"Misère de l'art", de Jean-Philippe Domecq
Misère de l'Art, essai sur le dernier demi-siècle de création, vient d'être édité en collection de poche, avec l'adjonction d'une préface de l'auteur, dix ans après sa publication.
Jean-Philippe Domecq y analyse la période d'abord appelée Art Moderne , puis Art Contemporain , qui fut, à ses yeux «une crise narcissique unique de notre histoire culturelle» se définissant comme «la lapidation méthodique de tout le legs culturel au détriment de l'invention, de la créativité et de l'humour, au détriment de l'oeuvre».
L'Art Contemporain appartient désormais au passé, mais l'ordre intellectuel qui le régissait semble se prolonger encore au travers des pouvoirs installés «au sein des institutions, des musées, des écrits spécialisés et des média», occultant l'avenir même de la création artistique. Aussi, pour soutenir les nouvelles formes d'art qui pointent déjà, faut-il impérativement nous «libérer l'esprit» et c'est ce à quoi s'emploie l'auteur en dénonçant «l'escroquerie intellectuelle et l'O.P.A. culturelle» dont, selon lui, nous fûmes victimes.
Tout réel débat sur l'Art Contemporain fut ainsi interdit.
Confondant plan politique et artistique, on enferma ce dernier dans une alternative manichéenne : Pour ou Contre, progressiste ou réactionnaire ? Le droit à faire le tri dans l'Art Contemporain fut ( et semble toujours ) refusé.
Rabattant de manière inadéquate le conflit suscité sur le modèle passé de la querelle des Anciens et des Modernes, les «avant-gardistes» ont usé d'une véritable coercition culturelle afin de perpétuer leur pouvoir, disqualifiant au passage des catégories sociales entières taxées d'ignorance et accusant de «ressentiment» quiconque se révoltait devant l'indigence des oeuvres.
Mais «où est le ressentiment contre l'Art, où est-elle cette «haine de l'Art», s'interroge l'auteur, «chez ceux qui ne se contentent pas de toiles lacérées, barrées, retournées ? Où chez ceux qui s'en contentent ?»
Bien que couvrant un demi-siècle, cette période fut, aux yeux de J.P. Domecq, très pauvre en résultats car la place prépondérante y fut laissée à l'exégèse.
La connaissance du «discours d'intention» de l'artiste et celle du «discours de réception» du critique s'avère en effet nécessaire pour percevoir l'oeuvre, cette dernière n'étant que l'illustration d'un discours théorique, l'application d'une intention, la répétition de procédés par un artiste-technocrate.
Quant au discours critique, préalable et consécutif à l'exposition des oeuvres, il ne serait que «réthorique promotionnelle du Contemporain», «fléchage» vers l'intention d'un «créateur» qu'on entoure d'une «aura spectaculaire médiatisée» n'ayant rien à voir avec l'aura de l'oeuvre.
Collusion de deux discours qui, en ne retenant comme critère d'appréciation que «le récent», «le dérangeant» de la démarche, soustrait l'oeuvre à tout jugement esthétique.
Cet édifice ne tient, selon l'auteur, que par la caution intellectuelle d'une critique asservie et décervelée dont il dénonce les conséquences désastreuses. Car cette «caution de sérieux» rend possibles «les cotes superfétatoires» sans lesquelles il n'est de «promotion marchande ni muséale». Soutenus ensuite par le génie publicitaire, par sa capacité à vendre du vent, les marchands d'art enchérissent face à des acheteurs, des collectionneurs, souvent de grands industriels, dont le seul souci est «d'afficher la puissance de leur dépense» et qui s'offrent ainsi «du toc à prix d'or» pour «exhiber aux yeux de leurs pareils leur munificence».Une inflation verbale qui pousserait à la spéculation financière.
Et les institutions étatiques, sensées soutenir l'innovation culturelle, porteraient, elles aussi, leur choix sur ces mêmes oeuvres commentées par la critique, consacrant des artistes «s'accommodant de la mise au pas technocratique de notre société» et procédant ainsi à un véritable «laminage culturel».
Dans la dernière partie de son livre, Jean-Philippe Domecq revient sur ce qu'il juge faussé dans les postulats du credo Contemporain pour tenter de discerner les axes vers lesquels pourra s'orienter l'art d'aujourd'hui et de de demain.
Tout d'abord, «la pensée-désormais» doit être reconsidérée car il n'existe aucune raison valable de se couper systématiquement de «l'art hérité». Ni les mutations techniques «incommensurables» , ni le traumatisme des guerres mondiales et d'Auschwitz, où l'homme s'est donné les moyens massifs de tuer, ne justifient que l'on fasse table rase du passé. Il faut raisonner en terme de continuité et non plus de rupture et l'idée de progrès n'est défendable qu'accompagnée d'une inquiétude permanente sur elle-même.
