"Pierrot en mal de lune", de JUNG Young-moon
Pierrot en mal de lune, publié en 2004 par l'écrivain coréen JUNG Young-moon, est le singulier récit d'un héros d'une soixantaine d'années apparemment ordinaire mais étonnamment hors du commun.
Cet homme solitaire quoique doté d'une famille, indécis et même contradictoire, indolent et contemplatif, a le chic pour inventer des histoires et on pourrait le penser égoïste, indifférent et lunatique. Mais il «souffre de graves insomnies» et semble dans un état d'"intranquillité" qui n'est pas sans renvoyer à Bernardo Soares, le héros et double de Fernando Pessoa. «Les pensées qui se frottent sans arrêt dans [sa] tête» - introspection poussée et méditations infinies - ainsi que les souvenirs peu fiables, flous ou détaillés qui jaillissent soudain et se superposent, les visions fugitives, les images et les scènes sans cesse fabriquées par son esprit, ne lui laissent en effet aucun repos.
Ce «Pierrot lunaire» «à la tête embrumée» qui ne fait «pas de différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas», toujours en proie au doute existentiel mais d'une extrême lucidité, remet ainsi en cause l'illusion du réel, sa représentation du monde, dans les situations les plus simples, les plus quotidiennes, nous faisant pressentir un univers inconnu, invisible, dont nous n'aurons jamais la clé. Il pense et imagine jusqu'au vertige, son esprit divaguant en «libre pâture» dans un monde clos car «ce qui existe sous la surface est hors de [notre] portée». Cela semble pour lui la seule façon d'affirmer sa liberté : «penser étant au moins une chose qu'[il] peut faire à [son] gré». La seule façon d'exister face à la vacuité de toute chose et à l'inutilité de nos actes, face à ce monde absurde où l'homme s'attache à «remplir fidèlement un rôle qui ne [lui] a pas été confié». Un monde mouvant et précaire où tout semble apparaître et s'évanouir sans raison, où ce qui semblait important soudain ne l'est plus.
Pierrot en mal de lune baigne dans une mélancolie douce-amère toujours assortie d'une pointe de dérision, dans une tristesse à la fois «infinie» et «apaisée», parfois même heureuse : dans une sorte de "saudade" coréenne. L'enfance, la jeunesse, y surgit par fulgurance tandis que la vieillesse et surtout la mort, la disparition, la décomposition et la dilution, le retour au néant des origines, sont omniprésents.
Ce récit sans fil conducteur juxtaposant des choses à première vue insignifiantes dans six épisodes discontinus, nous livre un drôle d'autoportrait, une sorte d'agglomérat d'éléments disparates finissant pourtant globalement par faire sens, établissant le bilan dérisoire de ce qui fait une vie pour le héros : «[un] récit que je veux appeler mon histoire quel que soit le bout par où je l'attrape ». Et cette récapitulation d'éléments inscrits dans sa mémoire alors qu'ils n'ont«rien de très particulier», d'«instants passés sans intention précise», de bribes vécues ou rêvées résumant toute une vie, a peut-être avant tout pour fonction d'aider ce héros sentant la mort approcher à s'y préparer tranquillement.
Le grand mérite de JUNG Young-moon est d'avoir su totalement adapter la forme au propos de son héros, donnant à la fois l'impression d'un «enchevêtrement» d'éléments hétéroclites et contradictoires et, globalement, d'une certaine harmonie. Il ménage ainsi des ruptures soudaines, des à-coups dans sa narration tout en préservant l'unité du récit, ses six épisodes étant narrés à la première personne et de nombreux motifs venant établir un système de résonances entre ces parties. Et si la langue est délibérément simple, se voulant apparemment insignifiante, elle joue paradoxalement de nombreux symboles (ceux des fraises sauvages et de la salamandre notamment...). «Indépendamment qu'elles soient vraies ou pas, il y a des choses qui se révèlent proches de la vérité une fois qu'on les a effectivement formulées» et cette quête de sens, d'un sens qui sans cesse se dérobe, est très habilement traduite par la reprise systématique, au discours direct et en italique, des pensées du héros qui s'incarnent alors avec plus de certitude en étant prononcées : un étrange soliloque pour tenter de manifester aussi un semblant d'existence.
Pierrot en mal de lune mérite un détour. Bien que profondément ancré dans la société coréenne, ce roman montre - s'il en est encore besoin depuis que les éditions Decrescenzo se sont attelées à nous la faire connaître - combien la littérature coréenne tout en gardant sa spécificité peut sembler proche au lecteur occidental car nourrie aussi d'un héritage culturel commun.
(Article paru dans La Cause littéraire, le 04/07/14)
Photo de l'Institut coréen de traduction et de littérature
Pierrot en mal de lune, JUNG Young Moon, traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean Bellemin-Noël, (Munhak dongme 2004) Decrescenzo Editeurs, septembre, 2013, 252 p.
A propos de l'auteur :
Jung Young Moon est un écrivain sud-coréen né en 1965. Auteur de romans et de nouvelles, il a fait ses débuts littéraires en 1997 et a reçu plusieurs prix. Après des études de psychologie, il continue son exploration de l’âme humaine à travers l’écriture : un voyage en terres inconnues non loin du monde moderne de Kafka…
EXTRAITS:
«PIERROT LUNAIRE»
p.66/67
(...)
