Meursault, contre-enquête est un roman riche et revigorant qui s'inscrit dans le sillage du précédent livre de l'auteur, La préface du nègre, un recueil de nouvelles (publié en France sous le titre Le Minotaure 504 ) où il dénonçait déjà l'immobilisme et l'hypocrisie d'un pays mort-né au lendemain de l'Indépendance ainsi que la résignation d'un peuple tombé dans l'Enfer et refusant sa liberté. Un recueil dans lequel un Sisyphe marathonien finissait par se libérer dans un élan vital "sans nationalités", tandis qu'un nègre clamait la difficulté de donner un nom aux choses et de s'adresser à l'humanité.
Nul doute à la lecture de ce nouveau livre que Kamel Daoud a, lui, surmonté cette difficulté !
1) «La langue française, un butin de guerre», disait Kateb Yacine, le grand écrivain Algérien
2) http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chute_%28roman%29
3) Dans La chute, qui se déroule dans un bar d'Amsterdam, le héros fait remarquer que les canaux concentriques de cette ville ressemblent aux cercles de l'enfer
4) Dans la version publiée en France, le livre s'intitulera L'Autre et non L'Etranger et son auteur se dénommera seulement Meursault et non Albert Meursault (précision rajoutée en 2015)...
(Article paru le 29/11/2013 sur le site de La Cause littéraire )
Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud, Editions barzakh, Alger, octobre 2013, 192 p.
Désormais disponible en France (Actes Sud, 7 mai 2014), dans une version comprenant de légères différences (on n'y parle plus notamment de L'Etranger d'Albert Meursault mais de L'Autre de Meursault ...)
Voir à ce propos l'article d'Alice Kaplan dans Contreligne : ici
A propos de l'auteur :
Né en 1970 à Mostaganem, Kamel Daoud est journaliste au Quotidien d'Oran où il tient une chronique à succès.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont le recueil de nouvelles La préface du nègre (barzakh, 2008 /Sabine Wespieser, 2011, sous le titre Le Minotaure 504) récompensé par le prix Mohamed Dib.
EXTRAITS :
Chapitre I
p.18/19
(...)
Bois et regarde par les fenêtres, on dirait que le pays est un aquarium. Bon, bon, c'est ta faute aussi, l'ami, ta curiosité me provoque. Cela fait des années que je t'attends et si je ne peux pas écrire mon livre, je peux au moins te le raconter, non ? Un homme qui boit rêve toujours d'un homme qui écoute. C'est la sagesse du jour à noter dans tes carnets ...
C'est simple : cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue mais de droite à gauche. C'est à dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l'ont mené à sa fin, le prénom de l'Arabe, jusqu'à sa rencontre avec la balle. J'ai donc appris cette langue, en partie, pour raconter cette histoire à la place de mon frère qui était l'ami du soleil. Cela te paraît invraisemblable ? Tu as tort. Je devais trouver cette réponse que personne n'a jamais voulu me donner au moment où il le fallait. Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors, elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place, elle s'empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace. (...)
Chapitre III
p. 55/56
(...) La disparition de Moussa l'a détruite, mais, paradoxalement, cela l'a initiée à un plaisir malsain, celui d'un deuil sans fin. Pendant longtemps, il ne se passa pas une année sans que ma mère ne jure avoir retrouvé le corps de Moussa, entendu son souffle ou son pas, reconnu l'empreinte de sa chaussure. J'en éprouvais, pour longtemps, une honte impossible – plus tard, cela me poussa à apprendre une langue capable de faire barrage entre le délire de ma mère et moi. Oui, la langue . Celle que je lis, celle dans laquelle je m'exprime aujourd'hui et qui n'est pas la sienne. La sienne, riche, imagée, pleine de vitalité, de sursauts, d'improvisations à défaut de précision. Le chagrin de M'ma dura si longtemps qu'il lui fallut un idiome nouveau pour l'exprimer. Avec cette langue, elle parla comme un prophète, recruta des pleureuses improvisées et ne vécut rien d'autre que ce scandale : un mari avalé par les airs, un fils par les eaux. Il me fallait apprendre une autre langue que celle-ci. Pour survivre. Et ce fut celle que je parle en ce moment. A partir de mes quinze ans présumés, date à laquelle nous nous sommes repliés vers Hadjout, je suis devenu un écolier grave et sérieux. Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d'ordonner le monde avec mes propres mots.
(...)
Chapitre VIII
p.97/98
(...) Le vendredi n'est pas un jour où Dieu s'est reposé, c'est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir. Je le sais à ce son creux qui persiste après la prière des hommes, à leurs visages collés contre la vitre de la supplication. Et à leur teint de gens qui répondent à la peur par le zèle. Quant à moi, je n'aime pas ce qui s'élève vers le ciel, mais seulement ce qui partage la gravité. J'ose te le dire, j'ai en horreur les religions. Toutes ! Car elles faussent le poids du monde. J'ai parfois envie de crever le mur qui me sépare de mon voisin, de le prendre par le cou et de lui hurler d'arrêter sa récitation de pleurnichard, d'assumer le monde, d'ouvrir les yeux sur sa propre force et sa dignité et d'arrêter de courir derrière un père qui a fugué vers les cieux et qui ne reviendra jamais. Regarde un peu le groupe qui passe, là-bas, et la gamine avec son voile sur la tête alors qu'elle ne sait même pas encore ce qu'est un corps, ce qu'est le désir. Que veux-tu faire avec des gens pareils ? Hein ?
Le vendredi tous les bars sont fermés et je n'ai rien à faire. Les gens me regardent curieusement parce qu'à mon âge je ne prie personne et ne tends la main à personne. Cela ne se fait pas d'être si proche de la mort sans se sentir proche de Dieu. « Pardonne-leur [mon Dieu], car ils ne savent pas ce qu'ils font. » De tout mon corps et de toutes mes mains, je m'accroche à cette vie que je serai seul à perdre et dont je suis le seul témoin. Quant à la mort, je l'ai approchée il y a des années et elle ne m'a jamais rapproché de Dieu. Elle m'a seulement donné le désir d'avoir des sens plus puissants encore, plus voraces et a augmenté la profondeur de ma propre énigme. (...)