La course au «récent» a conduit l'Art Contemporain à se centrer sur lui-même, à devenir un «Art sur l'art» et, pour cette raison, il n'a réussi à traduire que «le désir d'être de son temps» sans rien exprimer de son époque. L'art semble pourtant le moyen d'intérioriser toutes les transformations, tous les bouleversements du monde dans lequel nous évoluons.
La contemplation d' oeuvres fortes n'est donc pas d'un autre âge et s'impose encore plus pour réfléchir sur son temps. Et ce n'est qu'en se libérant de «l'interdit du passé» que l'artiste pourra bénéficier du recul nécessaire pour affirmer sa singularité dans la perception de son époque.
La prépondérance du discours qui a réduit l'oeuvre à n'être que son illustration doit, de même, être abandonnée.
Il ne s'agit pas de nier le rôle de la théorie dans l'accompagnement de la création mais de réaffirmer son rôle d'accompagnement. C'est toute la différence entre la théorie qu'on dégage de l'abstrait et celle qu'on dégage de la pratique... Il faut donc privilégier le langage de l'oeuvre dont «la richesse des effets sensibles et réflexifs parle plus que les mots du commentaire et étend nos facultés de percevoir et de concevoir.»
Quant au «démocratisme» qui affecta, selon l'auteur, l'Art Contemporain, ce refus de la hiérarchisation des productions, outre qu'il était contradictoire ( puisque le «zapping libertaire» s'effectuait entre des tendances privilégiées, orientées par l'offre médiatique), il s'avère totalement absurde.Le «subjectivisme» n'a jamais fait critère en art, «le nier, c'est tout bonnement nier l'histoire de l'art». Le temps prouve que certaines oeuvres s'imposent face à d'autres par leurs effets qualitatifs.
Il ne faut donc plus confondre «l'égalité des droits démocratiques et celle des effets esthétiques» et revenir à la raison, ce qui ne peut qu'encourager les artistes exigeants.
Que sera donc cet artiste de demain, quel sera son travail ?
Là encore, les erreurs de l'époque Contemporaine semblent l'indiquer.
La démarche de déconstruction primant sur la création de l'oeuvre, le « des-oeuvrement » a ainsi remplacé le travail de « mise en oeuvre » en atelier. Pour être reconnu, il n'était pas besoin de voir son oeuvre légitimée par le public, il suffisait de voir sa démarche légitimée par le seul « milieu de l'art» et donc de se plier à un conformisme contestataire bien conservateur ! Toute l'énergie de l'artiste était alors utilisée pour son auto-promotion et non pour la création.
Primat de la démarche, mais aussi primat du musée sur l'oeuvre.
Car, bien souvent, le travail de l'artiste n'était qu'un travail de «présentation de formes directement rapportées du champ de la production industrielle" que l'on exposait dans les musées pour les désigner à l'attention du public.
Pour Jean-Philippe Domecq, seuls la remise de l'oeuvre au centre de l'art, le retour à la création de formes, à la «représentation» - et non à la figuration- feront de nouveau de l'artiste un créateur.
Misère de l'Art présente l'Art Contemporain sans parti pris.
L'auteur dénonce seulement l'ampleur de l'imposture pendant cette période en démontant point par point , et avec une acuité corrosive, le système qui l'a rendue possible. Pour ce faire , il s'appuie sur de nombreux exemples qu'il commente abondamment, parfois même un peu trop, au risque de se montrer fastidieux.
Le mérite de l'entreprise est qu'il n'y entre aucune nostalgie passéiste, la critique se voulant avant tout constructive. C'est pour permette l'émergence de nouvelles formes d'Art qui déjà pointent que l'auteur cherche ainsi à tirer les leçons des incohérences et des dérives d'un système qui a, à son sens, anéanti la création artistique.
Mais cet essai souffre malheureusement de deux défauts majeurs.
Le premier, et non le moindre, est son manque absolu de rigueur : les parties se recoupent sans cesse et les répétitions se multiplient. Et, si les analyses sont pertinentes, leur exposition reste confuse et donne souvent l'impression de tourner en rond.
De plus, l'auteur n'a pas réussi à choisir le public auquel il s'adresse : le grand public, dont les critères de jugement ont été faussés et qu'il convient de préparer à accueillir l'art nouveau , ou les spécialistes du milieu de l'art, les responsables des institutions et surtout la critique, qui, pour l'auteur, porte la responsabilité essentielle de ce gâchis ?