C'est à ce moment-là que j'ai senti quelque chose me tomber dessus. Même les yeux fermés, j'ai su tout de suite ce que c'était : des gouttes de pluie. C'était frais sur la peau..
Je ne savais toujours pas ce que j'étais en train de faire à cet endroit-là ou ce que j'avais projeté d'y faire. Ma conviction était que j'étais en train de remplir fidèlement un rôle qui ne m'avait pas été confié, même si je ne savais pas très bien de quoi il retournait. Toutefois, j'ai ressenti une petite excitation quelque part dans mon corps.
Cependant, même à cet instant-là, je devais continuer à retenir mon pantalon. Et soudain je me suis senti comme un Pierrot envoûté par la lune.
Le vent soufflait de plus en plus. Mais je n'entendais pas le vent, ou ce que la chose agitée par le vent semblait dire, à savoir: «Me voilà, c'est moi!» Pour le moment, mes oreilles n'entendaient rien du tout. Lorsque j'ai rouvert les yeux, j'ai vu seulement les milliers de ronds que faisaient naître les grosses gouttes de pluie en s'écrasant sur la face des eaux.
UNE PROMENADE
p. 80
(...)
C'est alors que je remarque quelque chose qui remue sur le sable. J'arrête de penser au ballon ou à la bulle et je regarde ce qui est là : c'est une mouette en train de mourir. Une de ses ailes est déchirée mais continue à s'agiter. Je concentre toute mon attention sur elle et du coup mon vertige se dissipe peu à peu. C'est la mouette mourante qui m'a sauvé la vie. Ayant péniblement repris mes esprits, je me dis en la regardant : Elle meurt comme tous les autres êtres qui ont perdu la vie !
Et je découvre autre chose à côté d'elle : une montre-bracelet rongée par le sel et qui ne marche plus. Cette mouette mourante et cette montre en panne transforment l'espace où je me trouve en un lieu irréel. Je pense que ce serait parfait s'il y avait là en plus une statue de plâtre brisée ou mieux un vieux sac de voyage bourré à craquer.
Les aiguilles de la montre sont arrêtées sur deux heures et je vois que la mouette d'à côté a cessé de respirer. Je déclare qu'elle est morte à deux heures moins deux, comme font les médecins en s'adressant aux proches d'un défunt. Et cette fois je prends une expression triste et résignée comme si j'étais un membre de la famille. Ensuite, je l'enterre dans le sable avec la montre cassée et une pensée me vient : accroupi, j'enfonce les mains profondément dans le sable ; là, le sable est froid contrairement à la surface et ce froid évoque le monde souterrain.
(...)
L'ELEVAGE DE MOUTONS
p. 178/179
(...)
[La mare] n'était pas profonde, mais l'eau qui était dedans était noire. J'ai vu mon visage s'y refléter et je l'ai contemplé une seconde. A ce moment-là, une feuille venue de je ne sais où est tombée à la surface et cela a fait des ronds, très légers. L'image de mon visage s'est brisée. Un peu après, les ronds se sont apaisés. Mon visage est réapparu.
Soudain, je me suis rappelé avoir contemplé de l'eau comme ça sans bouger quelque part, longuement, il y avait bien longtemps. Je ne me souvenais pas si cette eau-là était une mare comme celle-ci, ou un bassin, ou un étang. De toute façon, j'étais à peu près sûr que c'était une eau stagnante. Et pendant que je regardais cette eau, la chose qui flottait à sa surface s'enfonçait lentement, très lentement, comme si elle possédait une formule magique pour faire ça. Je ne me suis pas rappelé ce que c'était que cette chose qui s'enfonçait lentement : peut-être une feuille ? Autre chose ?
En tout cas, ce que je me rappelle bien, c'est que cette chose dont je ne me souviens pas ce que c'était sauf quelque chose qui peut s'enfoncer comme ça lentement, cette chose s'est enfoncée lentement sous mes yeux. Et tout à coup, je suis devenu un peu triste, à mesure que ce souvenir revenait avec tellement de vivacité. Mais aussitôt je me suis senti heureux d'avoir pu me plonger dans un instant de tristesse, si bref soit-il-, un souvenir comme ça est quelque chose qu'on a du mal à conserver longtemps. Alors, une fois encore, je me suis senti heureux d'avoir vu émerger un de ces souvenirs qu'on a du mal à conserver longtemps.
(...)
DIVAGATIONS
p.219/120
(...)Oui, je parle de cette lumière qui miroite comme de l'eau répandue à la surface des choses. Une lumière crépusculaire, donc, nous enveloppait, lui, moi, ou ceux-là – disons que ceux-là désigne tout ce qui était enveloppé dans cette lumière crépusculaire_, enfin tout ce qui se trouvait aux alentours. Je ne sais pas si c'était réellement comme ça, mais c'est comme ça que je me le rappelle. Il se peut que ce ne soit pas vrai et néanmoins je me rappelle, et lui se rappelle aussi. Là, il se peut que lui, ce soit moi, ou quelqu'un de proche de moi. Mais il n'y a rien nulle part qui garantisse que je sois lui. A franchement parler, je ne sais pas trop qui est qui. Il m'est aussi arrivé d'être ceux-là. Autrement dit, chacun d'eux était moi, cela n'a rien d'impossible. Jusqu'à un certain point, ils n'avaient aucun rapport avec moi. (...)