"Nimu", de Jean-Pierre Santini
Nimu (Personne) de Jean-Pierre Santini est un livre centré sur une thématique identitaire, récurrente chez un auteur qui dénonce la dilution progressive des spécificités dans l'uniformisation mortifère du monde moderne et annonce leur disparition prévisible. C'est un long roman qui raconte l'histoire d'un monde englouti dans un cataclysme diluvien, un monde dont les derniers représentants ne semblent pas pouvoir assurer la renaissance.
L'auteur y dresse le constat de l'impossible survie du peuple corse tout en s'employant à revivifier une culture moribonde en l'intégrant très fortement à son récit, comme si désormais la littérature pouvait seule en témoigner. Ne limitant pas son propos aux identités collectives et aux spécificités nationales, il s'attache à éclairer l'incapacité à exister de ses héros, leur difficulté à être présents au monde et à être "quelqu'un", "une personne et non personne". Et Jean-Pierre Santini utilise l'île comme une métaphore : le cataclysme imaginaire venant frapper le territoire du Cap corse en l'an 2033 et les dérives de l'aventure nationaliste s'y affirmant, avant tout, comme l'apocalypse révélatrice de territoires et de parcours intimes.
Les romans de Jean-Pierre Santini sont en général des livres noirs – et même des romans d'amour noirs – qu'ils appartiennent ou non à la série "nera". Des livres dans lesquels ses héros enquêtent, se focalisant sur les traces du passé, rassemblant des indices, pour reconstituer une scène fondatrice, pour retrouver l'enchaînement qui y a conduit et le rendre inéluctable – ce qui, tout en expliquant le crime, semble en dédouaner en partie son auteur. La composante critique des livres de Santini est réelle, importante et vigoureuse, mais parfois ambiguë. Et l'auteur ne me paraît pas dupe de ces contradictions dont il aime aussi jouer...
Nimu est un livre sombre, lesté du poids de la fatalité et de la solitude de héros condamnés à "l'exil en soi", à jamais prisonnier de leur absence au monde. C'est pourquoi la fin s'avère surprenante : rien ne laisse présager cette envolée lumineuse par la grâce rédemptrice de l'amour. Issue optimiste ou ultime facétie de l'auteur ? On ne sait jamais avec Santini! Car il y a presque toujours un aspect ludique dans ses romans, même au coeur du désespoir, tout comme y cohabitent paradoxalement une résignation rassurante aux stéréotypes et un regard d'une acuité et d'une lucidité extrêmes.
Ce qui est sûr, par contre, c'est que l'auteur aime la griserie des mises en abyme et il la pousse très loin dans Nimu. Il s'y livre en effet à un véritable jeu de cache-cache, s'amusant à se dissimuler derrière de nombreux protagonistes, à se cacher et à se livrer, dans le désir, le plaisir enfantin d'être découvert. Et il s'emploie à imaginer - de la manière la plus signifiante – l'infini des morts possibles, n'hésitant pas à mettre en scène sa propre exécution, à organiser son propre suicide par personnages interposés.
Nimu est un livre riche, et à mon sens trop ambitieux, dont j'ai souvent ressenti la longueur.
J'ai apprécié l'humour et la malice associés à la noirceur ainsi que ce jeu vertigineux auquel l'auteur nous convie ( et se convie lui-même!). J'ai eu plaisir à retrouver toute la dimension poétique du style de Santini – quand il se laisse aller à ses émotions – qui s'exprime dans de nombreux passages d'une grande beauté.
Mais l'auteur n'a pas su adapter sa construction à l'ampleur de son sujet. Il se contente de reprendre un schéma habituel, celui d'un récit fragmenté et spiralaire qui passe d'un personnage à l'autre, en l'alourdissant d'un laborieux va-et-vient d'une époque à l'autre. Une construction éclatée et cahoteuse qui, manquant de fluidité, n'arrive pas à lier suffisamment tous ces éléments épars et n'emporte jamais véritablement le lecteur. Par ailleurs, le style est souvent trop appuyé. Certains symboles explicites ôtent au suspense tandis que les descriptions se montrent parfois fastidieuses, démonstratives et répétitives.