Des pans entiers de l'ouvrage font l'exégèse des contradictions de ces derniers, dissèquent leurs commentaires, avec une tonalité qui m'a paru parfois un peu «revancharde». Et Jean-Philippe Domecq a, sans complexe, incorporé tels quels, des textes plutôt érudits écrits précédemment pour divers colloques ou conférences, ce qui, de surcroît, apporte un lot supplémentaire de répétitions. Cela ne me semble pas sérieux !
Cette paresse intellectuelle manifeste et cette indécision, responsables des obscurités du texte, ôtent à mon sens toute vertu pédagogique à un livre qui rebutera sans doute le grand public. Dommage !
Misère de l'art, de Jean-Philippe Domecq, Calmann-Lévy 1999, POCKET, collection AGORA, janvier 2009
EXTRAIT n° 1
Préface p.14/15
(...) en août 2007, on pouvait lire une interview de cet artiste ( Jean-Pierre Raynaud), où le critique, subtilement, n'eut d'autre commentaires que ses brèves questions, qui font d'autant mieux ressortir l'oeuvre et la pensée de l'artiste. Lequel commence par nous réexpliquer pour la énième fois, quel geste salvateur le tira de la dépression et fit de lui un créateur : déprimé après vingt-huit mois de garnison, un jour « je suis descendu dans le garage, poussé par je-ne-sais-quoi, l'instinct de survie sans doute. J'avais besoin de m'exprimer. Dans un coin, j'ai trouvé des pots de fleurs, un sac de ciment, de la peinture rouge. J'ai mis le ciment dans le pot et, avant même qu'il ne soit sec, j'ai pris la peinture avec mes mains et j'ai tout barbouillé. » Suit sa glose, puis la question du critique, d'une neutralité bourrée d'humour involontaire : « Depuis, vous avez toujours continué à faire des pots ... ». L'artiste confirme sans problème, toujours précis dans l'auto-exégèse: « Plus précisément, je dirai que ça fait quarante-cinq ans.»... « Je ne sais pas pourquoi je continue après tant d'années. » ( Une chose frappante, que j'ai signalée à propos de maints artistes dans les rééditions qu'on va lire, c'est que jamais, jamais personne ne signale l'extrème routine mentale que trahissent ces démarches répétitives, fastidieuses – rayures, carrés, blanc sur blanc, feutre, pots – d'un ennui recouvert de fumeuses théories sur la « sérialité ».) D'ailleurs, confort pour confort, Jean-Pierre Raynaud a le sens du risque : « Quoi qu'il en soit, cette forme ne m'a jamais déçu. » Le fait est qu'il l'a déclinée en tout format, de 3 cm à 6 m. Mais... la couleur, dira-t-on ? La question n'a pas échappé au critique : « Et pourquoi, pendant très longtemps n'avez-vous fait que des pots rouges ? » ... Confirmation de Lartiste : « oui, rouge pompier (sic) pendant trente-cinq ans. Et puis, quand-même : « J'ai éprouvé le besoin de me lâcher», ce qui donne, chez Raynaud : un pot NOIR. Puis recouvert de feuilles d'or – il trône depuis dix ans sur le parvis du Centre Pompidou et , bien sûr, il faut être réactionnaire pour voir là quelque chose de ludiquement consternant. (...)
EXTRAIT n° 2
p. 68/69
(...) qui n'a vu ces générations de jeunes qu'une « pédagogie d'éveil » et de « formation à l'art vivant » a traînés devant ces produits les plus cotés et commentés de l'art dit contemporain ? Et il fallut admirer, apprécier « s'ouvrir »...
Mesure-t-on bien la restriction des facultés réflexives , sensibles et imaginatives, la fermeture d'esprit et de désir que de telles oeuvres entraînent, et la responsabilité que l'on a prise pour l'avenir ? Sent-on bien que ce n'est pas sans conséquences qu'on soumet le boîtier crânien à pareilles oeillères, et qu'on l'y soumet d'autant plus efficacement qu'on le fait avec les meilleures intentions démocratiques du monde ? L'idée que des dégâts culturels puissent avoir été commis par une idéologie culturelle est-elle aussi impensable ? Il n'y eut donc jamais de phases de destruction dans l'histoire d'une civilisation ? « Des artistes, il en naîtra toujours, concluait Gombrich dans son Histoire de l'art, mais que l'art continue d'exister, cela dépend aussi, dans une mesure qui n'est pas négligeable, du public, de nous-mêmes.Notre indifférence ou notre intérêt, nos préjugés ou notre compréhension, pèsent sur l'issue de l'aventure. » Et en effet, pour peu que l'on croie encore (mais c'est sûrement une vieille lune de plus) que l'art nous aide à étendre l'exercice de nos potentialités, alors, ce qui s'est passé avec des oeuvres aussi crispantes psychiquement n'est pas si loin d'une oppression culturelle perpétrée au nom de la culture.
(...)