D'une manière générale, j'ai le sentiment que ce livre pêche d'une intention trop exhaustive d'un auteur qui semble vouloir tout dire, tout placer. En témoignent ces comptes-rendus de séance d'une organisation clandestine – par essence ennuyeux – et ce long discours politique qui ne présente aucun intérêt pour un lecteur extérieur.
Certes , on ne peut reprocher à un écrivain de renouveler le contenu du roman mais les archives militantes n'ont pour moi rien à voir avec la littérature...
Photo d' A. Paoli, Terres de femme
Nimu, Jean-Pierre Santini, Albiana (collection Nera) 2006, 402 pages
EXTRAITS :
Ch. 16, p. 29/30
(...)
Egarée dans la lande, Alice se prenait parfois à espérer que Polo surgisse du fourré le plus proche. Il serait méconnaissable et, à la limite même, si ce n'était pas tout à fait lui ou pas du tout, elle attendait quelque chose d'humain. Tout valait mieux que ce chemin de solitude où chaque pas bute sur le silence, où l'idée même du désir s'estompe, où le corps devient terriblement atone, neutre, presque froid dans sa périphérie à force de mutisme et d'absence. Un corps pour soi seulement, c'est à dire pour rien.
Elle n'avait pas oublié tout à fait les manières de Polo, qui n'en avait guère. Il la prenait sans ménagement, la positionnant à rétro, la croupe pleine offerte à l'intensité de son désir, selon le vieil instinct des mâles, leur besoin de prendre par la force ce que la vie leur dicte de prendre; innocence monstrueuse et cruelle, histoire archaïque d'avant les mots, évangile absurde que rien ne justifie.
Polo, cynique et péremptoire, assurait que les femmes avaient inventé l'amour de face pour se donner de l'importance mais que ce n'était pas très naturel et, par conséquent, très utile.
(...)
Ch. 65, p; 196/197
(...)
Alice et Polo avaient presque tout trouvé sur place en matière d'ameublement, bien que le mot fût un peu fort. Il y avait notamment quatre chaises paillées au dossier formé de barreaux raides. On avait scié les pieds de l'une d'entre elles pour qu'elle servît aux longues stations crépusculaires à écouter mourir le feu dans l'âtre et à humer la tiédeur des cendres avant de monter très vite dans la chambre glacée qui occupe l'étage, sans un mot pour l'autre qui s'en est allé depuis longtemps. Maisons veuves, maisons de veuves habitées de silences et de petits pas; maisons étroites et voûtées, déjà penchées sur leurs ruines, aux portes entrebâillées, aux volets clos griffés aux vents, blanchis aux sels, aux soleils et aux pluies; maisons aux toits lourds de schistes scintillants, raides chevelures sur des façades blêmes et des fenêtres aveugles comme le regard brisé des extrèmes vieillards; maisons solitaires et sombres, parfois regroupées comme un faisceau de deuil autour du vide exigu des places de hameau; maisons murmurantes et étonnées d'être encore là, malgré l'hiver et le vent qui chuchote ses secrets maléfiques dans les angles et les saillies, les lucarnes et les soupiraux, l'embrasure des portes et le chapeau des cheminées.
(...)
Ch. 83, p. 264
(...) Mais le texte écrit sur l'enveloppe gardait le même mystère. L'invitation à « passer » ne précisait aucun objet, aucune destination. Comme si rien au monde ne justifiait que l'on s'y interessât, comme si tous les domaines d'appartenance n'étaient qu'illusion, comme s'il n'était pas possible de s'identifier à partir de l'extérieur. Les racines, parce qu'elles ont besoin d'un lieu pour s'implanter, seraient-elles incompatibles avec la liberté ? C'est en tout cas ce que laissait entendre ces quelques phrases sybillines de Petru Santu Casta. « Soyez passants... » : les deux mots résonnaient comme une invitation au nomadisme, à une promenade ininterrompue dans un labyinthe qui ne peut ramener qu'à soi, aux paysages intérieurs, au vivant qui est en soi, à la lumière perdue dans un corps de poussières. L'identité ne viendrait ni du père, ni de la mère, ni des frères, ni des tribus, ni des peuples mais d'un grand livre qu'il faut ouvrir en soi avant qu'il ne soit trop tard. (...)